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MAIS QUI ÉTAIT JÉSUS ?

                                                                   MAIS QUI ÉTAIT JÉSUS ?
                                                        Débats autour d’une figure historique

 

Pour ne pas rester le nez sur le guidon de l'actualité fugace, il faut aussi nourrir sa réflexion grâce à des textes substantiels, fruits d'une recherche érudite. C'est pourcela que j'offre à nos amis de la Tribune de Genève, notre beau quotidien, l'analyse suivante. Mais, je vous rassure, nous reviendrons vers l'actualité et ses débats. Il faudra simplement alterner avec d'autres choses.

    Celui qu’Ernest Renan (1823-1892) nommait dans son célèbre ouvrage (Vie de Jésus, juin 1863) un «charmeur évangélique» n’a pas cessé d’intriguer les théologiens, les philosophes, les historiens et les spécialistes des religions comparées. On peut en faire l’expérience avec l’œuvre monumentale de Jean-Paul Meier, professeur à l’université Notre Dame (Indiana) , intitulé  Un certain juif Jésus  en quatre volumes dont trois sont déjà disponibles en français grâce à une heureuse initiative des éditions du Cerf. 
    Même si de nombreuses pages ses lisent laborieusement, tant l’érudition est écrasante au point de paraître mécanique, il subsiste peu de choses sur la vie, les faits et les gestes de cet «homme incomparable» qui n’aient été envisagés, analysés ou simplement mentionnés dans cet imposant ouvrage. Pour donner à cette œuvre de Meier toute son importance, il convient de la placer dans une perspective historique  qui englobe deux autres présentations de Jésus : l’une, due au célèbre historien Ernest Renan, parue en 1863 sous le titre Vie de Jésus, et l’autre, due à un rabbin éclairé, Léo Baeck (1873-1956), intitulée L’Evangile, une source juive  publiée à Berlin en 1938  et disponible en français ( Paris,  Bayard, 2002).
    Mais c’est l’œuvre de Meier qui offre, selon toute vraisemblance, la présentation la plus complète et la plus fiable, même s’i l’on y trouve parfois de vastes discussions de points relevant un peu de la spéculation : l’auteur a lui-même écrit que ce nous savions d’absolument sur Jésus «tient sur moins d’une page…»
   
Dans sa préface à la treizième édition de sa Vie de Jésus, Renan entreprit de répondre aux violentes critiques contre son livre et précisa bien ses intentions. Il écrit, dit-il, pour proposer ses idées à ceux qui cherchent la vérité. Les miracles, ajoute-t-il, sont des choses qui n’arrivent jamais.  Or, écrire une biographie ou un essai historique, nécessite des éléments sûrs : par cela seul qu’on admet le miracle, on est en dehors de la science. «Les Evangiles sont des légendes ; ils peuvent contenir de l’histoire, mais certainement tout n’y est pas historique.» Et si les théologiens n’ont qu’un intérêt en vue, celui de défendre leur dogme, les études critiques relatives aux origines du christianisme ne porteront vraiment leur fruit que lorsqu’elles seront cultivées dans un esprit purement laïque et profane. Et comme l’écrira Meier  près d’un siècle et demi après, Renan souligne que si l’on s’astreignait à n’avancer que des faits certains de la vie de Jésus, il faudrait se borner à quelques lignes : il a existé, il est né à Nazareth en Galilée, il prêcha avec charme et laissa dans la mémoire de ses disciples des aphorismes qui s’y gravèrent profondément.
Enfin, la légende ne naît pas toute seule, on l’aide à naître.

Lorsque Léo Baeck, dernier grand guide spirituel des juifs d’Allemagne, se résout à publier un ouvrage sur l’origine juive des Evangiles, la situation du judaïsme allemand est quasi désespérée : en 1938, date de parution de son ouvrage au jüdischer Verlag de Berlin sous le titre précis, L’Evangile, un document de l’histoire religieuse juive , Baeck entendait jeter une bouteille à la mer et appeledr à son secours la majorité de ses compatriotes chrétiens : en laissant détruire la vie juive en Allemagne, ils trahissaient le message de l’Evangile dont ils se voulaient les gardiens. Son enquête, puisée aux meilleures sources (les Evangiles et la littérature antique tardive) et menée de main de maître, ne fut pas suivie d’effet mais constitue une contribution de valeur à la question de Jésus au sein du judaïsme du début du XXe siècle. Baeck relève finement que les récits évangéliques ont été revêtus d’autres éléments qui les coiffent au point de faire oublier le témoignage originel
Il n'est pas toujours aussi facile de repérer immédiatement les strates supérieures qui coiffent l'ensemble. Parfois, la tradition s'est entièrement effacée devant l'exposé conjonctionnel. C'est surtout le cas là où l'on met en scène des situations ou des configurations pour servir de cadre aux «sentences» (Logia) de Jésus ainsi qu'à ses faits et gestes. Maints passages évangéliques font l'effet d'un palimpseste où la nouvelle doctrine s'est, pour ainsi dire, surimposée à l'ancienne. Qu’on en juge :

A partir des déclarations de Papias on peut déjà se faire une idée assez précise. Le tableau est le suivant: du temps de Papias, c'est-à-dire plus d'un siècle après la disparition de Jésus, il existait des versions de l'Evangile et, parallèlement, une tradition orale vivante. Cette tradition et ces textes se constituaient de deux parties: les propos et les actes de Jésus. Matthieu n'avait consigné par écrit que les propos de Jésus, les rédigeant dans la langue de ce dernier, en «langue hébraïque populaire», c'est-à-dire en araméen; ce texte connut par la suite des transpositions nombreuses et variées en langue grecque.   (L’Evangile, une source juive)

    Ensuite intervint, selon Baeck, un sérieux changement de perspective dans la littérature évangélique : de la religion de Jésus on est imperceptiblement poussé vers la religion autour de Jésus, de la foi de Jésus vers la foi en Jésus. Ce qui fait alors des récits évangéliques non point un document historique mais une histoire sainte :

 Ce n'est plus l'enseignement de Jésus mais un enseignement sur lui, ce n'est pas la foi qu'il a porté en lui et irradié sur ses disciples, mais la foi en lui, qui occupent tout l'espace. On n'a plus affaire au commandement et à la consolation que Jésus adressait aux opprimés, aux égarés et aux souffrants mais au sacrement qui est dévotement reçu en son nom, il ne s'agit plus ici de sa vie, de son action ni de ce qu'il a enduré, mais de son incarnation, de sa mort et de sa résurrection, on ne lit pus rien sur sa prière adressée à l'homme, sa proclamation du royaume de Dieu, mais de son salut accordé à celui qui croit en lui, il n'est plus question ici de devoir et de confiance mais d'une grâce accomplie, d'une doctrine de la rédemption qui occupe une positon centrale et détermine absolument tout.  (L’Evangile, une source juive)

    Ces mutations dues aux compagnons de Jésus et parfois même aux générations ultérieures expliquent aussi que les sentences de l’homme ne s’adressent plus à son seul peuple, mais aux nations susceptibles de se convertir à son message. Or, selon Baeck, l’idée de Jésus était de rapprocher les nations du judaïsme authentique qu’il entendait lui-même réformer en profondeur en en faisant ressortir le message éthique, nécessairement universel.  Ce point nous semble fondamental pour la suite de l’histoire qui, comme nous le savons, creusera un fossé toujours plus profond entre des croyances devenues étrangères, voire ennemies l’une de l’autre.

A l'origine, la bonne nouvelle de Jésus le Messie devait être une parole adressée aux juifs; il avait pour mission de libérer son peuple. Mais l'emplacement spirituel du peuple juif dépassait de loin les limites de son territoire, couvrant, pour l'essentiel, l'ensemble de l'empire romain auquel il était inféodé, tandis que les communautés d'Orient et d'Occident étaient surtout devenues des points de départ et des bases arrières d'une expansion religieuse. Une mission, constante et vivace entendait conduire les hommes de tous les peuples vers le judaïsme et en son sein. Jadis, la religion juive était disposée à ouvrir les bras aux prosélytes; dans la vieille parole biblique (Deutéronome 10; 18) parlant de l'amour de Dieu pour l'étranger on lisait volontiers que Dieu aimait le prosélyte. Sur le pourtour du bassin méditerranéen principalement, c'est-à-dire  dans l'ère culturelle gréco-romaine le discours du judaïsme avait attiré les esprits et conquis les cœurs.  (L’Evangile, une source juive)
    Dans le même esprit que Renan, Baeck conclut comme suit :

Car tant ce qui touche à la personne qu'à la vie de Jésus a valeur d'histoire et non de mythe: ceci est un fait indubitable. Mais cette histoire est enfouie sous des couches nombreuses et souvent très touffues.  (L’Evangile, une source juive)

    Dans le premier volume intitulé Les sources, les origines, les dates, Meier se livre à une fine analyse de ce qui vient authentiquement de Jésus. A cet effet, il nous livre une sagace réflexion sur la manière de distinguer le Jésus réel du Jésus historique. Le premier est inaccessible à tout jamais car nous ne saurons jamais tout sur toute la carrière terrestre de Jésus ; le second est à notre portée dans la mesure où nous procédons à une lecture critique des sources tant internes qu’externes. Au terme d’une longue discussion sur le sens exact des deux termes allemands pour désigner ce qui est historique (historisch, geschichtlich)  Meier nous informe de la nature même de sa recherche : L’objectif et la méthode sont tous deux extrêmement restreints et limités ; les résultats que l’on obtiendra n’ont ni la prétention de fournir au lecteur ni un objet de foi ni un produit de substitution pour sa foi. Il s’agit, dans l’immédiat, de faire abstraction de la foi, non pas de la nier. Plus tard, il sera peut-être possible d’établir une relation entre notre recherche historique et l’attitude croyante, mais cela dépasse l’objectif modeste et particulier de cet ouvrage.  (vol. I, p 37). Selon l’auteur qui suit une thèse communément admise, l’ordre des quatre Evangiles canoniques s’établit ainsi : Marc, le plus ancien, se serait appuyé sur des traditions orales et/ou écrites  qu’il a fondues ensemble vers 70 de l’ère chrétienne ; arrivent ensuite Matthieu et Luc qui, indépendamment l’un de l’autre, rédigèrent des Evangiles plus longs, aux alentours de l’an 100. Quant à l’Evangile de Jean, il occupe une place à part.
    Pour cerner la réalité historique de Jésus, il convient de ne pas se limiter aux seuls Evangiles canoniques ni aux traditions  non écrites (agrapha), il faut aussi tenir compte de témoignages grecs, hébraïques et latins émanant d’autres horizons. On connaît l’intérêt presque démesuré porté au fameux testimonium flavianum (où Flavius Josèphe évoquerait le nom de Jésus et le martyr de son frère Jacques). Il y a aussi une brève mention dans les Annales de Tacite dont le témoignage (plutôt hostile) semble plus probant. Enfin, les sources rabbiniques (talmudiques et midrashiques) qui, selon le grand historien Joseph Klausner ne contiendraient aucune référence authentique à Jésus ; en revanche, en Shabbat 116a, on peut lire un méchant jeu de mots sur Evangelion et awen gillayon (le rouleau de l’impiété).
    Par delà cette érudition proprement écrasante (songez que chaque volume en contient en réalité deux : l’un de texte, l’autre, bien plus volumineux, consacré aux notes) l’auteur ne se prive pas entièrement de sagaces jugements : Jésus était un juif du Ier siècle dont l’église primitive a vénéré et transmis les actes et les paroles. Une totale rupture avec l’histoire religieuse qui l’a précédé ou juste suivi est a priori invraisemblable. S’il avait été en totale «discontinuité», totalement singulier, unique, coupé du mouvement de l’histoire qui l’a précédé et l’a suivi, il aurait été incompréhensible  pour presque tout le monde.  (I, p 106). Quand on pense à Marcion et à son lointain continuateur et biographe, Adolph von Harnack qui s’évertuait dans son Essence du christianisme (1900) à couper Jésus de son terreau juif, on regrette sincèrement qu’ils n’aient pu lire ces lignes écrites par un prêtre catholique…
    C’est justement ce milieu juif qui fut témoin des faits et gestes de Jésus, de ses miracles, de ses guérisons et de ses exorcismes. L’analyse de Meier est ici plus remarquable que jamais : tout en insistant sur la difficulté qu’éprouve la conscience occidentale moderne à se représenter des miracles et surtout à accepter la preuve par le miracle, il tente de montrer que le degré de miraculeux et de merveilleux varie selon les spectateurs et les auditeurs, rejoignant ainsi les remarques sagaces de Renan il y a plus d’un siècle et demi. Un autre point qui mérite un sérieux examen et qui le reçoit sous plume de l’auteur n’est autre que les relations de Jésus et Jean le Baptiste : Meier ne minimise guère les invraisemblances et les contradictions d’une telle rencontre : comment Jésus a-t-il pu rechercher le baptême de Jean qui purifiait les pécheurs de leurs péchés ? Jésus peut-il être considéré comme un pécheur, en dépit de sa forme divino-humaine ?
    Au fond, le problème reste entier : Jésus demeure insaisissable en raison des multiples facettes de sa personnalité. Mais le livre de Meier qui est là pour durer nous apporte sur les nombreux points de notre ignorance un éclairage puissant et indispensable.*

                         

*Lire aussi aux éditions du Cerf le livre instructif de Dan Jaffé Le judaïsme à l’événement du christianisme. Orthodoxie et hétérodoxie dans la littérature talmudique (Ier et IIème siècles) , 2005

 

     
 

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