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Franz Kafka, Lettre au père, nouvelle traduction par Bernard Lortholary, Gallimard

Franz Kafka, Lettre au père, nouvelle traduction par Bernard Lortholary, Gallimard

Franz Kafka, Lettre au père, nouvelle traduction par Bernard Lortholary, Gallimard

 

Voici un document d’une bonne centaine de pages, devenu emblématique dans l’histoire de la littérature mais aussi dans celle de la psychologie. On se demande pour quelle raison ce texte continue d’être édité et parfois même, dans ce cas précis, retraduit à partir de la version allemande originelle.

 

Pour les germanistes, l’étude de ce texte fondateur est obligatoire, mais quand on prend un peu d’âge, on le relit et de nouvelles interrogations apparaissent.  Il est impossible que tout soit vrai, notamment en ce qui concerne le caractère physique et mental d’un père qui est un véritable tyran domestique (Haustyran). Cette réserve s’impose car ce qu’on donne à lire dépasse tout ce qui est concevable, même si les relations entre un père et son fils sont presque aussi complexes que les relations entre une mère et sa fille.

 

La première impression que l’on retire des premières pages de cette lettre qui compte près d’une centaine de pages, c’est  l’étouffement, le bâillonnement, l’impossibilité de se donner un peu d’air avec un père écrasant, rendant l’atmosphère irrespirable... IL n’y  en a que pour lui, il est seul au monde, le centre de son propre monde. J’ai même l’impression que l a lettre  a une importance plus littérature qu’historique. Il est peu probable que Kafka ait vécu dans un tel environnement, même si les descriptions semblent renvoyer à une réalité concevable.

 

Dès les premières pages, Kafka recourt à la comparaison avec son géniteur. On a l’impression d’avoir un géant faisant face à un lilliputien. Il y a là un déséquilibre criant. Le père dépasse son fils en tout point.  Il énonce toutes les supériorités de son père par rapport à lui. Il recense les mille et une façons qu’a le père de le subjuguer. Kafka est persuadé que con père et lui-même forment une sorte de couple antithétique. Nous sommes en présence d’une dissemblance parachevée. Et pourtant, c’est à une situation inverse que l’on se serait attendu :ne dit-on pas tel père tel fils ? Tout dépassement de ce conflit majeur semble hors d’atteinte.

 

Le vivant, écrit le fils à son père, ne se laisse pas calculer d’avance, mais peut-être  qu’il est arrivé pire. La rupture est irrémédiable, il n’existe aucune ressource thérapeutique pour recoller les morceaux, pour ainsi  dire...

 

Mais Kafka ressent aussi parfois la nécessité de voir les choses du côté paternel, quand il admet que son père a eu sur lui l’action (l’influence) qu’il devait nécessairement avoir... Il n’avait donc pas entièrement tort ; il a dû composer avec un fils qu’i n’était pas à son image. Kafka décrit ce qu’il ressentait quand il devait se déshabiller dans la même cabine que son père, avant une baignade. Même physiquement rien ne les rapproche, bien au contraire, tout les sépare. Curieusement, au lieu de sentir la présence protectrice du père, et de manifester la volonté de lui ressembler dans toute la mesure du possible, le fils accepte ce divorce qui le fait pourtant souffrir. Il semble, un instant, considérer que sa nature générale pèse à son père qui, donc, souffre lui aussi de ne pas avoir eu le fils qu’il souhaitait avoir. Or, au fond, tu es bien   un homme bon et tendre, écrit Kafka à ce père qu’il n’aime pas, ce qui suit ne dira pas le contraire.. Curieux paradoxe, le fils va continuer sur des pages et des pages, à instruire le procès intenté au père.... Le père voulait apprendre à son fils à être fort et courageux, à son exemple.

 

Kafka relate un incident marquant au cours duquel son p ère n’a pas fait preuve d’un minimum de compréhension alors qu’il en aurait eu tant besoin : en pleine nuit, le jeune enfant qu’il était se met à pousser des cris par ce qu’il avait soif. Excédé, le père se lève et extrait sans ménagement son fils de son lit et le dépose sur le balcon. Un père aimant eût sûrement agi autrement. L’incident a laissé des traces profondes dans la mémoire de l’enfant. Cela renonce l’image d’un père insensible et égoïste. Par bonheur, quelques allusions à une mère aimante adoucit le tableau.

 

Kafka évoque aussi les brimades et les humiliations qu’il  a dû subir de la part d’un père qui rabaissait tous ses amis, même ceux qu’il connaissait à peine. Aucun ne trouvait vraiment grâce à ses yeux. Une telle dévalorisation a profondément affecté le fils. Même les remarques à table, lors des repas, étaient manifestement désagréables. Certaines tenues à table étaient bannies, mais pas par celui qui les avait édictées, à savoir le père. Ce dernier critique les plats préparés par la cuisinière, tout en dévorant avec appétit la nourriture. Cette dévoration tranche avec les capacités du fils qui ne résiste pas à ce rythme d’enfer. Même à table, tout sépare le fils du père.

 

De ton fauteuil, u réagissais  le monde... Cette phrase, à elle seule, symbolise le mieux le tyran domestique qui exerce sur sa maisonnée un pouvoir absolu. Cela fait penser, toutes proportions gardées, au pater familias qui avait droit de vie et de mort sur tous les membres de son clan.

 

Voici ce qu’il écrit : … Comme il s’agissait de ta personne, mesure de toutes chose.s... Là c’est le coup de grâce ; dans aucun autre passage  Kafka ne bannira son père à ce point.

 

A la page 23 de cette édition, in fine, Kafka apostrophe son père en ces termes : Je t’en prie, père, comprends moi bien, c’aurait été des détails tout à fait insignifiants en eux-mêmes, ils ne devenaient accablants pour moi qu’à partir du moment où toi, l’être ayant à mes yeux l’autorité la plus énorme, tu ne tenais pas toi-même aux règles que tu nous imposais...

 

Kafka affirme que le monde se divise en trois parties pour son père et tous les trois génèrent une honte irrépressible chez lui, en raison de sa soumission. Ces trois parties du monde sont perméabilisées par l’autorité paternelle. Il reprend la litanie du début : tout ce que son père a, tout ce dont il dispose, lui, Kafka, ne peut même pas en rêver.

 

Kafka reproche à son père de l’avoir fortement inhibé, au point de lui avoir gâché sa faculté d’expression. Le fameux ordre paterne, on ne répond pas, a forcé le fils à s‘autocensurer ; il le dit tristement ; je suis le résultat de ton éducation et de ma docilité... Comment sortir de ce dilemme : père et fils sont prisonniers l’un de l’autre, mais avec une circonstance aggravante pour le fils, plus vulnérable et donc, plus soumis. Mais Kafka  absout partiellement son prère  dans ce domaine puisque, même sans cette influence néfaste du père, il ne serait jamais devenu un grand orateur. On le voit, chaque fois qu’il sent qu’il va trop loin, Kafka se montre moins accusateur. Il ne souhaite pas brûler ses vaisseaux et rompre définitivement avec son géniteur...

 

Ce dernier avait coutume d’évoquer les affres de sa jeunesse quand sa famille était sans le sou et que lui, enfant, devait traverser tout le village

 avec une carriole pour  vendre quelques menus objets afin de soutenir sa famille. Kafka souligne que son père n’hésitait pas à accentuer les privations subies lors de sa propre enfance  afin de stimuler chez son fils un sentiment de culpabilité. Ce dernier sentiment joue un grand rôle dans les livres de Kafka, en qualité d’écrivain.

 

Même s’il admet ne pas avoir été battu par son père, Kafka souligne que ses accès de colère étaient bien plus menaçants que les coups. Le père se séparait de ses lunettes, devenait tout rouge, disait quelques mots ironiques à  l’encontre de tel ou tel autre, ce qui générait chez son fils un profond désarroi...

 

A en croire le témoignage de Kafka,  le père a, ,même au niveau de la transmission des valeurs religieuses du judaïsme, a failli sur toute la ligne. Sa pratique religieuse se limitait à un ritualisme dénué de sens. Kafka a des mots très durs quand il décrit l’ouverture du tabernacle pour en retirer les rouleaux de la Tora. Il parle aussi de la cérémonie de la commémoration des défunts ; on ne lui a jamais expliqué la raison pour laquelle on le mettait dehors de la salle de pri rèes. Une croyance superstitieuse commandait de sorti de la salle de prières si nos parents étaient encore vivants. Si on n’est pas orphelin, on ne prie pas pour le repos de l’âme des défunts. C’est la logique même. Mais le père, le savait-il ?  Si oui, pourquoi ne pas l’avoir expliqué à son fils ? SI je comprends bien, même dans ce domaine si crucial, Le père  avait lamentablement échoué   et j’en veux pour preuve cette phrase conclusive  l’auteur : Je ne voyais pas ce qu’on pouvait faire de mieux de se matériau que de s’en débarrasser au plus vite ; ce n’est qu’en s’en débarrassant justement qu’on faisait le plus pieux des actes.

 

Cette condamnation sans appel de la tradition juive, ou plutôt la vénération de ses cendres (Gustav Mahler), est injuste. Max Brod contribuera à remettre les choses en ordre. Mais Kafka tente lui aussi de racheter  son père dans ce domaine puisqu’il dit comprendre la perte de repères lors de l’exode rural des juifs et leur installation dans les grandes villes avant qu’ils ne disposent enfin de structures communautaires. La remarque est fondée.

 

Mais le père, si ignorant fût-il de la chose juive a tout fait pour s’opposer au mariage de son cher fils avec une femme non-juive. Kafka semble avoir beaucoup souffert de cette opposition.

 

Comment conclure ? Je me demande ce que le père de Kafka aurait pensé en lisant cette longue missive qui, à mon avis, le dépassait et de loin, mais l’aurait-il comprise ? Pour un boutiquier, cela me semble très risqué... Je signale tout de même que Kafka sous l’impulsion de Max Brod a modifié son opinion sur sa religion de naissance... Dans un sens plus positif

 

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