Sylvie Thénault, Les ratonnades d’Alger, 1956. Une histoire de racisme colonial. Le Seuil, 2022
Décidément, la colonisation et son corollaire la décolonisation, sont à l’honneur, ces jours-ci. Est-ce dans l’air du temps ? Est-ce le travail de mémoire qui se fait avec plus ou moins de fracas ou, plutôt à bas bruit ? Il y a sûrement une grande diversité de facteurs qui sont à l’œuvre ici. Et quand on lit attentivement ces pages écrites par une chercheuse confirmée du CNRS, on continue de s’interroger : comment des hommes et des femmes dont les aïeux s’étaient installés sur cette terre d’Algérie depuis le milieu du XIXe siècle ont-ils pu faire preuve d’une si grande cécité politique ? Comment le déséquilibre démographique ne s’est il pas imposé à eux dès le début ? A savoir, partager le pouvoir avec la majorité indigène ( comme on disait jadis), injustement confinée sur son propre territoire et réduite à la portion congrue… Ce déséquilibre démographique accordait aux autochtones arabes la majorité, sauf à pratiquer une politique de ségrégation avérée et proclamée, à la face du monde entier… De la part de la patrie des droits de l’homme, cela serait assez inattendu.
Sylvie Thénault, Les ratonnades d’Alger, 1956. Une histoire de racisme colonial. Le Seuil, 2022
Quand j’ai lu dans cet ouvrage les déclarations enflammées des partisans de l’Algérie française (dont je comprends le désarroi, aujourd’hui encore), je n’ai pu m’empêcher de penser que ces gens avaient été abusés par un homme providentiel qui, au plus profond de lui-même, considérera que sa meilleure contribution apportée à son pays, la France, aura été de la débarrasser du boulet algérien… Pourtant, ces hommes et ces femmes voyaient en lui le sauveur, l’homme qui les défendrait contre les défaitistes et les nihilistes. Ils se trompaient lourdement. On ne peut pas rester insensible devant des gens qui se recueillent fréquemment devant le monument aux Morts, leurs Morts qui seraient, en cas d’abandon, morts pour rien. On relève aussi le serment prêté devant ces mêmes disparus au champ d’honneur, de rester fidèle à cette terre que Jacques Soustelle appelait souffrante et aimée Algérie…
Mais ce livre aurait pu avoir un autre titre, tant il tourne presque exclusivement autour d’une personnalité haute en couleurs de l’Algérie française, Amédée Froger dont l’assassinat, en bas de chez lui, le 29 décembre 1956, va secouer les autorités et la population européenne.. Cet homme, d’origine plutôt modeste a su s’extraire de son milieu natal pour faire carrière dans la plupart des centres décisionnels de l’époque, en faveur du maintien de l’ordre à tout prix, -envers et contre tout. Il avait obtenu une licence de droit de la faculté d’Alger et représentait le natif français d’Algérie par excellence. Cette société coloniale lui paraissait absolument juste avec ses différents collèges, ses ségrégations que toutes les institution internationales condamnaient fermement, à commencer par l’ONU.
Mais revenons à la personnalité et au rôle joué par la victime, Amédée Froger. Cet homme avait contribué à mettre sur pied une Fédération des maires de l’Algérois qui pouvait peser de tout son poids selon l’idéologie de leurs membres. Et Froger sera longtemps maire de Boufarik distante d’une cinquantaine de kilomètres d’Alger. Impossible d’entrer ici dans les détails des prises de position de la Fédération suivant les événements sur place. Mais une dominante est claire : les membres réclament plus de sévérité de la part du gouvernement qui est souvent très critiqué lors de ses assemblées générales. Un point à souligner : les Français d’Algérie, comme ils s’appelaient, réclamaient l’exécution immédiate des auteurs d’attentats sanglants. Et ils n’hésitaient pas à formuler de telles exigences dans des missives officielles adressées aux autorités… On se souvient d’un certain ministre de l’intérieur nommé Français Mitterrand…
Quand on prend connaissance de toutes ces organisations, réellement existantes ou simplement fictives, on peut légitimement parler d’un chaudron algérien, prêt à exploser à tout instant. Il suffit de lire les craintes des autorités chargées du maintien de l’ordre qui demandent des obsèques rapides de Froger afin de parer à toutes les éventualités L’itinéraire du cortège est bouclé et l’on tente de dissuader des attroupements massifs, susceptibles de provoquer des actes de vengeance à l’encontre des quartiers dits musulmans.. On ne compte plus les attentats à la grenade, les balles perdues tirées lors de sanglants règlements de compte, les victimes collatérales, etc…
On comprend mieux aussi pourquoi les obsèques des victimes du terrorisme (comme on disait jadis) suscitaient toujours des envies de vengeance contre les parties de la ville habitées par les Musulmans. Il existait une sorte d’évidence naturelle que rien ne venait contrecarrer : si l’on enterrait l’un des nôtres, c’est parce qu’il avait été tué par ceux d’en face. D’où l’étude très fine du trajet à parcourir pour arriver au cimetière. Il fallait fermer hermétiquement des accès à la casbah et à d’autres quartiers arabes afin de les soustraire à la vindicte des partisans de l’Algérie française qui étaient en deuil . L’auteure a consulté les rapports des inspecteurs des Renseignements Généraux qui prennent très sérieux les risques de confrontation des deux communautés. Chaque fois que des archives étaient existantes et consultables, elle s’y réportait.
Mais le pire restait à venir. Aujourd’hui encore, il est difficile de trancher. On est liquéfié d’horreur lorsque les bombes déposées par des femmes algériennes qui changeaient d’apparence pour passer inaperçues, tuaient des femmes et des enfants, aux terrasses de cafés ou dans des cinémas… De leur côté, les partisans du FLN arguaient de leur droit de s’opposer à la colonisation de leur pays, un pays que les habitants de la métropole avaient investi dès le milieu du XIXe siècle… On comprend mieux pourquoi cette équation est insoluble. C’est un double monologue parallèle, chacun réclame son dû, tout pour lui et rien pour les autres qui ont dû partir en si peu de temps et tout quitter.
Cette journée du 29 décembre 1956 permet de mesurer le fossé séparant les deux communautés. Ce jour là, les musulmans qui eurent le malheur d’être sur place et de croiser le cortège funéraire de Amédée Froger couraient le risque d’être agressés, molestés, voire même mis à mort. Il y eut même des lynchages. La situation est confuse, les forces de l’ordre ne sont pas assez nombreuses pour faire respecter la loi sur la voie publique. L’auteure analyse minutieusement les films, souvent artisanaux et muets, de cet enterrement qui causa bien des victimes. Des magasins tenus par des Arabes sont pillés, des kiosques incendiés, les rumeurs les plus folles circulent. On entend dire qu’une bombe a explosé au sein du cortège causant des morts. Certains vont jusqu’à dire que l’engin explosif était caché dans le… cercueil ! Et certaines sources, invérifiées, font état de morts précipités du haut de la falaise, du front de mer, d’une profondeur d’au moins dix mètres. Mais même les journalistes font des rapports contradictoires, tant la confusion règne. Et cela justifie que l’auteur ait choisi pour son ouvrage le titre qu’elle a retenu.
Par ses dits, mais aussi par ses non-dits, cet ouvrage montre que le fossé entre la France et l’Algérie ne sera pas comblé demain, ni même, hélas, après-demain. Les blessures sont encore vives…