Moïse Mendelssohn, Heures matinales.. Leçons sur l’existence de Dieu. Traduction et présentation par Oliver Sedeyn . Puf 2022.
Enfin, on retrouve Moses Mendelssohn qu’avec un autre collègue et ami, Dominique Bourel, l’auteur de ces lignes avait courageusement entrepris la présentation de ce grand philosophe juif, plutôt méconnu, auprès du public francophone. Depuis la publication de la thèse de Bourel et nos traductions ainsi que le Que sais-je ? éponyme, sans oublier les analyses régulières des volumes de l’édition du jubilé parues dans la Revue des Études Juives (REJ), presque rien n’avait été publié en langue française. J’avais aussi, jadis, passé en revue la totalité de sa correspondance à la fois en hébreu et en allemand. Par ailleurs, dans certains milieux religieux, on s’entêtait à ne voir en Moïse Mendelssohn que le père idéologique de l’assimilation au lieu de contrebalancer cette mauvaise image par ces mérites en tant que père de l’Émancipation…
Moïse Mendelssohn, Heures matinales.. Leçons sur l’existence de Dieu. Traduction et présentation par Oliver Sedeyn . Puf 2022.
En effet, personne ne conteste à Mendelssohn d’être le fondateur du judaïsme prussien, voire du judaïsme moderne européen, dotant la culture juive de sa meilleure expression philosophique, pour cette époque là. C’est qu’il en est pour Mendelssohn comme il en fut pour Hegel lui-même : il y eut des hégéliens de droite et des hégéliens de gauche. Et pour Mendelssohn il y eut des adeptes éclairés demeurés fidèles à la tradition ancestrale, et des partisans du libéralisme et de la réforme, prompts, comme le dit Heinrich Heine, par erreur, au sujet de notre grand homme, à jeter le Talmud par-dessus bord. Cette métaphore a causé de graves dégâts à la survie des enseignements de celui qu’il faut qualifier de rénovateur et de modernisateur de la religion, de la pratique et de la spiritualité juives.
Sans Mendelssohn et sa conquête de la culture européenne moderne, la Haskala, les Lumières juives n’auraient jamais pu prendre racine dans les milieux traditionnels juifs, notamment en Europe centrale et orientale, chez les Ostjuden. Ces maslilim modérés (adeptes des Lumières en hébreu) se voulaient une passerelle entre l’univers des Lumières émancipatrices et celui de la tradition purement religieuse. C’était l’objectif annoncé de sa traduction commentée du Pentateuque en allemand. Comprenant que l’acquisition de la langue allemande était une sorte de billet d’entrée dans cette culture, il fit imprimer ce texte en caractères hébraïques afin que ses coreligionnaires ne fussent pas rebutés par l’alphabet gothique. A nos yeux, ce n’est qu’un détail, mais pour les fils et les filles du ghetto, cela faisait la différence. Et, par la même occasion, la jeunesse juive devenait consciente de son apport à la culture européenne contemporaine. Le pari de Mendelssohn était de démontrer la compatibilité profonde entre l’identité juive et la culture européenne, en dépit des racines chrétiennes de cette dernière. Notre homme a procédé à un rééquilibrage : les racines du continent européen ne sont pas chrétiennes exclusivement, mais bien judéo-chrétiennes. Le socle de la religion chrétienne, catholique ou protestante, est juif. La tentative antique de Marcion de couper les racines juives des Évangiles et de la foi chrétienne n général, n’a pas réussi, les théologiens chrétiens ayant compris que cela revenait à scier la branche sur laquelle ils étaient assis.
Je ne reviens pas sur les vexations et les mises en demeure auxquelles ce self made man a été confronté ; hormis l’amitié de Gottlob Efraïm Lessing et de quelques rares collègues, Mendelssohn fut un homme seul, isolé, y compris en milieu juif traditionnel, replié sur des pratiques d’un autre âge, redoutant une hémorragie ou une épidémie de conversions (Taufepidmie). Certains milieux considéraient ce rapprochement avec le monde culturel chrétien comme un cheval de Troie…
Cette traduction des Morgenstdunden (Heures matinales) est la preuve que l’œuvre de Mendelssohn réapparait après un silence de quelques décennies. Je salue donc cette publication, même si, sur certains points de détail j’émets quelques réserves. Et notamment sur la présentation. Le traducteur , bien informé, nous inflige une présentation de philosophie générale de près de trente pages avant d’aborder le sujet proprement dit… Par ailleurs, il nous prévient de son intention de traduire l’étude de Hermann Cohen sur l’éthique de Maimonide alors que ce texte existe depuis près de deux décennies en traduction commentée dans un recueil intitulé : Hermann Cohen, L’éthique du judaïsme (Cerf)
Il m’est impossible de revenir sur tout mais les notes sur le judaïsme selon Mendelssohn doivent être précisées. L’auteur de Jérusalem ou pouvoir religieux et judaïsme pensait que le judaïsme était une législation révélée et que pour ce qui est des vérités éternelles ou spéculatives, il suffisait de se fier à son propre intellect. Mendelssohn a fait ce qu’il a pu pour soustraire la législation biblique, contenu positif de la religion juive, aux critiques dévastatrices du siècle des Lumières, même si ce mouvement est nettement plus conciliant en Allemagne qu’en France. Mendelssohn avait spécifié que l’abandon de la pratique des commandements devait faire l’objet d’une révélation en soi, comme lors de leur remise… Aucun penseur post-mendelssohnien n’a repris une telle répartition qui sépare fâcheusement le penser du faire… C’est que l’idée même d’une Révélation n’était pas prise en compte par les critiques des religions monothéistes. La confrontation entre la Révélation et la Raison était assez rude. En somme, Mendelssohn a plus interprété le judaïsme qu’il ne l’a décrit tel qu’il était en son temps.
Je consacre encore quelques mots à l’événement le plus malheureux de la vie de Mendelssohn, qui a, du reste, hâté sa mort, suite à un refroidissement . Il s’agit de la querelle autour du panthéisme réel ou supposé de son grand ami Lessing (ob. 1780). Je résume l’essentiel : par une indiscrétion involontaire de Élise Reimarus, la fille de l’Anonyme Hermann Samuel Reimarus, édité par Lessing à Wolfenbüttel, le philosophe Friedrich Heinrich Jacobi s’était entretenu avec lui peu de temps avant sa mort et aurait confié à on interlocuteur qu’il était un spinoziste résolu. Elle en fit part à Mendelssohn qui caressait le projet de dire qui était vraiment Lessing car, à l’époque , l’accusation de spinozisme était équivalente à l’accusation d’athéisme. Jacobi fit comprendre à Mendelssohn qu’il ne devait pas fournir à la postérité une fausse image. C’est la genèse du texte de Mendelssohn, An die Freunde Lessings.
Mendelssohn ne supporta pas d’être entraîné contre son gré dans une polémique qui passionna toute l’Allemagne philosophique… D’autant que son antagoniste Jacobi publia une correspondance privée, sans l’autorisation du philosophe juif de Berlin. Ce dernier se sentit trahi e pris au piège. La conduite de Jacobi n’avait pas été très loyale et Mendelssohn en accusa le coup. L’amitié de toute une vie, avec Lessing, gisait écartelée, à ses pieds...
Dans ces mêmes Heures matinales (ou méditations…) on lit de très nombreuses références à l’ami Lessing et à ses idées humanistes. On trouve dans l’avant-propos la genèse de ces cours ou leçons. Mendelssohn y explique qu’il menait ces recherches en présence de son fils et de ses gendres. Il parle aussi du ralentissement de ses activités philosophiques en raison de l’usure précoce de ses tissus nerveux. Il date cette baisse d’activité d’une bonne décennie avant 1786, date de disparition. Cette confession est très émouvante car le philosophe juif de Berlin y reconnait qu’il n’est plus vraiment dans la course, notamment en comparaison de son collègue Kant qui a tout broyé ( der alles zermalmende Kant). Il exprime son espoir de voir ce dernier déployer au moins autant d’énergie à reconstruire qu’à détruire l’ancien système de l’école Leibniz-Wolff…
Un mot sur le contenu de ces Morgenstunden et sur les appréciations de Kant qui avait transformé ces recherches métaphysiques en champ de ruines. Le criticisme kantien reconnaissait que cette œuvre de Mendelssohn était l’ultime chef d’œuvre de la pensée dogmatique à laquelle il avait donné le coup de grâce. Mendelssohn se retrouvait dans la remise où l’on avait relégué des montages métaphysiques dépassés… Et cela me conduit à faire un rapprochement avec un contexte similaire plus ancien, mettant en exergue le Guide des égarés de Maimonide et sa philosophie en général : au moment où Maimonide mettait la dernière touche à son chef d d’œuvre philosophique, le Guide des égarés fondé sur l’alfarabo-avicennisme, la pensée philosophique de son temps avait déjà opté pour l’averroïsme, ce que son fidèle traducteur le Tibbonide n’a pas manqué de lui faire savoir respectueusement. N’y voyons pas, cependant, l’expression de je ne sais quel déphasage auquel serait condamnée la philosophie juive lors de ses manifestations au fils des âges. En somme, elle serait constamment en retard d’un système, ce qui accentue l’illégitimité et la provenance étrangère de toute réflexion qui porterait sur la Révélation et ses aboutissements.
Mais Mendelssohn, comme Maimonide en personne et comme son meilleur commentateur médiéval Moïse de Narbonne, ne s’est pas laissé décourager et a vaillamment mené son combat jusqu’à son terme. Il donna dans ces Heures matinales la quintessence de sa pensée sur les preuves de l’existence de Dieu. Mais la postérité n’a pas retenu cette œuvre mendelssohnienne comme l’expression ultime de son auteur. Elle ne pouvait pas perdurer , suite aux effets du criticisme kantien. Mais le philosophe juif de Dessau a fait ce qu’il a pu. Il demeure le fondateur du judaïsme moderne et le promoteur de la culture européenne au sein de la communauté juive. Il a prouvé la compatibilité de l’identité juive avec la culture européenne. Et ce n’est pas rien…