Domenico Paone, Renan et, La fabrique des sémites... (Suite et fin)
Domenico Paone, Renan et, La fabrique des sémites... (Suite et fin)
L’enthousiasme a conduit Renan très loin dans cette «lubie» nommée Sémite ou sémitisme. Mais il y a un arrière-plan linguistique qui a déterminé de manière à peine croyable le développement de tout un système où cette entité linguistique et ensuite ethnique, occupe toute sa place. Et une nouvelle fois, que cela soit dit, c’est le passage de la langue à l’ethnie ou au peuple qui a tout dominé. Pour comprendre ce qui est arrivé et la manière dont Renan s’en est servi pour édifier son système, car ne l’oublions pas, nous sommes au cœur du XIXe siècle, il faut s’en référer à l’autobiographie du savant, intitulée Souvenirs d’enfance et de jeunesse. Il y expose lui-même sans ambages son cheminement vers ses thèses les plus connues, mais surtout aussi comment il en vint à abandonner le sacerdoce auquel il s’était pourtant voué. Et de nouveau, ce sont les langues qui ont exercé une influence décisive: ... J’appris l’allemand, j’appris l’hébreu et cela changea tout.
Le philologue en herbe n’acceptait plus les exégèses dogmatiques de son église, celle-là même qu’il avait un jour pensé servir. Dans les pages des Souvenirs... dont chaque famille française possédait au moins un exemplaire, le jeune Renan décrit son déchirement, écartelé entre l’amour de la science et de la vérité, et l’attachement à une institution religieuse qui l’avait formé et protégé durant toutes ces années. Mais en 1845, la décision est prise. Il ne sera pas prêtre et cela lui donne l’occasion de ciseler des phrases dont il était le seul à avoir le secret, car Renan était orfèvre en matière de rhétorique : Lorsque je descendis les marches de l’église Saint-Sulpice pour ne plus jamais les remonter en soutane ...
Les dés sont jetés ; il trouvera refuge momentanément dans un petit hôtel situé en face de l’église et tenu par une dame au nom prédestiné, Mademoiselle Céleste. Preuve que notre homme avait de l’humour. Dans cette affaire de construction du système des langues et des peuples suivant des vases communicants, on peut dire que Renan a eu beaucoup de chance, il a bénéficié d’un alignement parfait des planètes ; son professeur d’hébreu, un moine savant hébraïsant nommé Arthur-Marie Le Hir, le prit sous son aile protectrice et lui confia même l’enseignement des rudiments de l’hébreu aux débutants. IL ne lui en voulut guère d’avoir quitté les ordres. La voie de Renan en tant que philologue sémitisant était toute tracée mais Le Hir ne se doutait guère de la suite... A savoir la défection de son protégé qui deviendra professeur au lieu de se faire prêtre. Alors qu’il était encore au grand séminaire d’Issy Les Moulineaux, il s’était confié à l’un de ses maîtres lequel lui fit la terrible remarque suivante : Mais nous n’êtes pas chrétien ! Et Renan va jusqu’à rendre hommage à la grande lucidité du saint homme qui avait prévu ce qui allait arriver.
On peut dire que Renan se prit de passion pour la langue hébraïque et sa parfaite connaissance de la langue allemande lui fut d’un grand secours. En effet, un bon mot courait dans certains cercles germanophiles où il se disait que l’allemand est la première des langues sémitiques, allusion claire à sa part très importante dans les études orientalistes, presque entièrement rédigées dans la langue de Goethe. Et en effet, lorsque Renan se mit à étudier de près les réalités religieuses de son temps, la quasi-totalité des manuels sur le judaïsme et l’hébreu, sans oublier le christianisme, était rédigée en langue allemande. Mais les savants allemands n’ont pas suivi (en tout cas, pas à cette époque) cette affirmation de l’infériorité de la race sémitique, à l’exception du domaine religieux puisqu’en faisant l’apostolat du monothéisme, cette même civilisation sémitique a posé la pierre fondamentale de l’unité et du progrès de l’humanité... Ce qui est loin d’être négligeable. Mais cela jette une lumière crue sur le talon d’Achille du système. Notamment le passage du Sémite à l’hébreu. Et là Renan se révèle comme un fils de son temps où l’usage du mot race (la race sémitique) ne couvrait pas du tout ce qu’on entendra par la suite, suite au développement de l’idéologie national-socialisme . Or, Renan recourt souvent à cette notion, sans jamais l’investir du même contenu racial que les Nazis.
Renan est resté prisonnier des clichés antijuifs de son temps mais cela ne suffit pas pour faire de ce savant un antisémite. Quand on lit la presse catholique de son époque on est sidéré par la violence des attaques verbales contre le judaïsme rabbinique. Cela n’exclut pas certains traits admiratifs d’un certain héritage juif comme la conservation scrupuleuse du texte massorétique de la Bible. Renan ajoute même que l’église n’a jamais vraiment œuvré en faveur de sa conservation. Pour l’église de ce temps là, c’était la thèse de la substitution qui prévalait : selon ces théologiens, le christianisme serait la vérité du judaïsme. Une fois que le judaïsme a accompli avec brio cette mission, à savoir donner naissance à la religion du Christ, il n’avait plus qu’à disparaitre. Renan a souvent développé une telle idée lorsqu’il parlait de la mission d’Israël. Quand on se donne pour mission d’écrire l’histoire de l’humanité, on doit consentir à renoncer à sa propre histoire nationale... Or, c’est le judaïsme dans son ensemble (le Pentateuque, les prophètes, les hagiographes, la littérature sapientiale et même les commentaires rabbiniques) qui a fait don du monothéisme éthique et du messianisme à l’ensemble de l’humanité. On ne peut pas enfermer ni limiter cet universalisme à une entité rabougrie ni l’emprisonner dans des réflexions discutables sur un sémitisme imaginaire. Et c’est l’un des nombreux mérites de ce livre que d’être allé chercher tout cela dans des textes de Renan demeurés à l’état de manuscrit.
Esprit supérieur, doté parfois d’une pensée fulgurante, Renan n’en était pas moins conscient des limites de son intellect. Dans une citation produite par auteur de ce bel ouvrage, il reconnait qu’il faudrait ajouter un peut-être à chaque phrase qu’il écrivit : si on n’en trouve pas assez, qu’on suppose les marges serrées à profusion. On aura alors la mesure exacte de ma pensée...
Ce n’est pas seulement un aveu un pu étrange, c’est aussi et surtout la preuve d’une grande probité intellectuelle. Renan a parfois été récupéré par des idéologues qui ont déformé le fond de sa pensée. Cela arrivera à d’autres. Prenons un exemple historique, l’expression les juifs sont notre malheur ( Die Juden sind unser Unglück), expression utilisée par l’historien nationalistes Heinrich von Treitschke. Il déplorait l’insupportable présence de jeunes vendeurs juifs de produits textiles dans les rues de Berlin. Quelques décennies plus tard, par la voix de son thuriféraire en chef, le régime nazi repensait cette phrase terrible pour justifier l’antisémitisme. Peut-on incriminer l’historien de la fin du XIXe siècle pour cette raison ? Je ne le crois pas... Mais il est vrai que si von Treitschke avait lu les Chapitres des pères, il aurait découvert la mise en garde suivante : Sages, prenez garde à vos paroles...
Il ne faut pas juger l’œuvre de Renan de manière trop univoque. La remarque peut paraître étonnante mais elle montre surtout que Renan savait à quoi s’en tenir sur... lui-même. Il aimait bien surprendre son public, se grisait même de ses acrobaties de la pensée. Et nous pensons qu’il en fut de même pour ce qui concerne ces fameux Sémites.
Mais parmi les Sémites il n y a pas que les Hébreux, il faut aussi compter avec les Arabes qui vont adhérer à la religion musulmane. Cela revêt une certaine importance puisque cela a permis à Renan d’approfondir ses multiples relations avec les savants allemands de la Science du judaïsme.
L’auteur de ce bel ouvrage a bien éclairé ces relations là avec des érudits juifs comme Ignaz Goldziher, Heymann Steinthal, Salomon Munk, Heinrich Grätz, Adolf Franck et quelques autres comme Darmesteter, etc... Certes, il y eut presque une controverse avec Munk qui n’acceptait pas que l’on mît sur un même pied d’égalité la poésie juive et la poésie arabe au motif que cette dernière n’a connu les honneurs du monothéisme que tardivement, les tribus arabes ayant d’abord connu la Jahiliya, ce qui ne fut pas le cas des Hébreux. Tant à l’Académie des Inscriptions et belles-lettres qu’au Collège de France, Renan était en contact permanent avec ses collègues juifs. Tous ces savants rendaient hommage à la science juive de Renan, sans toujours le rejoindre dans ses conjectures qu’il déroulait jusqu’à leur extrême limite. Et les Sémites firent partie de ces hypothèses malaisées à démontrer. Cette opposition entre Sémites et Indo-européens a été déformée et exploitée par d’autres qui n’étaient pas mus par de bons sentiments. Près de dix ans après avoir quitté l’église, Renan en 1845 se jetait, si je puis dire, dans les bras du sémitisme... On pourrait poursuivre cette argumentation encore longtemps.
C’est tout un système des religions et des cultures que Renan dessine. Nous sommes en présence d’un plan préconçu au sein duquel il assigne à chaque grande religion (universelle) la place qui lui revient. Même le christianisme est l’objet d’une révision globale : le prophète Isaïe (VIIIe siècle avant notre ère) annonçait le message du Christ. Cette périodisation n’ était pas e vraiment du goût des adeptes les plus fervents du catholicisme qui espéraient une originalité absolument nouvelle du Christ, rompant avec tout ce qui venait avant lui, inaugurant un ère nouvelle. Renan, historien des religions n’est pas toujours équitable vis-à-vis des autres confessions. Il est très injuste envers l’islam qu’il ne retient que sous sa forme islamiste.
Mais j’ai conscience de faire long avec ce compte-rendu; il faut conclure. Ce livre s’est acquis de nombreux mérites, notamment grâce à son érudition et à sa très vaste documentation. Il ne fournit pas de réponses qui se voudraient définitives car il a ressenti ce que tous les renaniens de France et d’ailleurs ont ressenti : le caractère fuyant du personnage, difficile à cerner complétement. Mais c’est aussi une qualité.