Frédéric Lenoir. L’odyssée du sacré. Albin Michel, 2023.
Frédéric Lenoir. L’odyssée du sacré. Albin Michel, 2023.
C’est à une remarquable plongée dans des secteurs de l’âme humaine peu connus et peu explorés que nous invite l’auteur de ce beau volume. C’est un fin connaisseur de ces questions qui l’intriguent depuis de nombreuses années. Il s’est aussi acquis d’incontestables mérites dans l’étude du sacré, de l’homo sapiens ou homo spiritualis, bref toutes ces notions à cheval sur la sociologie et la psychologie qui le passionnent depuis si longtemps. Cela a même été le sujet de sa thèse de doctorat... C’est dire combien ce large volume nous offre une belle synthèse sur le sacré et tout ce qui s’en rapproche. J’avoue ne pas être toujours parfaitement convaincu par la justesse de certaines traductions de termes hébraïques, araméens ou arabes. Mais ce n’est pas l’essentiel. Personnellement, j’hésite toujours à traduire le vocable hébreu Kadosh (et ses multiples dérivés) par sacré ; et pourtant, je n’en trouve pas de meilleur. Derrière cette fluidité terminologique se cachent peut-être des différences, des inadéquations plus profondes. Peut-être des conceptions vraiment différentes. Mais il faudrait pousser l’analyse plus loin, bien au-delà du présent ouvrage qui nous met déjà sur la bonne voie.
L’homme est le seul être vivant à avoir ritualisé la mort, offrant une sépulture digne de ce nom à ses semblables qui quittent ce monde. C’est probablement le fruit d’une inquiétude, d’une attente que l’homme est le seul à éprouver. L’objet de cette préoccupation est le sacré, dont il faut donner la définition la plus serrée possible car tant d’autres notions connexes se présentent à nous dans un cadre similaire. Mais fin connaisseur de ces problématiques, l’auteur réussit à nous expliquer ce qu’il faut, plus ou moins, entendre par ces termes.
Il n’est pas toujours facile de distinguer entre les différentes terminologies ni entre les différents secteurs d’où s’origine le sacré. L’auteur parle aussi de la spiritualité, chose exclusivement dévolue à l’âme humaine. Cela présuppose une certaine capacité d’abstraction, de symbolisme et de projection. L’animal ne sait pas faire la différence entre l’immédiateté de ce qu’il vit et ce qui, chez nous et pour nous, relève de l’avenir. Cela a aussi un certain rapport avec la mort, l’au-delà, le fait d’enjamber le réel et de basculer dans le néant, la mort. Mais même cette mort n’est pas la même chose, n’a pas la même signification, chez l’homme. Que l’on croie à une vie dans l’au-delà ou qu’on n’y croie pas... Toutes les cultures, religieuses ou pas, établissent un lien entre une certaine forme de spiritualité et l’invisible. C’est, me semble-t-il, la clé de toute cette problématique.
Cette notion d’invisible est cruciale, c’est elle qui a donné consistance à l’idée d’ immortalité de l’âme : quelque chose de l’homme ne disparait pas nécessairement avec lui lorsqu’il quitte ce monde. L’animal, lui, en mourant, ne sait pas ce qui est en train de lui arriver : il sent que ses forces le quittent, que sa mobilité se réduit au point de disparaître entièrement. Pour l’homme, les choses se présentent autrement, même chez les esprits les plus matérialistes. Justement, j’ai bien apprécié la clarté et la qualité des développements consacrés aux rites funéraires. C’est encore et toujours cette fascination -consciente ou inconsciente- de l’invisible. Un rite funéraire atteste la foi en quelque chose d’autre, et qui dépasse les limites de notre monde réel. Ce n’est jamais le fruit du hasard. Une éminente anthropologue britannique, Margaret Mead, a écrit que la manière de langer un nouveau-né, ou de mettre en bière renseignent parfaitement sur une société organisée ou un simple groupe humain. C’est un peu comme si les hommes préhistoriques avaient deviné, longtemps avant, le verset du livre de Job ou de l’Ecclésiaste, parlant du corps comme d’une poussière qui s’en retourne à la terre alors que l’âme revient vers l’Éternel qui l’a donnée. Je suis très tenté de traduire ici, comme le fit Ernest Renan, au lieu de l’Éternel, l’expression les esprits dont la première caractéristique est justement d’être invisibles...
L’auteur consacre de longs développements au chamanisme, chaînon important dans ce qui va suivre. Je ne m’y engage pas vraiment, étant le produit d’une culture biblique totalement différente, pour ne pas dire, opposée. Mais ce décryptage ne laisse pas d’être intéressant car,, si je comprends bien, il constitue une étape incontournable dans cette chaîne conduisant au sacré. Cet échange avec les rites animistes suscite en moi des interrogations sans fin...
Les millénaires se succèdent, les êtres humains commencent à se sédentariser, à organiser des champs cultivables et à se mesurer à l’impact de la nature. Tout ceci se fait sur de très longues périodes, avec de grandes migrations et des ressources afin de peser un peu sur les modes de vie. Mais cela touche aussi les aspects les plus abstraits de la vie, notamment le culte des ancêtres. Ce qui signifie que l’homme instaure un type d’existence où il n’est plus seul. Quelque chose le relie aux êtres disparus qui faisaient partie de son environnement le plus intime. Sans que l’on sache comment cette demande s’est frayée un chemin jusqu’à nous, on peut relever qu’un phénomène similaire (l’attachement aux ancêtres ou à leur présence protectrice) se retrouve bien plus tard dans la Bible et ses commentaires traditionnels : les patriarches se voient crédités d’un pouvoir allant bien au-delà de la mort ; Ils peuvent et doivent intercéder en faveur des vivants. Ils deviennent des esprits qu’on implore, avec lesquels on échange et auxquels on demande aide et assistance.
Ces grands hommes, en l’occurrence les patriarches de la tradition judéo-chrétienne, ne naissent que très tardivement mais leur rôle va devenir de plus en plus clair et évident : les dieux sont, selon l’évhémérisme, des héros divinisés. Dans le sillage de cette évolution vers une approche plus désincarnée, plus spirituelle, on voit se détacher l’idée du patriarcat, puisque la religion, la religiosité ont toujours été une affaire d’hommes.
AU fur et à mesure de l’évolution des groupes humains sur terre, on voir apparaitre un profond souci d’organisation, de hiérarchisation des différents cultes : toujours cette volonté d’entrer en contact avec ce qui nous dépasse, se veut supérieur à la condition humaine. Si vous y ajoutez l’invention de l’écriture, vous tenez en main l’une des clés de la transformation du genre humain. Je ne vais pas m’engager dans la description des différents modes ou types de discours intelligibles, mais je peux dire que le mythe sous toutes ses formes fait son apparition, les légendes, les récits mémoriels se frayent un chemin pour comprendre, diversifier le monde qui nous entoure. Dans ce contexte, on peut s’en référer à la Bible elle-même, même si elle n’est elle-même qu’un exemple assez tardif de l’histoire de l’humanité. Bien avant elle, les mythes qu’elle s’est chargée de transcrire, existaient déjà. Le Déluge, les miracles, les récits paraboliques ont fini dans ce creuset qui leur conféré une apparence nouvelle..
Cet ouvrage de Frédéric Lenoir parle aussi de la sacralisation de certains espaces ; il y aurait tant à dire mais je me limiterai à deux exemples fondateurs ; dans les premiers chapitres du livre de l’Exode, le berger nommé Moïse se voit intimer l’ordre de se déchausser car le sol sur lequel il se tient est une terre sacrée (admat kodésh). Sauf erreur de ma part, un tel phénomène st évoqué ici pour la première fois. Dans le monde visible, accessible à tous, on déclare qu’une partie de l’espace n’est pas la même qu’ailleurs... Le second exemple relève d’un autre contexte, certes en rapport avec ce qui précède, mais bien plus tardif : le saint des saints (kodésh ha-kodashim), un espace où seul le grand prêtre est habilité à pénétrer, et encore exclusivement le jour des propitiations. Le luxe de précautions entourant une telle visite en dit long sur le sacré et l’idée que s’en font les adeptes de la religion d’Israël c’est le point culminant de la spiritualité de ce peuple qui a fait au monde l’apostolat du monothéisme éthique et du messianisme.
C’est aussi la naissance de la conscience morale, l’idée qu’il existe un tribunal cosmique obéissant à des lois qui divisent l’univers en deux catégories : la vertu et l’hu bris. Cela veut dire aussi que l’humanité n’est pas livrée à elle-même, que la rémission des péchés existe pour ceux qui veulent d’amender. C’est là toute la révolution de monothéisme. Il faudrait dire ici un mot de la Révélation qui introduit sur terre cette sacralité venue d’en haut.
Mais le monothéisme pose aussi quelques problèmes, notamment par son exclusivisme et certaines de ses conceptions. Certes, il faut se garder de tout anachronisme : ne pas juger les faits d’hier ou d’avant-hier avec les critères d’aujourd’hui. Mais je préfère m’en tenir au sujet traité, et notamment dire un mot du culte sacrificiel.
Le livre biblique du Lévitique leur est entièrement consacré ; mais il est presque certain que l’idée même de sacrifice pour se concilier la bienveillance de la divinité provient de Babylonie et est entré dans le judaïsme lors de cet exil. Après cela, tous les textes de la Tora ont été relus dans cette perspective. Il est intéressant de noter que pour un philosophe du style de Moïse Maimonide (1138-1204), le culte sacrificiel est une concession faite à la débilité mentale d’un peuple d’anciens esclaves... Mais il n’a osé faire une telle déclaration que dans son œuvre philosophique, le Guide des égarés, réservé aux philosophes aguerris et non au commun des mortels, comme c’est le cas pour le Mishné Tora, destiné, lui, à la foule des ignorants.
Quand on parcourt à grande vitesse l’évolution de cette humanité, on se trouve confronté à une expression due au philosophe allemand Karl Jaspers, Achsenzeit , le temps axial, une époque au cours de laquelle l’humanité prend un nouveau visage, découvre des choses qui vont changer son destin. Ce qui est curieux et ne laisse pas d’intriguer, c’est que cette étape spirituelle dans l’histoire du genre humain touche la quasi-totalité des cultures et des religions. Un exemple : même les vieux prophètes d’Israël sont touchés, l’historiographie grecque avec Hérodote et Thucydide fait son apparition, etc... Cela ressemble à un nouvel âge de l’humanité.
Le compte-rendu est déjà assez long et je n’ai pas fini de dire ce que j’ai à dire, tant est grande la richesse de ce livre. Je vais donc réduire au mieux la dernière partie de ce bel ouvrage qui s’interroge sur cette capacité unique de l’homme à croire, à penser le sacré et le spirituel. L’homme déploie des efforts presque surhumains pour que son humanité ne sombre jamais définitivement dans l’animalité. Sa nature composite le rend constamment tenté et menacé par dette régression.
Ce livre de notre ami Frédéric Lenoir couvre une très large part de toutes ces problématiques. Pourquoi l’homme est-il la seule créature à avoir ce type de souci métaphysique ? Ce livre nous aide à le comprendre.
Commentaires
La pensée gréco-latine occidentale dominante a christianisé la traduction biblique originelle en hébreu au point du risque d'identification à sa sémantique avec le nouveau testament. D'où l'ancrage de cette notion de judéo christianisme.
L'injonction biblique kédochim tyou ki kadoch ani trés mal traduite par soyez saints car je le suis(l'éternel) parce que incompréhensible, Rachi à cet endroit précis traduit par;kédochim=pérouchim- séparés. C'est cette condition humaine de l'obligation éthique de la société juive qui est posée.
A la cérémonie de mariage ,l'homme prononce une phrase en hébreu qui va sceller l'union avec son épouse qui traduite en français n'aurait aucun sens; aréat mekoudechet li,tu m'es sainte alors que tu m'ait réservée,à part pour moi est plus dans l'ordre des choses.
Israel terre sainte est aussi un non sens disait Yechayou Leibowitz,elle ne revêt un caractère particulier et spécifique par son attribution au peuple juif qui l'investit en tant que destinataire.