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l’ouvrage d’avital wohlman

  • LE PHILOSOPHE ET LE THEOLOGIEN : DEUX POINTS DE VUE SUR LA CITE MUSULMANE AL-GHZALI (OB. 1111) ET AVEROOES (OB.1196)

     

      LE PHILOSOPHE ET LE THEOLOGIEN : DEUX POINTS DE VUE SUR LA CITE MUSULMANE AL-GHZALI (OB. 1111) ET AVEROOES (OB.1196)

    L’ouvrage d’Avital Wohlman, intitulé, Contrepoint entre le sens commun et la philosophie en islam (Paris, Cerf, 2008) a l’avantage de relancer le débat sur un point fondamental de la spiritualité musulmane : quelle est la place impartie à la philosophie dans le système de la croyance, quelle est celle accordée à l’autre qui croit autrement? Et comment s’articule dans cette tradition religieuse, la relation à un bien culturel ou intellectuel d’autre provenance ? En l’occurrence, la philosophie. Au fond, la question que se posaient les deux penseurs est la suivante : qu’est-ce qu’un bon musulman ?
    En s’attachant au débat qui opposa au cours du Moyen Age deux représentants de la pensée arabo-musulmane, l’un partisan de l’apport gréco-musulman, l’autre son farouche opposant et son implacable censeur, l’auteur  contribue à une problématique  qui connaît des prolongements parfaitement actuels. Certaines parties du livre (dont on ignore de quelle langue il a été traduit : l’hébreu ou l’anglais ?) sont plus alertes que d’autres, même si on se rend bien compte que l’auteur a surtout eu recours à des versions anglaises des sources musulmanes. Ceci crée des problèmes de compréhension sur lesquels on reviendra succinctement à la fin.
    On pourra dire que la mise bout à bout de ces deux penseurs de l’islam médiéval s’apparente fort à l’étude d’un contraste. Nous n’apprenons pas grand chose de nouveau quant aux faits, mais l’auteur développe –et c’est l’essentiel- une thèse fort subtile sur le fondement croyant (mais non fidéiste) d’Averroès qui paraît bien avoir remodelé en quelque sorte son approche d’Aristote et de l’intelligence de son système philosophique en ménageant, à sa manière, une place à une sorte de Créateur, de formateur de l’univers que si trouve nommé ici l’Artisan.
    Originaire de Tus en Iran, Al-Ghazali était le recteur respecté de la Nizzamiya de Bagdad de 1091 à 1095, date à laquelle il présente sa démission et est remplacé par son frère. Commence alors pour ce théologien de sensibilité soufie une dizaine d’années d’errances entrecoupées de méditations, de retraites et d’études. Concerné par la diffusion des idées philosophiques en islam, il aura à cœur de réduire à néant ce que les historiens nommeront le legs gréco-musulman, c’est-à-dire ce vaste effort interprétatif de la philosophie grecque traduite et commentée en arabe durant le Moyen Age. Al-Ghzaali et Averroès sont d’accord sur la grande valeur de leur livre révélé mais divergent sur un point essentiel : quel est le bon critère de lecture et d’interprétation de cette révélation ?  En d’autres termes, quel type d’herméneutique faut-il pour y parvenir ? Al-Ghazali s’en prend, lui, aux orgueilleux et aux prétentieux qui prétendent s’en remettre à leur raison pour les aider, alors qu’ils devraient, selon lui, être au fait de ses limites et se soumettre au sens commun ; Averroès, pour sa part, stigmatisera cette attitude assimilée à une déplorable indigence intellectuelle. La philosophie peut seule nous permettre d’accéder à une excellente intelligence du texte révélé. Et là, l’auteur du présent ouvrage se livre à de sagaces analyses montrant un Averroès croyant sincère et fidèle adepte de sa religion puisque, même en interprétant sa source grecque, Aristote, il s’ingénie à trouver une place pour un Dieu créateur. Mais Averroès est conscient que tous ne sauraient parvenir à un tel niveau, c’est pourquoi il recommande, comme le fit Maimonide dans son Guide des égarés, de ne pas permettre l’accès de ses livres aux non-philosophes.
    Mais Al-Ghazali n’était pas un ignorant en matière de philosophie ; il avait bien étudié Avicenne dont au moins une affirmation suscitait en lui un profond rejet : la logique, disait le grand maître persan, est comme Dieu puisqu’elle permet d’accéder à la métaphysique, c’est-à-dire à la vérité. C’est son Danesh nameh qui servit de base aux Intentions des philosophes du théologien. Ce dernier s’était juré de détruire les systèmes des philosophes dans un écrit intitulé Destruction des philosophes, mais auparavant, pour montrer qu’il savait de quoi il parlait, il rédigea cet opuscule où il résuma les doctrines qu’il voulait   pulvériser. Incarnation vivante de la foi, Al-Ghazali croit bon de glorifier l’accord qui unit selon lui , l’ensemble des théologiens, alors que la philosophie est controversée par ses propres tenants. C’est très probablement cette violente dénonciation de l’orgueil humain qui trouverait refuge dans la science (cette remarque faite quelques siècles avant Pascal) qui poussa le théologien à renoncer aux honneurs attachés à sa fonction de recteur d’académie…
    La volonté de Dieu (irada) est absolument libre, c’est par elle qu’il a créé l’univers,  le temps et l’espace. Dieu est l’acteur absolu, le seul agent qui soit, le seul à pouvoir mériter cette appellation puisque son agir n’est suspendu à rien d’extérieur à lui.  Et nul ne pouvait le connaître en lui-même tel qu’il peut lui, s’auto-intelliger. Al-Ghazali n’est pas parvenu à ce résultat par un raisonnement mais bien par une intuition produite par un très profond examen de conscience (muhasabat al-nafs), une expression qui ressemble comme une sœur jumelle à l’expression hébraïque qui signifie la même chose, heshbon ha-néfésh. C’est cette foi vivante, chevillée au corps, qui poussa al-Ghazali à écrire son ouvrage au titre évocateur, La revivification des sciences de la religion (Ihya ‘ulum a-din)
    Mais pour ce saint homme, le juif comme le chrétien sont des incroyants puisqu’ils n’adhèrent pas à la foi musulmane. Dans sa passion ou son aveuglement (comme le dira Averroès, près d’un siècle plus tard), Al-Ghazali va jusqu’à traiter d’hypocrites ceux qui se donnent pour des philosophes croyants mais qui, en réalité,  avancent voilés pour tromper les adeptes authentiques… Il dresse donc un ensemble de points servant de critère décisif pour départager le bon grain de l’ivraie.
    A l’autre extrémité du spectre, Averroès est, lui, intimement convaincu du lien existant entre la révélation et la philosophie. Comment, se demande-t-il, trouver la bonne approche pour interpréter correctement la parole divine ? Comment distinguer l’affirmation simple, l’image, la métaphore, la métonymie, bref tous les procédés littéraires dont s’est servie la révélation pour parvenir jusqu’à nous ? Seule la boussole philosophique peut nous y aider.
    Les pages les plus fortes du livre de Madame Wohlman  se lisent dans son explication des retouches apportées par Averroès à la physique et la métaphysique d’Aristote.  Tout tourne ici autour de la notion d’Artisan (en fait Créateur) de matière première et de volonté divine.  On se souvient que l’historiographie européenne avait produit, grâce à Renan, un Averroès incroyant, avançant masqué… Certains averroïstes latins comme Siger de Brabant et quelques autres (voir le livre de mon maître Georges Vajda, Isaac Albalag, averroïste juif… Vrin, 1962 ; la partie sur les averroïstes latins) ont créé cette curieuse théorie de la double vérité qui n’a jamais effleuré l’esprit du grand commentateur cordouan (je pense ce en quoi je ne crois pas et je crois en ce que je ne  pense pas…)
    Tant dans ses commentaires de la Physique que de la Métaphysique d’Aristote, Averroès a précisé certaines notions du philosophe grec, par exemple l’idée de matière première, de Premier Moteur et de non-être. Ces points nodaux sont d’une importance cruciale pour tout commentateur ou interprète soucieux de rapprocher la religion de la philosophie. Aristote a parlé d’un Premier Moteur, immatériel et immobile qui met en mouvement un univers en dehors duquel il se trouve. Averroès admet, certes, que le temps et le mouvement sont éternels, donc incréés, et que par conséquent, l’univers, effet d’une Cause éternelle, ne peut qu’être éternel, mais éternel ne veut pas incréé… Il parle aussi du dessein divin, c’est-à-dire de l’intention divine qui a conçu, à sa façon, l’adventicité de l’univers, non point comme se la représente le vulgaire mais comme la conçoit le Sage, à savoir comme l’effet éternel d’une Cause éternelle… Averroès achève son long commentaire du livre Lambda de la Métaphysique par cette phrase qui est tout sauf fidéiste : la nature procède comme l’art…
    Que devons nous entendre par la matière première ? Une matière qui, en réalité, n’a aucune forme concrète mais est disposée pour cette raison à les recevoir toutes… Cette définition est cruciale pour la problématique de l’adventicité ou l’éternité de l’univers. Si l’on dit, d’un point de vue religieux, que l’univers est passé du non-être à l’être, que veut dire cette première notion ? Averroès en distingue trois significations : le néant pur, si pur que même la pensée n’a pas prise sur lui, la privation de toute forme et c’est le cas de la matière première qui n’existe donc pas concrètement  et enfin, la chose en puissance qui n’existe qu’après avoir été actuée (passage à l’acte).
    Averroès est très attentif aux modes de génération des êtres selon Aristote et il prend bonne note de cette phrase du Stagirite : les êtres naissent soit de l’art, soit de la nature soit de la fortune, soit du hasard… Ce qui laisse un peu de place pour la libre volonté créatrice de Dieu.  Madame Wohlman écrit : on comprendra dès lors que c’est grâce à sa foi dans l’existence tout autre de l’artisan divin qu’Averroès croit compléter la vision rationnelle qu’Aristote avait du monde. ( p 115)
    Et Dieu ?  Averroès suit Aristote qui parle du Premier Moteur comme de la pensée qui se pense. De cet être immatériel, intellect suprême, faisant partie de l’économie générale de l’univers, Averroès veut faire un intellect qui produit l’univers par son intellection. Mais cette intellection n‘est pas quelque chose de mécanique, elle est dotée d’une forme de volonté. Mais que signifie la pensée qui se pense ? C’est une auto-intellection par laquelle le Premier Moteur ou Dieu, en se pensant, pense tous les êtres existants sous la forme la plus éminente qui soit, c’est-à-dire telles qu’elles existent e n lui…
    Al-Ghazali ne pouvait guère souscrire à une telle représentation : pour lui, le sens commun du simple croyant est infiniment supérieur aux subtilités des philosophes lesquels sont de véritables zanadika, sorte d’hypocrites qui détruisent le consensus entre musulmans sincèrement croyants.
    Madame Wohlman a écrit un livre stimulant dont certaines maladresses d’expression et de traduction viennent perturber la lecture et parfois même la compréhension. E.g ; on dit le monde sublunaire, on dit prédiquer de, on dit au principe de cette thèse gît le principe… J’ai écrit un Que sais-je ? sur Averroès et l’averroïsme (PUF, 1991) et il y a quelques phrases de ce livre que je n’ai pu comprendre…  Mais il apporte tout de même quelques aperçus judicieux qu’il convient de méditer.
    En fait, Al-Ghzali et Averroès s’affrontent pour l’établissement d’une identité musulmane religieuse. Quel est le bon musulman ? Question d’actualité.