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EROME CLEMENT, PLUS TARD, TU COMPRENDRAS. Grasset & Fasquelle, Livre de Poche, 2005



JEROME CLEMENT, PLUS TARD, TU COMPRENDRAS. Grasset & Fasquelle,  Livre de Poche, 2005

    Ce livre qui se lit d’une seule traite et en retenant son souffle, tant la charge émotionnelle est forte, n’est pas un essai autobiographique déguise par l’intermédiaire duquel un fils éploré, pleurant le décès de sa mère, mettrait cet événement grave à profit pour ne parler que de lui-même. Non. C’est un livre entièrement centré autour de la personnalité d’une mère aimante qui a tout représenté pour son fils lequel fut son admirateur, son enfant chéri et sa  grande consolation face à l’incontournable lot d’épreuves qui jalonnèrent sa vie. La phrase qui sert de titre était un leitmotiv de cette même mère lorsqu’elle s’adressait à son cher petit…
    Raymonde Gorrnick, fille d’émigrés juifs russes ayant fui les pogroms tsaristes, naît à Paris où elle mène à bien des études de pharmacienne et rencontre un camarade de promotion, un certain Yves Clément, qui tombe amoureux d’elle et souhaite l’épouser. Les deux famille ne sont pas très enthousiastes concernant cette union entre une juive, certes non pratiquante mais attachée viscéralement à ses origines ethniques et religieuses, et un jeune catholique breton dont la famille plonge ses racines dans le terroir français depuis tant de générations. Malgré toutes les oppositions, le mariage a bien lieu (sans cérémonie religieuse, ce qui heurte la famille Clément) et les choses ont l’air de s’arranger tant bien que mal : le jeune couple donne naissance à une fille, Catherine, devenue épouse d’ambassadeur à Vienne et à Dakar, et surtout écrivain connu. L’année de naissance de cette fille promise à un brillant avenir est aussi celle de la déclaration de guerre… Et c’est là que commence dans le présent ouvrage, le malaise existentiel d’un fils, Jérôme, qui naîtra six ou sept ans plus tard. Les lois raciales de Vichy conduisent l’époux de Raymonde Gornick à des démarches étranges,voire ambiguës, dont la nature même suscite, bien des années après les faits, la perplexité de son fils.  Le couple est obligé de se séparer pour éviter à Raymonde, juive de père et de mère, les affres de l’arrestation et de la déportation. Ces années de guerre sur lesquelles l’auteur-fils ne s’étend guère par pudeur doivent avoir instauré entre les époux une distance que même la naissance d’un nouvel enfant, Jérôme, ne parvient pas à supprimer.  Apparemment, le cœur d’Yves Clément semble avoir jeté son dévolu sur une autre femme, proche de la famille, avec laquelle il finira ses jours, divorçant de sans ménagement de la mère de ses enfants.
    Tous ces événements sont racontés avec un savant suspense ; on prend connaissance, par tableaux successifs, des événements à venir que le narrateur détaille en fouillant les affaires de sa défunte mère et aussi après la mort de son beau-père ; mais ce qui frappe le plus, dès les toutes premières pages, c’est l’omniprésence d’une mère aimante, véritable figure tutélaire d’un système où le père est quasi absent, sauf dans un savoureux chapitre, intitulé L’homme à la pipe  sur lequel nous reviendrons.
    En écrivant ce bel ouvrage d’où toute mièvrerie est absente et où les sensations de blessure et d’abandon sont exprimées avec pudeur, le fils-auteur a en vue plus qu’une simple quête identitaire. Est-il juif, lui le catholique baptisé, ayant fait ses communions, récitant ses prières quotidiennes (à la demande expresse de sa mère juive…), se rendant à la messe tous les dimanches sous la conduire de la grand mère Clément, alors que sa mère n’a jamais quitté formellement sa religion native, le judaïsme : comment peut-on être le fils chrétien d’une mère juive ? J’avoue ne pas avoir trouvé de réponse satisfaisante après avoir posé ce livre…  même si Jérôme récitera le kaddish pour celle qui l’a mis au monde. Peut-être faut-il quitter le champ conceptuel pour aborder le terrain de l’unité organique qui fixe les rapports sans pouvoir déterminer leur nature exacte…
    Reprenant sans le savoir, une formule langagière pathétique du patriarche Jacob dans le livre de la Genèse, mais qui se lit aussi dans les Psaumes, l’auteur écrit : la nuit, elle me chantait en russe ; le jour, elle me parlait en français. Etre partagé, mais non écartelé entre deux mondes, voici ce qui lui fait écrire quelques pages plus loin : la maison était russe, l’école française. Cette opposition ne se réduisait pas à une simple question linguistique puisque le judaïsme, non religieux, mais culturel et viscéral, est constamment présent. J’ai été ému par ces brefs récits où le fils décrit sa mère qui s’éclipse la veille de yom kippour, probablement pour prier à la synagogue et jeûner toute la journée en pleurant, en cette occasion unique, ses parents déportés à Auschwitz et morts sans sépulture alors que la défaite programmée du IIIe Reich n’était plus qu’une question de mois.  En effet, les juifs ashkénazes récitent le Yzkor, la prière pour le repos de l’âme des disparus, le jour de kippour.  Raymonde, les larmes aux yeux,  dira à son fils qu’il ne peut s’imaginer la peine de ceux qui ignorent le lieu de sépulture de leurs chers parents, partis en fumée depuis les cheminées des fours crématoires d’Auschwitz… Pas de lieu de sépulture, pas de tombe où se recueillir, rien. Enfin, il y eut ce monument à la mémoire des morts de la Shoah où furent gravés les noms de tous les juifs de France, victimes de la barbarie nazie. Cette trace sert de lieu de mémoire…
    Plus encore que le sort peu enviable de cette mère éplorée qui finit par partager la vie d’un autre homme, sincèrement amoureux d’elle -un juif alsacien qu’elle fait promettre à son fils de ne pas abandonner après sa propre mort- l’auteur ressent douloureusement le départ d’un père qui, à l’en croire, ne lui manifesta jamais un intérêt digne de ce nom : je vis entre deux femmes, ma mère et ma nourrice, avec un père distant et une sœur éloignée. Presque du Musset…
    Mais là aussi l’authenticité des sentiments est incontestable. J’en veux pour preuve l’indignation à peine contenue du jeune homme qui voit les grands parents Clément, bons catholiques bretons, ayant confortablement traversé la guerre, s’installer dans le domicile des grands parents juifs Gornick, exterminés par les Allemands. Mais comment la mère vivait-elle cette substitution ? Douloureusement, à n’en pas douter. Ces deux mondes, juif et catholique, russe et français, se croisent mais ne se rencontrent jamais. Ils cohabitent sans vraiment se côtoyer. Ce qui touche le plus le jeune garçon qui est ce qu’il est, c’est-à-dire un descendant des Clément, catholique et bien français, c’est cette injustice, cette iniquité qui s’est abattue sur cette autre moitié de sa famille dont il tire aussi ses origines : la famille de sa mère a dû changer de pays, de nom, de milieu, de langue etc… alors que les autres ne changent, en général, que de nom et en plus à la faveur d’un mariage. C’est cette problématique qui traverse tout le livre, tel un fil rouge.
    Alors autour de quel élément fondamental s’est noué le drame de la séparation, du divorce, concrétisé par le départ du père après de longues années de rupture virtuelle, masquée de tant de non-dits ? Jérôme n’a que douze ans lorsque son père lui annonce qu’il quitte sa mère et le domicile familial. Pour l’enfant s’ouvrit alors une ère d’incertitude où l’amour maternel reste certes surabondant mais où il faut s’identifier à un homme autre que son père…
    Par l’un de ses actes manqués dont le contenu révélateur porte la marque de l’inconscient, le fils-auteur découvre, après le passage des commissaires priseurs venus expertiser les valeurs de la défunte mère, l’existence d’un tableau anonyme estampillé L’homme à la pipe. Intrigué par cette œuvre qu’il ne connaissait pas, Jérôme Clément finit par repérer le tableau qui représentait nul autre que son propre père. Contempler ainsi son géniteur, se retrouver en tête à tête avec lui dans cet éprouvant face à face le conduit à se libérer d’un fardeau devenu insupportable. Ce n’est pas vraiment La lettre au père de Kafka, mais cela m’y a fait penser : on peut tout pardonner à un père inexistant ou peu affectueux, sauf d’avoir fait souffrir une mère qu’on aime et qui nous a tout donné.
    Ce sont encore les traces de cette mère aimée et parfois mystérieuse qui conduisent un fils devenu adulte sur le seuil de la synagogue, une veille de kippour. Mais là encore ce n’est pas l’événement marquant, l’Erlebnis de Franz Rosenzweig par exemple qui, découvrant la ferveur religieuse et les accents plaintifs de la prière des Polonais de Berlin  au cours de l’office de yom kippour, décide de ne jamais se convertir au christianisme et de rester juif.  Le milieu était bien celui de juifs déjudaïsés. La mère n’a pas transmis à son fils cette flamme juive qui semblait pourtant l’habiter. Il n’y eut pas de rencontre marquante avec la religion des Gornick, ce que relève le fils auteur avec pudeur en rédigeant un petit paragraphe, le plus succinct du livre, sur ce qu’il savait du judaïsme…
    C’est un peu à l’image de Raymonde, puisqu’elle gronde son fils Jérôme qui donne à deux de ses filles  de si beaux prénoms hébraïques, Sarah et Judith.  Théodore Lessing, l’auteur de la Haine de soi : le  refus d’être juif (Berlin, 1930 ; Paris, 1990) avait des explications à ce sujet : refuser de transmettre à des êtres chers une identité pathogène à laquelle on tient  mais qui a été source de tant de grands malheurs et d’indicbles souffrances…
    Si je rédige un si long compte rendu pour la Tribune de Genève, c’est parce que j’ai trouvé le personnage de Raymonde très attachant, très vrai et si humain. Presque le paradigme des drames conjugués de l’assimilation, de l’intégration et de la préservation de soi. On y sent une femme, une mère, une juive, confrontée à des circonstances adverses… Quel destin !
Poir finir, que l’on me permette d’évoquer une anecdote personnelle , survenue il y a plus de dix ans, à un moment où je ne pouvais nullement  prévoir qu’aujourd’hui je rendrai compte d’un livre consacré à cette dame : Lorsque je me trouvais à Dakar, à l’invitation du gouvernement sénégalais de l’époque, l’ambassadeur d’Israël me confia lors d’un dîner dans sa résidence que Catherine Clément, épouse de l’ambassadeur de France au Sénégal, avait déployé des efforts surhumains pour rassembler un minyane, un quorum religieux, afin que soit prononcé le kaddish rituel pour le repos de l’âme de sa mère juive.
Mais quels furent donc les mérites exceptionnels de cette mère juive qui eut droit à un kaddish récité par dix hommes juifs adultes sur le continent noir ? Réunir ce quorum fut une prouesse. Pour le savoir, lisez ce beau livre où un homme de cœur déclare sa flamme à sa défunte mère, qu’il porte en lui, qui voyage avec lui et à laquelle il parle chaque fois qu’il en ressent le besoin.
 Je vous  recommande chaleureusement la lecture attentive de ce beau livre.
   



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