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Abraham Bibago, L’étendard de la foi

Abraham Bibago, L’étendard de la foi

 

En relisant attentivement les dernières pages de conclusion de la thèse d’Allan Lazaroff sur Dérékh émouna de Bibago, mon attention a été attirée par une remarque qui m’avait précédemment échappé, à savoir que c’est la foi qu’Israël place en son Dieu qui lui garantit d’accéder au salut dans l’au-delà. Cette phrase du commentateur fait allusion à un sempiternel débat opposant Juifs et Chrétiens sur la place à accorder soit à la foi, soit aux œuvres.

 

 

Abraham Bibago, L’étendard de la foi

 

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Cette controverse remonte aux sources bibliques, notamment aux chapitre 15 et 17 du livre de la Genèse : l’exégèse juive maintient que Dieu ne s’est adressé au patriarche Abraham qu’après que celui-ci avait subi le rite de la circoncision, alors que l’église chrétienne maintient qu’il en fut autrement.  Pour elle, seule la foi sauve. Le verset s’intitule ainsi : il crut en Dieu et celui-ci le lui imputa en justice…

 

On suit ici une tendance initiée par Saint Paul, célèbre pour son antinomisme, c’es-à-dire son opposition à l’accomplissement des préceptes divins (mitswot) de la Torah. On se souvient de ces reproches adressés aux Galates auxquels l’Apôtre avait recommandé la circoncision du cœur et qui constate avec amertume que ses catéchumènes  sont retombés dans la chair (sic)… La thèse de l’antinomisme est bien connue : Jésus serait mort pour expier tous noc péchés et son sacrifice sonne le glas de l’époque de la loi.

 

Les communautés juives, restées fidèles à la Torah de Dieu ne l’entendaient pas de cette oreille, l’église de Jérusalem, par exemple, sous la direction de Jacques, frère de Jésus, ne suivait pas cette directive paulinienne. S’instaura un vaste débat entre la foi et les œuvres qui n’a toujours pas été réglé par les protagonistes.

 

Or, le fait que Bibago ait choisi ce terme, la foi (EMOUNAH) comme titre de son dernier ouvrage montre qu’il entendait transmettre un message aux générations suivantes et aussi apporter sa pierre à l’édifice du judaïsme rabbinique qui remettait, non pas l’église, mais bien les mitswot au centre du village. Il ne se contente pas de procéder par de simples affirmations de nature assertorique mais enrichit l’idée de foi en dépassant la définition maïmonidienne, par trop intellectualiste (chapitre 50 de la première partie du Guide des égarés) et en transformant cette notion éminemment théologique en une notion philosophique aussi valable que la vérité en tant que telle.

 

En suivant cette voie de la foi, Bibago a montré en quoi consistait son originalité n tant que philosophe juif d’une péninsule ibérique qui s’apprêtait à jeter tout un peuple sur les routes de l’exil… Mais pour accomplir cette restructuration philosophique, Bibago a su reprendre des idées de provenance diverse : Maimonide, Ibn Rushd, Crescas, sans oublier Moïse de Narbonne. Ce qui fait de lui non pas un simple doxographe mais un esprit novateur sachant intégrer à sa propre pensée ce qui vient d’ailleurs.

 

Je rappelle que nous sommes à peu d’années de l’expulsion, et Bibago qui n’est pas prophète, œuvre à son opus magnus , cet ultime livre qui est dédié à la foi… Pourquoi ? Probablement pour répondre aux critiques et aux attaques des théologiens chrétiens contemporains qui exaltaient  leur foi en le Christ et critiquaient âprement la pratique religieuse juive. Je rappellerai ici une métaphore attribuée par le Talmud à rabbi Akiba, contemporain des persécutions d’Hadrien… De même, dit-il, qu’un poisson ne saurait vivre hors de l’eau, ainsi Israël ne pourrait pas subsister sans les mitswot de la Torah. C’est dire combien la pratique des mitswot est cruciale dans le judaïsme rabbinique.

 

C’est dans cette controverse pluriséculaire avec un christianisme intolérant et une église triomphante qu’il faut situer l’entreprise de Bibago lequel savait le latin et cite au moins une fois un passage tiré de la Préparation évangélique d’Eusèbe de Césarée… Les polémistes chrétiens arguaient que leurs vis-à-vis juifs en étaient restés au sens littéral, charnel, comme dans la formule latine, sensus judaicus, sensus carnalis (le sens juif est le sens charnel). Bibago veut s’en prendre à cette injuste accusation. Les juifs sont eux aussi capables d’interpréter spirituellement les Écritures mais chez eux il y a une solidarité entre le sens littéral, obvie, et le sens allégorique, spirituel. Or, les chrétiens pratiquaient l’exégèse non-littérale afin de vider la Bible hébraïque de tout contenu positif. Comme je le notais plus haut, à leurs yeux, la Loi était une survivance du passé, un passé révolu.

 

Pour les juifs, depuis rabbi Akiba jusqu’à Moses Mendelssohn, ce qu’une révélation a dicté seule une autre révélation peut le frapper de caducité. C’est ainsi que Mendelssohn a répondu à ses détracteurs lors de l’affaire l’opposant à Johann Kaspar Lavater, diacre zurichois, traducteur d’une partie de la Palingénésie philosophique du Genevoix Charles Bonnet. Lavater se croyait encore au Moyen Age où il suffisait de prendre les juifs publiquement à partie pour qu’ils soient saisis de terreur et de tremblements. Adroitement et courtoisement, Mendelssohn a su réagir comme il fallait.

 

C’est sur cet arrière-plan doctrinal judéo-chrétien qu’il faut assigner à La voie de la foi de Bibago une place dans la pensée philosophique juive. En appelant en renfort tant de penseurs, notamment non-juifs, Bibago s’adresse à la fois pro domo et ad extra. Je ne suis pas personnellement convaincu par son argumentaire en faveur de la foi, mais c’est une tentative parmi d’autres.

 

Il reste néanmoins intéressant de voir à travers cette œuvre  l’état d’avancement de la philosophie juive en cette veille de 1492, date fatidique où le judaïsme ibérique avait rendez vous avec son destin. Des auteurs comme Bibago mais aussi comme Eliya Delmedigo (co) ont fourni des livres sans se douter le moins du monde qu’ils étaient les derniers ou les avant-derniers. Il y aura tant de pages blanches à cause de cette signée à blanc ; certes, l’empire ottoman sut accueillir chez lui les survivants de ce déracinement cruel. Une ville comme Izmir se mua en nouveau centre culturel juif, là où l’un de mes ancêtres du côté maternel rabbi Moshé Elmosnino (XVIe siècle) a servi sa communauté durant de longues années.

 

Le siècle des Lumières allait permettre aux Lumières de Cordoue de rejoindre les Lumières de Berlin. Et Bibago y a sa place.

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