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Ismail Kadaré, Disputes au sommet.Investigations. Fayard.

Ismail Kadaré, Disputes au sommet.Investigations. Fayard.

 

Derrière ce titre un peu énigmatique se cache un fait historique, ou en tout cas, un fait qu’on nous présente comme tel : un beau matin de juin le 23  de n’année 1934 plus exactement, Staline aurait pris son téléphone pour parler avec Boris Pasternak, l’auteur du beau roman Le docteur Jivago. Que le tyran sanguinaire communiste ressente le besoin de parler directement avec le grand poète et homme de lettres ne laisse pas indifférent, ce qui explique qu’après moins d’une centaine de pages, tout le reste du livre de Kadaré est consacré aux différentes versions qu’on nous donne de ce bref échange téléphonique, lequel n’a pas duré plus de trois minutes.

Ismail Kadaré, Disputes au sommet.Investigations. Fayard.

 .La version la plus répandue de cet échange commence par une phrase d’introduction, de la bouche du secrétaire particulier de Staline : le camarde Staline veut vous parler… Ensuite Staline demande à Pasternak ce qu’il pense de Ossip Mandestam, qui venait d’être  arrêté et placé en détention. Que pensez vous, lui demande t il , de Mandelstam ? Et là les choses se compliquent ; Pasternak bredouille qu’il ne connait pas très bien son collègue et qu’en état de cause :nous sommes, dit il, différents.. Sur quoi, Staline s’énerve et traite son interlocuteur de très mauvais  camarade avant de raccrocher sèchement. Tel est le fond, the gist, de l’échange. Viennent ensuite les analyses, les commentaires, les rajouts, etc… Mais l’ossature demeure que le 23 juin 1934, Staline veut parler avec Pasternak. Mais pourquoi faire ? Avait-il besoin de l’aval d’un collègue de Ossip Mandelstam pour lui réserver le triste sort qu’il comptait lui réserver ? L’homme de lettres était déjà retenu à la Loubianka et une autre réponse de Pasternak n’eût point compté, par ailleurs. Même si Pasternak avait plaidé la cause de son collègue déchu, cela n’aurait rien changé : on n’a jamais vu Staline revenir sur une décision prise par lui…

 

Mandelstam, issu d’une famille juive de Varsovie, a fréquenté les meilleures universités de son temps. Il était aussi le représentant de l’acméisme qui luttait contre le symbolisme germanique et jetait son dévolu sur le goût français… Mais ce n’est pas cela qui a causé sa perte, c’est la rédaction d’une épigramme d’une violence inouïe contre le petit père des peuples et son entourage. Ce texte, qui ne fut publié intégralement qu’au début des années soixante, fut qualifié par Pasternak de suicide politique. Et il n’avait pas tort puisque Mandelstam fut transféré dans un camp au régime très sévère où il mourut suite à de nombreuses privations et au manque de soins…

 

Voici un extrait de cette épigramme que Staline n’a pas pu supporter tant elle le tournait en ridicule.

 

 Nous vivons sans sentir sous nos pieds le pays,
Nos paroles à dix pas ne sont même plus ouïes,
Et là où s’engage un début d’entretien, —
Là on se rappelle le montagnard du Kremlin.

Ses gros doigts sont gras comme des vers,
Ses mots comme des quintaux lourds sont précis.
Ses moustaches narguent comme des cafards,
Et tout le haut de ses bottes luit.

Il n’y a que lui qui désigne et punit.
Traduction d'Élisabeth Mouradian et Serge Venturini

 

On rapporte aussi que Mandelstam aurait récité cette épigramme à l’oreille de Pasternak qui fut saisi d’effroi en en percevant la teneur. Il fit jurer par son  collègue que leur rencontre sur ce thème n’avait jamais eu lieu, qu’il n’avait rient entendu, ajoutant que des choses horribles se passaient, que des gens désappariaient sans laisser de trace, que les murs ont des oreilles et les pavés aussi… Bref, on comprend mieux à présent la panique de Pasternak en recevant ce coup de fil de Staline qui lui demande quelle est son opinion sur Mandelstam…

 

Dans la première partie de ce livre , l’auteur, Ismail Kadaré  décrit les relations qui existent entre les auteurs et leurs éditeurs dans des pays communistes où la moindre pensée ou expression déviationniste vous prive des honneurs de l’impression. Jusqu’à la dernière minute, on ignore l’interprétation du discours du décideur ; s’il vous fixe droit dans les yeux, s’il fait de contorsions avec son corps, s’il vous parle ne feuilletant votre manuscrit ; Mais un jour, si vous avez de la chance, vous êtes appelé à venir quérir le premier exemplaire de votre ouvrage. Car, au-dessus de l’éditeur,  il y a d’autres décideurs qui ont la haute main sur la question… Rien n’est jamais acquis et on ne saura jamais qui a permis ou a interdit votre ouvrage. Bref, on comprend mieux que le sous-titre de ce livre soit : Investigations…

 

Zn effet, c’est à une véritable enquête de police que se livrent les témoins, officiels ou officieux, pour déterminer laquelle des treize ( !) versions est la bonne, et la plus authentique. Et en tout  premier lieu, ce coup de fil a-t-il vraiment existé ? Il semble que les témoins n’avaient aucun intérêt à créer une fiction, d’autant plus qu’ils ne se seraient pas couverts de gloire… Mais un doute demeure quant à la demande de Staline : cherchait-il quelqu’un pour lui expliquer qu’il fallait faire preuve de mansuétude ? Cherchait-il à radoucir la sanction qui va être terrible et mener à la mort du prévenu dans d’atroces souffrances.

 

Il reste la réputation de Mandelstam qui était considéré de son temps comme l’un des meilleurs poètes de langue russe ? Staline aurait il eu à tenir compte de la célébrité de l’homme de lettres ? Non point, il n’a pas hésité à envoyer devant le peloton d’exécution ses meilleurs généraux, auréoles de gloire et des palmes militaires ? Or, ces derniers étaient à la tête de millions d’hommes armés et pourtant cette menace n’a pas fait reculer Staline. Son nom seul inspirait la terreur et on comprend les balbutiements de Pasternak qui s’est abstenu de défendre son ami. Je me souviens d’un livre où l’on expliquait que les dignitaires qui avaient découvert le corps sans vie du dictateur le redoutaient même mort,  alors qu’il ne pouvait plus leur nuire… C’est dire combien le régime de terreur pesait sur ll’’URSS. Le montagnard du Kremlin n’était pas réputé pour sa douceur…

 

Impossible, dans le cadre d’un simple compte-rendu, de passer en revue le contenu de toutes ces versions venues jusqu’à nous. Mais rarement une simple communication téléphonique d’à peine trois-quatre minutes a tant retenu l’attention. Il est vrai qu’il s’agissait de l’entrée en scène de deux géants. Après tout Pasternak a reçu le Prix Nobel de littérature, même si on l’a contraint d’y renoncer.

 

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