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Joël Chandelier, D’Alaric à Léonard (400-1450). L’Occident médiéval. Belin

Joël Chandelier, D’Alaric à Léonard (400-1450). L’Occident médiéval. Belin

 

Voici un livre splendide, un beau livre, qui préconise une approche fine et intelligente d’une problématique dont peu de gens sont conscients, à savoir, que signifie vraiment l’expression Moyen-Âge et son épithète dérivée, médiéval. De nombreux lecteurs confondent allègrement médiéval et moyenâgeux… Et cela est éminemment regrettable car le Moyen Âge, pris globalement, c’est-à-dire couvrant tout l’espace -temps requis, est d’une infinie richesse, en dépit de son esprit parfois timoré, de son inféodation à la religion chrétienne, véritable culte solidement établi dans tout ce qui se rattache à l’Europe et à sa culture. Donc aussi à sa religion.

Joël Chandelier, D’Alaric à Léonard (400-1450). L’Occident médiéval. Belin

 

 

On cherche aujourd’hui encore une méthode irréfragable pour définir temporellement et géographiquement cette notion de milieu dans le temps, cette césure dans un espace historique déterminé. Moyen par rapport à quoi ? L’époque précédente ? mais ne provient -elle pas, elle aussi, de ce Moyen Âge qui lui a donné naissance ? Et quand bien même aurait-on trouvé la date de naissance, les débuts et les origines de espace-temps médiéval, comment définir la date à laquelle il prend fin. J’y reviendrai.

 

Les autres cultures religieuses, étant entendu que c’est la religion qui est la genèse, la matrice du politique, à savoir le judaïsme et l’islam, ne connaissent pas ce même découpage dans un tissu temporel linéaire. En fait, il me semble que c’est la mutation de l’esprit, son indépendance et sa conquête de la liberté de conscience qui a justifié qu’on ait quitté le Moyen Age pour aborder le Renaissance et ensuite le grande modernité avec pour point d’orgue le siècle des Lumières. Ici aussi se pose la question du terminus ad quem. A quel moment, à partir de quel instant les esprits pouvaient se croire éclairés par rapport aux temps précédents ? Toutes ces questions essentielles pour la définition de la notion de Moyen Âge sont abordées dans la lumineuse introduction de l’auteur de ce beau livre.

 

S’il est difficile d’aborder le point de départ du Moyen Âge, c’est-à-dire de déterminer avec certitude quand apparaissent les premières lueurs de l’aube culturelle, distinctes de celles de l’Antiquité, il est moins malaisé de statuer sur la fin. Mais même le Moyen Âge connait en son propre sein, des subdivisions internes : bas Moyen Âge, Moyen Âge tardif comme l’Antiquité tardive, Moyen Âge central, etc… Toutes ces nuances ne sont pas artificielles, car on parle aussi, parfois, de l’hellénisme tardif, de l’âge d’or judéo-arabe, etc… Et on parle aussi de déclin ou de décadence  affectant telle période historique ou telle autre. Mais chaque fois, c’est l’esprit qui se veut le facteur déterminant. Quand, vers la fin du XVIIIe siècle, Kant est prié de s’expliquer sur la question de l’Aufklärung (siècle des Lumières), aux côtés de Mendelssohn , de Wieland et de quelques autres, il souligne l’audace de penser par soi-même, de n’être retenu bi dterminé par rien dans la recherche de la vérité. A la question de savoir jusqu’où peut aller cet esprit d’investigation, Wieland répond avec humour : on va jusqu’à l’endroit où le monde est coulé avec des planches.  (wo die Welt mit Brettern zugeqchlagen ist). Ce qui signifie que rien ne saurait réduire la capacité de penser ou de mener des investigations.

 

Je pense donc que le Moyen Âge s’arrête quand l’esprit devient libre de ses pensées et qu’il a rompu les liens qui le soumettaient à l’église, donc aux dogmes religieux. Il peut heurter les vérités consacrées, ce qui peut mettre en péril la solidité des institutions sociales existantes.

 

Mais il ne faut pas raisonner comme si l’Europe, ce continent appelé à dominer le reste du monde habité, était unifié au plan religieux. Certes, il n’y avait pas encore d’islam constitué dans cet espace, mais il y subsistait des minorités juives, fidèles à leurs traditions religieuses. Et pour ces juifs précisément, le Moyen Âge ne commence pas au même moment de l’Histoire, ni ne s’achève au même endroit. On a tendance à dire que le Moyen Âge s’achève pour les juifs au moment où les révolutionnaires leur accordent les mêmes droits civiques qu’aux autres citoyens. C’est-à-dire un Moyen Âge anormalement long puisque il s’achève  peu avant 1800. C’est le phénomène des Lumières, en hébreu la Haskala dont le cœur battant était Moses Mendelssohn (1729-1786) et son entourage de maskilim (adeptes des Lumières). Mais même dans ce cas précis, c’est la vision du monde (Weltanschauung) qui est le facteur déterminant. Le rapport à la religion, au sacré, à la vie en général, n’est plus le même, tout a changé.

 

Le facteur discriminant, le seul à prouver qu’on a changé d’époque n’est autre que l’esprit. Et c’est là qu’intervient la distinction entre médiéval (noble, élevé, intéressant) et moyenâgeux (sombre, alambiqué, incompréhensible, rétrograde, illogique, incompréhensible, arbitraire, etc…) ; Karl Jaspers a parlé  d’un temps décisif, d’un temps-pivot, axial au cours duquel, le temps change et l’esprit aussi. On ne voit plus le monde ni les choses de la même façon. Libérés de la pesante tutelle ecclésiastique qui régentait les esprits et monopolisait les études et la formation intellectuelle, l’homme qui est en possession d’un intellect autonome pense par lui-même. Ce tournant, cette révolution copernicienne des idées est appelée, le temps axial, Achsenzeit. C’est un tournant qui s’effectue lorsque la scolastique n’est plus le mode de pensée générale. Je pense que c’est bien cela qui marque l’avènement de la Renaissance qui, ne l’oublions pas, est née dans le Moyen Age, au terme d’un long processus  de maturation et de sédimentation.

 

Il faut dire un mot de l’humanisme et de la Réforme qui marquent tous deux  une étape importante dans l’histoire intellectuelle de l’Europe. La scolastique médiévale a su générer un esprit auto-correcteur, elle n’a pas étouffé dans l’œuf toute tentative de penser autrement, en dehors des sentiers battus. Elle a su se régénérer. Cette démarche lui a donné un second souffle, le temps de reprendre sa respiration et de prolonger d’un demi millénaire l’hégémonie intellectuelle du continent.

 

Le présent ouvrage nous propose deux bornes chronologique entre 400 et 1450, et justifie largement les raisons de ce choix. Un bon millénaire pour passer d’une époque à une autre, me paraît raisonnable. Moi j’aurais ajouté quelques décennies pour aboutir à 1492, date de l’expulsion des Juifs d’Espagne, de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb et de la conquête du califat de Grenade, la dernière tête de pont arabo-musulmane en terre d’Europe. A cela s’ajoutent aussi les grandes découvertes qui vont faire de l’Europe, l’hyperpuissance du monde connu durant plus d’un millénaire.

 

Pour définir la notion même d’Occident, cité en titre de cet ouvrage, je propose de suivre un chemin détourné ; je propose de dire ce que ce terme évoque dans la langue arabe et la conscience islamique. Occident se dit en arabe Al-Gharb, l’ouest et équivaut parfaitement à la chrétienté. On retrouve cet adjectif dans l’expression démocratie occidentale (Al-Demokratiya al-gharbiya. L’Occident est donc chrétien ou si l’on veut, judéo-chrétien. C’est le christianisme qui a géré la transition de l’empire romain à l’Europe chrétienne. Le christianisme par sa richesse et sa fécondité a su capter l’héritage judaïque antique et imprimer à la culture européenne une puisse incomparable. On peut continuer à se demander comment la rusticité a vaincu l’éloquence, comment une petite secte judéenne à l’origine a réussi à phagocyter tout un empire et en devenir l’héritière. La Bible et son Décalogue constituent le loi fondamentale de l’Europe, sa constitution spirituelle…

 

Quels sont les autres maîtres spirituels de l’Europe ?

 

Il y a quelques années, à la suite de la parution d’un ouvrage contestant le rôle des Arabes dans la transmission des savoirs à l’Occident chrétien, on a assisté à une violente polémique assumant un autre canal théorique, le Mont Saint-Michel. Un ouvrage parut sur ce sujet âprement débttu intitulé Les Grecs, les Arabes et nous…

 

Mais ce qui m’intéresse ici, à la lumière du présent ouvrage, n’est autre que la question suivante : comment s’explique l’hégémonie  de l’Occident, donc de l’Europe chrétienne ? Selon moi, c’est la confrontation entre deux types de connaissance : les Écritures s’appuyant sur la Révélation dont elles tirent leur légitimité et leur caractère sacré, et la spéculation philosophique qui s’appuyait sur l’Organon d’Aristote. C’est donc l’opposition si féconde entre la Révélation et la Raison. C’est ainsi que naquit la scolastique médiévale, un terme central dont je déplore l’absence dans cette introduction dont le caractère lumineux n’est pas remis en cause…

 

Il y eut aussi ce processus de sécularisation qui a joué un rôle fondamental dans l’émergence des valeurs humanistes de l’Europe. La Shoah est la conséquence tragique au plus haut point du dévoiement de cette idée. Si l’Europe ne s’était pas déchristianisée, les choses se seraient passées autrement.

 

Il est vrai que les textes de l’hellénisme furent mis à la portée des savants musulmans du début du Moyen Âge grâce aux traductions de moines nestoriens qui les avaient traduits en langue arabe. De là on est passé à l’hébreu et au latin. La scolastique latine et hébraïque s’est donc formée au contact de cette tension polaire entre deux sources de la connaissance. La tradition religieuse a changé de nature, puisqu’elle réservait à la spéculation philosophique et à la logique en général, un rôle ancillaire. La raison jouait le rôle de servante des Écritures. En se livrant à cette confrontation entre deux types de savoir et de connaissance, l’Église assurait les fondements d’une culture chrétienne. Et celle-ci alla en se renforçant jusqu’a une date récente. Mais même si le christianisme venait à s’affaiblir, voire à disparaitre, cela ne sonnerait pas le glas de la chrétienté en tant qu’imprégantion culturelle du continent.

 

Dans cette affaire de décollage soutenu de l’Occident, le christianisme a joué un rôle de premier plan. Contrairement à d’autres cultures orientales, notamment en Orient et en Afrique, il s’est avéré comme un levain extraordinaire. Spécialiste mondialement connu de l’islam, Bernard Lewis s’est posé la question en tentant d’expliquer les causes de la stagnation ou de la décadence du monde arabo-musulmane. Qu’est-ce qui a mal marché ? Qu’sct ce qui a dysfonctionné, se demande-t-il dans un petit recueil éponyme (What went wrong ?) La réponse semble claire : l’islam a agi comme une chape de plomb dans cette civilisation qui s’est même demandée dans le zone ottomane si les armées musulmanes, pourtant repoussées et vaincues, avaient le droit de se mettre à l’école des armées occidentales qui croyaient en une religion qui ne prônait pas vraiment l’unicité divine en raison de la foi en la sainte Trinité… C’était soumettre le progrès techniques mais aussi militaire à  l’arbitrage et à l’expertise  d’éléments  extérieurs et incompétents dans ces domaines.

 

Il n’y a pas que les Lumières du XVIIIe siècle, il y eut aussi les Lumières médiévales : d’abord on eut les Lumières de Cordoue et ensuite les Lumières de Berlin. Du XIIIe au XVIIIe siècle il y a une continuité. On se souvient de l’excellent livre du grand médiéviste français, Etienne Gilson et ses Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Âge (AHDLMA). Tout bon médiéviste qui se respecte et veut faire partie de cette noble corporation y a publié des analyses doctrinales ou édité un manuscrit de cette époque… C’est notre cas à tous, y compris l’auteur de ces quelques lignes. Gilson nous a laissé son Esprit de la philosophie médiévale. On y assiste au mélange de plusieurs héritages intellectuels, arabe, latin et hébraïque.

 

C’est le Moyen Âge qui a donné naissance aux pères spirituels de notre Europe moderne : Thomas d’Aquin, Albert le Grand, Averroès et Maimonide, pour n’en citer que les plus connus et les mieux étudiés. L’enjeu de ces rapprochements entre la foi et la raison ont encore de l’importance pour les penseurs d’aujourd’hui. Le Moyen Âge n’était donc pas une terra incognita

 

Dans ce domaine si sensible du rapprochement entre les philosophies grecques et les documents monothéistes présentés comme révélés, le Moyen Âge a joué un rôle de pionnier. Y compris chez les musulmans éclairés de l’époque, au point qu’on peut voir dans le médecin-philosophe andalou Abou Bakr ibn Tufayl, le représentant d’un islam libéral, si toutefois, ce terme est utilisable dans ce contexte. Son Epître du Hayy ibn Yaqzan où un solitaire découvre le monde et les secrets de son mouvement grâce à ses simples facultés intellectuelles et à son don de l’observation. Il n’a donc pas besoin d’une Révélation pour lui enseigner les mystères de la création. Nous tenons la toute première critique européenne de la notion de révélation et de tradition religieuse. Notre homme a vécu au XIIe siècle et a disparu en 1185. Pour mémoire, c’est cet amoureux de la sagesse pure de toute attache religieuse qui avait présente son jeune protégé, Averroès, au calife.

 

J’ai l’impression de faire long. Il me faut donc non plus réduire mais conclure. En dépit de la fluidité terminologique de l’expression Moyen Âge et de l’imprécision pesant sur sa chronologie (où commence t -il et où finit il ?), nous constatons que cette période a joué un grand rôle dans la transmission et la constitution du savoir en Occident. Au tout début, c’est l’église qui avait le premier et le dernier mot puisque tous les manuscrits existants se trouvaient être en sa possession. Ensuite, du sein même de cette église émanèrent des esprits qui lui adressèrent un questionnement systématique et approfondi. On récusa alors entièrement la formule en cours entre maitres et disciples, la célèbre formule (magister dixit) : le maître a dit… Ou comme le dit Goethe dans le prologue de son Faust : Auf des Meisters Wort schwörn : jurer sur la parole du maître).

 

Ce beau livre a une présentation splendide d’images. Je n’ai jamais vu autant de reproductions d’objets anciens et de manuscrits enluminés, dont un en hébreu dont le titre est meousharim (nous sommes heureux)…

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