Maimonide et le commentaire spirituel des Écritures
Moïse Maimonide, de son patronyme arabe Moussa ben Maimoun al-israeli al-kordobi, naquit à Cordoue en 1138 et mourut en 1204 en Égypte où il s’était réfugié après des accusations de conversion sous le régime fanatique des Almohades. C’était un penseur qui entendait apprécier l’être humain dans sa globalité, le prendre comme un tout insécable, tout en concevant son anthropologie de manière particulière : une division hermétique entre les masses incultes, d’une part et les rares élites, d’autre part. Mais il était lui-même médecin, notamment du sultan lui-même et de la sultane validée (la reine-mère). Philosophe, théologien, historien des religions et notamment bon connaisseur de la langue arabe dans laquelle il a rédigé son Guide des égarés, mais avec des caractères hébraïques, il a tenté de rapprocher le contenu positif du judaïsme rabbinique de l’aristotélisme de son temps. Mais on s’est posé la question de savoir si cette opposition entre les masses et les élites n’entraînait pas une dualité de sa pensée. Ce qui aurait alors compromis sa diffusion et son acceptation par l’ensemble de la population.
Maimonide et le commentaire spirituel des Écritures
La question avait été posée par Léo Strauss dans son ouvrage Philosophie und Gesetz (1935) et par Georges Vajda dans les Cahiers de civilisation médiévale (1969). En fait, Maimonide déconseille aux incultes de se plonger dans des ouvrages de philosophie, faute de préparation suffisante, ils devaient donc se contenter d’obéir et de respecter l’orthopraxie… De nos jours cela n’est pas satisfaisant mais jadis, cela ne posait pas de problème puisque l’instruction n’était pas le bien commun de tous.
Maimonide a passé son adolescence et sa jeunesse en Occident musulman mais a dû émigrer en Égypte en raison des menaces de conversion forcée pesant sur lui et sa famille. D’ailleurs, tout comme son père le juge rabbinique Maimoun, il allait rédiger une épître de la consolation à l’intention de ses frères d’infortune au Yémen. Ce qui ne l’avait pas empêché de suivre les cours de médecine à la faculté de Fes Mais c’est un drame familial qui détourna longuement le jeune Maimonide de ses chères études : son jeune frère David qui faisait vivre toute la famille en pratiquant le commerce de pierres précieuses fit naufrage dans l’océan indien, laissant derrière lui une veuve et une petite orpheline, sans même parler des sommes d’argent que des commerçants lui avaient confiées pour leurs affaires. Maimonide dut reprenne sa pratique médicale afin d’éponger les dettes et de subvenir aux besoins de sa belle-sœur et de sa jeune nièce. Il se plaint, dans une lettre à son traducteur le Tibbonide, de la longueur de ses journées harassantes, le dissuadant de lui rendre visite car il ne pourrait pas lui consacrer le temps nécessaire à des discussions philosophiques approfondies.
Comme on le voit en parcourant ce Traité des poisons qu’on va lire, Maimonide procède comme un médecin expérimental qui se fonde sur le savoir médical et sur le savoir acquis directement sur la matière première.
Et cette approche scientifique apparait aussi dans sa praxis philosophique. Ce savant est entré dans l’histoire de la philosophie et des idées en tentant, comme on l’a dit, de mettre face à face la Révélation et la Raison. Ce qui repose la sempiternelle question : tenait il plus pour la philosophie que pour la religion, plus pour la spéculation ou pour la tradition religieuse avec ses interdits et ses commandements ?
Force est de constater que l’auteur ne se livre pas vraiment et qu’il occulte même souvent sa pensée profonde. Voici quelques exemples : croyait-il en l’adventicité de l’univers ou en son éternité ? Croyait il vraiment aux miracles ? Que dire de sa définition de la foi au chapitre 50 de la première partie du Guide ? Avait il le droit de rationaliser ou de naturaliser le phénomène prophétique ? Qui privilégier, le prophète ou le philosophe ? Quel est l’idéal humain suprême ? Comment fonctionne la science divine ? Et la providence, était elle individuelle ou collective ?
Pour le judaïsme, il s’agit d’un bonheur politique et terrestre, pour le philosophe que fut Maimonide, c’était la nostalgie de l’éternité et non la recherche du bonheur sur cette terre. On le voit, Maimonide, dans son Guide des égarés interprète le judaïsme philosophiquement bien plus qu’il ne l décrit tel qu’il était historiquement. C’est pourquoi j’insiste une nouvelle fois sur l’aspect sociologique de la pensée de l’auteur : contrairement à la Bible qui parle du patrimoine de la tribu de Jacob (morasha qehillat Ya’akov), donc de tous sans exception aucune, Maimonide divise soigneusement l’humanité en deux camps, ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ni ne sauront un jour. Ils atteignent le sommet de leur vocation sur cette terre, en appliquant à la lettres les commandements. Ce point, soit dit en passant, séparera la pensée maïmonidienne de l’apport kabbalistique futur qui ne pèche pas par un intellectualisme foncier… Et cette attitude plus populiste accordera à la kabbale un avantage considérable puisqu’elle aura une avance considérable par rapport à leurs rivaux du camp philosophique. La mystique a gagné la bataille autour du livre de prière…
On omet souvent de regarder de près la motivation socio-politique des préceptes par Maimonide dans la seconde partie de son Guide des égarés. En agissant de la sorte, Maimonide s’aventure sur un terrain que même la littérature talmudique avait soigneusement contourné, se contentant de quelques observations qui ne vont pas très loin. Exemple : pourquoi ne faisons-nous pas telle ou telle action ? Parce qu’il est interdit de la faire… Je crois que cette retenue s’explique par la crainte de voir ceux qui savent le pourquoi de tel commandement, s’affranchir de son accomplissement. Il fallait maintenir vivant le contenu positif du judaïsme. Contre l’abstraction, la spiritualisation, voire la vaporisation de la loi de Moïse. Toutes choses qui assailliront le judaïsme dans l’aire culturelle allemande au cours de tout le XIXe siècle.
La génération suivante qui naquit à partir de 1300 a tenté avec des fortunes diverses de tirer Maimonide vers elle en lui prêtant des idées averroïstes, alors que l’auteur ne voulait pas se déclarer publiquement afin d’échapper à l’accusation d’hérésie, voire d’hétérodoxie. C’est un point de vue de vue dont il faut tenir compte : Les trois premiers commentateurs du Guide se sont affranchis des règles de prudence exigées par le Guide lui-même ; ill s’agit de Joseph ibn Caspi, Moïse de Narbonne et Shemtov ibn Falakéra. Ces trois penseurs étaient, à des degrés divers, des averroïstes patentés et ils influencèrent fortement l’interprétation de Maimonide au Moyen Âge. Au grand dam d’un conservateur nommé Isaac Abrabanel
Pour développer une philosophie juive, il faut pratiquer une exégèse biblique qui tente de retrouver dans les Écritures les grands systèmes philosophiques. Par exemple les quatre éléments fondamentaux des êtres existants (la terre, l’eau, l’air, le feu) dans le récit de la création. Il faut aussi remplacer la présence immédiate de Dieu dans le cœur du croyant par un concept divin qui dévitalise la proximité au divin, si chère aux yeux des hommes animés d’une religiosité palpable.
Il faut signaler une premier point : contrairement à tous ses prédécesseurs qui axaient leur activité philosophique autour de l’exégèse, Maimonide se concentre sur les développements des idées et ne cherche qu’ensuite des versets bibliques pour fonder en religion ses idées. On passe donc de la thèse à l’exégèse et non de l’exégèse à la thèse… Un exemple : Abraham ibn Ezra, grand commentateur biblique entreprend de commenter les Écritures et se contente de disséminer ses thèses philosophiques dans ses travaux d’exégèse… Or Maimonide commence, lui, par la réinterprétation rationnelle de cinname chapitres de la première partie du Guide, dans lesquels il a à cœur d’éloigner de la divinité toute idée de corporéité. Il subordonne l’exégèse biblique à la thèse philosophique, en l’occurrence faire de Dieu un concept divin pur de toute idée de corporéité. Je signale, cependant, que la Bible est sursaturée d’expressions induisant, à première vue, la corporéité. Cette attitude maïmonidienne sera fortement critiquée par son adversaire proto-kabbalistique rabbi Abraham ben David (RAbaD) ; je connais, dit il, des penseurs plus éminentes que l’auteur du Guide qui admettent en leur créance la corporéité divine… C’est dire !
Ce n’est donc pas le fruit du hasard si Maimonide couronne ces cinquante chapitres de l’interprétation des homonymes par un chapitre contenant son idée de la foi, de la croyance en Dieu. Plus tard, Isaac Abrabanel critiquera lui aussi cette conception philosophique de la foi, arguant qu’il ne s’agit plus ici que d’un philosophème. On ne parle plus de la même chose…
Dès son introduction qui se veut éclairante, l’auteur avait procédé à deux séries d’équivalence qui montrent bien d’où il parle, évidemment d’un point de vue philosophique : ce que la Bible nomme l’œuvre du commencement (ma’assé béréshit) n’est autre que ce que désigne Aristote par le terme physique, et les visions dont parle la littérature prophétique (ma’assé merkaba) renvoient à ce qu’Aristote nomme la métaphysique. Et ainsi la boucle est bouclée.
L’œuvre de Maimonide a consisté à transformer plus ou moins habilement des théologoumènes en philosophèmes. C’est une transmutation des valeurs juives ou vétérotestamentaires que Maimonide entreprend et qui va susciter une véritable levée de boucliers : l’apparition de l’exégèse kabbalistique qui s’opposera pendant plusieurs siècles au maimonidisme et à ses idéaux spéculatifs. Cela se sent nettement dans l’approche maïmonidienne des miracles. Les adopter tels quels est chose impossible car cela induirait un changement dans la sphère de l’intellect divin. En effet, comment admettre que Dieu consent à transformer ce qu’il a institué (les lois de la nature) sans reconnaitre que quelque chose a pesé sur sa science et son essence. Il faut donc reprendre la question par un autre bout et admettre que ces changements avaient été préprogrammés depuis les six jours de la création… C’est à peu près ce que dit le midrash pour masquer le débat philosophique autour des miracles.
Restent encore deux sujets qui occupent une place centrale dans la noétique maïmonidienne : la science divine et son corollaire, la procidence. Nous partons du principe de de l’Un a procédé le multiple. On ne peut pas passer sans transition de l’unité absolue (Dieu) à la diversité, à la multiplicité (le monde). Il faut un chainon intermédiaire, un rôle qui sera joué par divers intellects ou intelligences comiques qui, par ordre ontologique décroissant aboutissent à notre monde régi par une multiplicité infinie.
Mais voila la science divine est éternelle, elle est immuable, il faut donc admettre que le dessein divin ne connait pas de mutation, ce qui induit que le monde a existé de tout temps et n’est pas né à un moment donné. Donc pas d’adventicité de l’univers. La thèse créationniste est indéfendable. Mais voila la Bible semble enseigner le contraire, et conscient de cela, Maimonide se livre à des contorsions exégétiques de haute voltige.
Comment fonctionne la science divine ? Sujet épineux ; en s’auto intelligeant Dieu intellige tous les êtres existants selon leur nature ou forme la plus noble, ce qui nous conduit vers une connaissance limitée aux ensembles, et aux groupes et non point aux individus, au motif que les particuliers changent et que la sciène divine est immuable… Elle ne change pas au gré des mutations qui affectent les choses de notre monde.
L’édifice philosophique de Maimonide butte en quelque sorte contre ses limites, notamment dans son exégèse du livre de Job qui s’interprète comme une dissertation sur la providence et la justice divines. C’est tout le problème de la théodicée si chère à Leibniz qui a été précédé par tant d’exégètes du Moyen Âge et de la Renaissance. Maïmonide opte pour une cote mal taillée en arguant que Job était certes un homme de bien mais pas du tout un philosophe instruit des mystères de l’univers. Il n’aurait pas bien compris les aléas pesant sur notre monde et notre nature de mortels. L’existence est jalonnée d’épreuves plus ou moins graves. Le philosophe le sait et hésite avant de s’en prendre à l’ordre naturel des choses. Mais il est vrai que le cas de Job est unique en son genre puisqu’on n’omet pas d’insister sur sa rectitude morale. Cependant, à aucun moment on ne lui prête des connaissances philosophiques. C’est ce que voulait dire Maimonide, quand on le lit à tête reposée et sans idées préconçues.
Au fond, en me relisant je me rends compte d’une affinité élective entre Maimonide et Rosenzweig même si l’auteur de l’Etoile de la rédemption optait plus pour le poète Juda Ha-Lévi ; comme son illustre prédécesseur médiéval, Rosenzweig recommandait le Nouveau Penser, c’est-à-dire l’instillation d’un peu de théologie dans la philosophie…
En étant un soignant, un sage soucieux d’alléger la souffrance de ses congénères, Maimonide n’a pas voulu se consacrer exclusivement aux affaires métaphysiques. En s’intéressant au traitement des hémorroïdes et en développant ici l’antidote aux poisons, il a montré qu’il ne désintéressait pas des affaires de ce bas monde. Nous retiendrons de lui, dans ce domaine précis, qu’il a légitimé le recours à la médecine et sacralisé l’œuvre des médecins. Il a habilement interprété le passage talmudique semblant comporter une certaine défiance à l’encontre de l’art médical et de ses pratiquants ; il s’agissait de libérer la médecine du double soupçon de la superstition et de la magie, si proches de l’incroyance et de l’hérésie..
En conclusion, si j’ose dire car nul ne peut conclure l’interprétation de Maimonide qui dure depuis plus de huit cents ans), il faut être prudent quand on veut donner une image générale de la noétique maïmonidienne…
Maurice-Ruben HAYOUN
Professeur à l’Uni de Genève