Jean-Christophe Cassard, 1180-1328. L’âge d’or capétien. Gallimard.
Voici une collection consacrée, je crois, à toute l’histoire de France et qui commence par le commencement. En l’occurrence, les premiers pas de la dynastie capétienne qui durera près de mille ans. On ne se représente pas aisément le passage de la féodalité à la royauté, la constitution en un État avec ses organismes fondés sur deux choses, la fiscalité et la guerre. Il faut des couches supérieures du pays, généralement désignées par la classe aristocratique et des masses laborieuses qui travaillent la terre pour nourrir les dirigeants, comme l’énonce clairement un poème médiéval cité par le préfacier de cet ouvrage si volumineux. En gros, on est passé de la suzeraineté à la souveraineté, du régime féodal au régime royal. Et cela n’a pas suffi, puisqu’un constitutionnel (Mirabeau) parlera, bien des siècles plus tard, en évoquant la France et ses habitants, d’un agrégat in constitué de peuples désunis. C’est dire combien l’émergence du royaume de France dans sa forme actuelle a mobilisé bien des énergies et consenti de très gros efforts.
Jean-Christophe Cassard, 1180-1328. L’âge d’or capétien. Gallimard.
On l’a dit et redit, cela traîne dans tous les manuels : en France, c’est l’État qui a formé la nation et non l’inverse. Et les deux piliers à l’œuvre dans cette approche fondatrice ne sont autres que l’aristocratie et l’église catholique, même si, au fil des siècles, le protestantisme, et dans une moindre mesure, le judaïsme, ont apporté leur modeste contribution. Ceci nous plonge dans les racines séculaires de la France. Il suffit de penser aux majestueuses cathédrales qui maillent le territoire royal et ensuite national ; c’est la France, fille aînée de l’église, qui affirme tous ses droits. On parle de l’Europe chrétienne, on identifie l’Occident avec le christianisme, comme le font aussi les auteurs arabes pour lesquels la démocratie occidentale est nécessairement d’origine chrétienne (al-gharb). Mais la réaffirmation des origines chrétiennes va poser problème puisque tant les monarques que les papes vont revendiquer le pouvoir suprême dans le continent. Comme on l’a vu dans d’autres contextes, rois et papes vont s’affronter pour la première place, avec des fortunes diverses.
Le présent ouvrage compte onze chapitres répartis sur près de 900 pages. En plus des généralités qu’il convient de mentionner pour situer le cadre historique, je choisis de me concentrer sur la scolastique, en gros sur l’histoire intellectuelle et religieuse. C’est une déformation professionnelle el qui m’oriente toujours vers l’histoire de la pensée et des idées ; comment la pensée européenne qui dispose d’une période médiévale si féconde et si fécondante, a-t-elle pu donner le ton en confrontant la pensée philosophique à la tradition religieuse. Comment s’est effectué cette confrontation pluriséculaire entre la Révélation et la Raison ? La réponse est que, plus qu ‘un continent, l’Europe est une culture qui a imprimé sa marque indélébile au reste du monde. Et au sein de cette Europe chrétienne ou judéo-chrétienne, la France a occupé une place à part, revendiquant pour ses monarques un développement spécifique.
Il faut rappeler que lorsque le roi Philippe II décide de changer de titulature en passant de roi des Francs à roi de France, il accomplit un geste fondateur dont il ne mesurait sûrement pas toute la portée. Il vient de créer un centre national, un noyau terrir oriel autour duquel vont s’agréger d’autres provinces tombées dans l’escarcelle du roi. Le pouvoir royal se trouve renforcé et rattaché à un territoire bien défini, si l’on fait abstraction de quelques mutations à venir.
L’institution royale est au cœur du système politique puisque la monarchie est de droit divin. S’en prendre au roi, c’est s’en prendre à l’empreinte imprimée par la religion au pays et à la terre. Le régicide est le sacrilège par excellence. Au fil des chapitres, on assiste au renforcement du pouvoir royal qui a cependant un adversaire potentiel, la papauté qui tient à défendre ses prérogatives, notamment le choix des évêques et des prélats en général. Cela crée un précédent dans l’histoire de France puisque le religieux tentera à maintes reprises de s’affirmer contre l’État après avoir été un état dans l’État. Voici une citation qui éclaire bien l’enjeu :
L’église catholique, le roi, les princes ou de moindres seigneurs ne sauraient rester, en effet, sans réagir, face à cette menace insidieuse que le pape leur remémore volontiers : le XIIIe siècle sera donc celui des mises au pas, menées à bien sana ménagement sur le plan du credo et de la discipline ecclésiale…
C’est au cours de la période médiévale que naquit l’art de la scolastique dont le centre nerveux ou le cœur battant n’est autre que l’universitas. Lieu de savoir, centre des connaissances acquises par les générations précédentes, cette science est essentiellement théologique, donc religieuse, même si le droit et la médecine tirent eux aussi leur épingle du jeu. L’exercice «quodlibétique» bat son plein au cours du Moyen Âge. Les grands théologiens chrétiens ont tenté d’implanter la logique aristotélicienne dans leurs joutes oratoires (diputatio). Il n’était pas rare que des rixes mortelles eussent lieu entre les étudiants et d’autres membres de la société. Le roi Philippe Auguste a souvent pris le parti des disciples, leur assurant une sorte d’immunité (les tribunaux ecclésiastiques) et la prise en charge partielle de leurs frais d’entretien. C’est un statut du clerc d’église qui, petit à petit, s’installe dans le paysage social. De cette nouvelle catégorie d’érudits sortiront les meilleurs théologiens de cette époque. Ces hommes devenaient alors les meilleurs légistes du royaume. Ils influaient sur les structures étatiques et constituaient une sorte de baromètre social : ce sont eux qui, par exemple, jugeaient acceptable ou inacceptable, le maintien des juifs dans le pays, leur réadmission ou plus simplement leur bannissement. Certains hommes d’église interprétaient ainsi certaines défaites militaires… C’était la Providence qui punissait le roi en raison de sa coupable mansuétude à l’égard des juifs, en lui infligeant une cuisante défaire militaire… La coloration religieuse du savoir et de la culture en général devenait un bastion inexpugnable du culte établi, le catholicisme. C’est l’autorité de l’orthodoxie religieuse qui prévalait en matière culturelle.
C’est l’hellénisme tardif qui a constitué l’humus du savoir scolastique dont la caractéristique majeure est d’assigner à la philosophie grecque un rôle ancillaire : démontrer à l’aide des syllogismes aristotéliciens la validité des dogmes religieux. Par exemple : se servir du livre VIII de la Physique d’Aristote pour démontrer l’incorporéité, l’unicité et la toute-puissance divines. Cette science s’est imposée au sein de l’Occident chrétien jusqu’à l’arrivée de l’esprit de la Réforme et de la Renaissance. Un autre exemple : l’averroïsme ne fut détrôné à Padoue qu’à partir de la Renaissance, ce qui accorde à la scolastique médiévale, une incroyable longévité.
Certains dogmes religieux s’opposaient à des doctrines philosophiques comme l’unité de l’intellect, en raison de l’affirmation par les religions monothéistes d’une rétribution individuelle de l’âme dans l’au-delà… Si vous éradiquez la spécificité de chacun, comment voulez vous maintenir cette récompense ou cette punition dévolue à chacun ? Tenant compte de cette nécessité dogmatique, la Sorbonne du XIII-XIVe siècle avait condamné les vues d’Averroès sur la question de l’intellect. En gros, à tout moment, les autorités ecclésiastiques redressaient en quelque sorte les opinions philosophiques afin de les faire concorder avec le dogme..
Je pense vraiment que l’Europe tire sa supériorité de cette confrontation fructueuse entre la tradition religieuse et la spéculation philosophique…
Lorsque la France quitte ce XIIIe siècle pour aborder ce XIVe siècle si riche et si innovant, elle a presque entièrement changé. Les idées politiques se sont développées, la position de l’église s’est aussi renforcée et le savoir s’est lui aussi étoffé. Mais c’est déjà une autre histoire. Par exemple, au plan théologique, la notion de providence divine et aussi de science divine, ont été étudiées au plus près. Mais j’arrête là car il s’agit d’autres problématiques.
Cet ouvrage si riche et dont je ne rends que partiellement compte doit être lu et relu, tant sa richesse éclate aux yeux de ses heureux lecteurs.