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JUDAÎSME ET CHRISTIANISME SELON LÉO BAECK (L'evangile, une source juive, Bayard, 2003)

 

 

        
CONFÉRENCE A GENEVE LE MARDI 25 NOVEMBRE 2008
POUR L’UNI 3, À 15 HEURES À L’UNI DUFOUR,
                        AUDITORIUM PIAGET
    Sous la présidence du professeur Marc FAESSLER

           JUDAÎSME ET CHRISTIANISME SELON LÉO BAECK (L'evangile, une source juive, Bayard, 2003)

Voici les premières lignes de ce livre l’existence juive, le tout dernier ouvrage de Léo Baeck qu’on vient de lire, celui qui renferme sa conception ultime de l’aventure juive, en 1956, peu de temps avant sa mort :

Ce livre fut écrit en des heures sombres. Jadis, alors que la vie juive était menacée d’une extermination largement entamée, l’auteur de ces lignes ressentit le besoin impérieux  de se rendre compte à lui-même, oui de rendre compte de cette existence juive et de ce peuple juif.
Les premiers chapitres furent rédigés dans  mon ancien lieu de résidence, les suivants dans le camp des déportés, chaque fois que je pouvais mettre la main sur une feuille blanche et qu’un instant de calme s’offrait à moi. Et lorsque sonna l’heure de la libération, cet amas de feuilles, dissimulé de cachette en cachette, était devenu un bien auquel je tenais beaucoup. En fait, c’était aussi le témoignage d’une survie miraculeuse.
Les événements devinrent alors  de l’histoire et les moments vécus de l’esprit. Le temps présent s’anima et se mit à interroger les temps anciens. J’eus alors l’impression que ce livre devait aussi mentionner ces hommes afin de porter témoignage.      
        Puisse-t-il leur parvenir!

    Léo Baeck a donc voulu témoigner des ravages de cette Shoah qui a manqué de peu de tout emporter dans son sillage (… alors que la vie juive était menacée d’une extermination largement entamée) ; mais il a aussi voulu interpréter et s’interroger sur la signification de la vie multimillénaire de ce peuple (…oui, de rendre compte de cette existence juive et de ce peuple juif).  Et comme le flux de l’histoire s’écoule sans discontinuer, Léo Baeck a compris que les survivants finiraient par disparaître, eux aussi. Son vœu le plus ardent fut alors de maintenir vivante la mémoire et de mentionner ces hommes et le martyre enduré par eux (Puisse-t-il leur parvenir).

    Le plan de ce Sens de l’existence juive est simple et se décompose en deux livres principaux, eux-mêmes subdivisés de sous-parties qu’on va mentionner. Le premier livre s’ouvre sur une déclaration qu’on a reproduite ci-dessus, suivie des rubriques suivantes : l’alliance, l’Exode, la révélation, le désert et le territoire. Le second livre s’ouvre lui aussi sur une brève préface, suivie de substantielles sous-parties : croissance et renaissance, le chemin et la consolation, prier et apprendre, le royaume de Dieu et enfin l’espérance.

    On ne saura jamais les raisons ultimes qui guidèrent Dieu dans son choix d’Israël. Ce que l’auteur résume de manière tout aussi sibylline : En Dieu ce peuple trouvait l’explication de son existence particulière. Ou encore :Peuple issu de l’au-delà, doté d’une existence métaphysique. La naissance et la disparition des peuples obéissent à des lois mystérieuses et au moment où Baeck écrivait la logique semblait indiquer, sans la moindre marge d’erreur, que le peuple juif était condamné à disparaître en raison d’une extermination programmée à l’échelle planétaire. Et pourtant, il a survécu. Selon l’auteur, la mission des peuples, leur destin et leur vocation sur terre, ressortissent à deux sphères différentes : l’une est régie par la raison alors que l’autre demeure enveloppée de mystère. L’atout du peuple juif, la garantie de sa survie, résideraient dans le fait qu’il a toujours su englober dans une seule pensée, le rationnel et l’irrationnel. Comme il n’a pas suivi la courbe habituelle des peuples dans l’Histoire (naissance, croissance, apogée, stagnation puis déclin), il est l’un  des rares peuples de l’Antiquité à avoir survécu. Pour Baeck, ce n’est pas uniquement un peuple avec une histoire, c’est le peuple de l’Histoire. Le seul qui ait pu maîtriser les règles de l’évolution historique, au point d’en dévier les suites fatales.

    Baeck n’est pas loin de penser qu’une telle résistance victorieuse aux lois de l’histoire trouve son explication –et sa justification- dans l’alliance avec Dieu, une notion qui implique aussi, selon lui, l’idée de loi. Il ajoute même que la seule chose qui perdure ici bas n’est autre que l’alliance avec l’Un. Reprenant une idée de ses prédécesseurs médiévaux, notamment Moïse de Narbonne (1300-1362), qui voyait en Dieu l’archétype intelligible de l’univers, le lien présent et unificateur de tous les êtres, Baeck en déduit un enseignement plus éthique qu’épistémologique : aucun être n’est seul au monde, nul n’est livré à lui-même ou à un hasard aveugle. Mais ce lien, présent en chacun de nous, trouve son expression dans la loi divine, c’est-à-dire dans la Tora. Et Baeck de pousser un peu plus son raisonnement éthico-théologique par l’explication suivante : en accomplissant le commandement, l’homme devient un «moi» de par le moi divin, un moi de droit divin. C’est dire combien l’alliance compte et combien elle constitue l’ossature de ce monothéisme éthique qu’est le judaïsme. Qu’est-ce que l’alliance avec Dieu ? demande Baeck, le fondement de tout l’univers, répond-il.

    L’Exode est le premier acte fondateur d’un peuple d’anciens esclaves, enfin animés d’une vision et porteurs d’un projet commun. D’une certaine manière, cet Exode était préfiguré par la migration d’Abraham. Baeck note que l’époque qui précède l’histoire proprement dite est celle de ces migrations. Or, qui dit migrations dit aussi changements de territoires et donc franchissements de frontières.  Ceci nous conduit à la quête identitaire d’Abraham et aux identités-frontières en général. Cette notion de frontière s’apparente à celle de loi car qui enfreint la loi commet, en quelque sorte une transgression, franchit une limite qu’il était interdit de dépasser. Enfin, la frontière représente les limites d’un espace au sein duquel une loi conserve toute sa vigueur.

    Est-ce à dire que ceux qui n’ont pas de territoire, et, partant pas de frontières, n’ont guère d’histoire ? Baeck n’est pas loin de le penser. A ses yeux, le nomadisme ne contribue pas à fonder une histoire car les peuples dépourvus d’attaches territoriales n’ont guère plus d’attaches historiques. Ce n’est sûrement pas le fruit du hasard si le prophétisme est si intimement lié à l’histoire du peuple d’Israël. Baeck parle de loi de l’histoire, de prophétie de l’histoire et de philosophie de l’histoire en suggérant que les  trois termes sont interchangeables. Il écrira même, un peu plus loin, que les prophètes sont les lointains ancêtres des historiens et que la littérature prophétique fait figure de matrice de l’historiographie. A ce titre, les prophètes d’Israël furent aussi à l’origine de la notion d’humanité historique :  tirant les conséquences du récit de la Genèse et du séjour au paradis du premier couple, ils insistèrent sur l’origine commune de toutes les familles humaines. L’humanité n’a, en quelque sorte, qu’un seul père. Et lorsque les prophètes s’adressent aux hommes vivant aux confins des mers et des océans lointains (‘iyyé ha-yam), ils attestent par là même leur foi en un genre humain unique : tout ce qui porte sur son visage des traits humains intéresse le prophète qui délivre son oracle.

    Cette force spirituelle qui habite l’histoire de ce peuple lui permet de trouver le chemin de sa vie, la voie de son esprit et aussi de les concilier. Reprenant une terminologie hégélienne bien connue, Baeck note que cette adéquation permet au peuple d’Israël de prendre conscience de lui-même. Au fondement de cette prise de conscience gît la volonté éthique qui a toujours été le moteur de ce peuple. Le rapport à l’histoire est donc déterminé par une force éthique qui ne permet pas de considérer le passé comme un ensemble de choses ou d’idées mortes, mais, au contraire, comme un groupe de principes agissants et pétris d’une foi profonde. Baeck frappe alors une belle formule :  l’advenir est venu avant que d’avoir été et adviendra parce qu’il a été.  C’est une façon d’exprimer l’unité indissociable des trois aspects du temps. Et la formule, appliquée, cette fois, non plus aux hommes mais à Dieu, pourrait être : Dieu est, sans être, tout en étant.  Ce pourrait être aussi le statut de la loi divine, de la Tora qui, aux yeux de Baeck, vise à libérer bien plus qu’à asservir. Il reprend un passage talmudique bien connu qui oppose le joug (volontaire et librement consenti) de la Tora (‘ol Tora) au joug (imposé et inique) des oppresseurs (‘ol malchut). Il semble que l’accomplissement des préceptes bibliques constitue un préalable à la naissance d’une conscience historique. Cette idée, originellement hégélienne (n’oublions pas que Baeck a fait de bonnes études philosophiques et soutenu une thèse sur l’influence de Spinoza en Allemagne), sous entend que la nature est un esprit endormi et que la liberté pleine et entière découle du développement de l’intellect humain. D’ailleurs, pour ce qui est de la philosophie de l’histoire, l’interprétation la plus accomplie est celle de l’esprit. Et pour le peuple d’Israël, cette interprétation permet de prendre conscience de son altérité, éthique et non point simplement rituelle. Seule la doctrine éthique est universelle, le rite ne peut pas l’être, ce qui conduit l’auteur à établir une relation dialectique entre l’élection d’Israël, décrétée par l’insondable volonté divine, et la vocation universaliste de ce peuple.

    Encore un mot sur l’histoire et son interprétation dans ce Sens de l’existence juive : l’histoire fait aussi figure de tribunal, elle incarne la théodicée. En d’autres termes, lorsque Dieu veut châtier un peuple en raison de ses méfaits il le prive d’histoire. Le devenir historique d’un peuple est le principal fondateur de son identité. Seuls les peuples libres ont une histoire car ils en sont les acteurs autonomes. Trois grandes cités ont marqué l’histoire universelle : Jérusalem, Athènes et Rome.

Mais les relations entre les peuples ne se déroulent pas toujours sous le signe de l’harmonie, c’est, hélas ! plutôt le contraire qui prévaut. D’où la nécessité de pratiquer la justice et de prêcher l’équité, en prenant soin de bannir toute idée de représailles et de vengeance. C’est d’ailleurs le premier commandement négatif de la Tora : ne pas se venger, ne pas exercer de représailles, tandis que le premier commandement positif est de croître et de se multiplier.  La vengeance est l’apanage exclusif de Dieu, le créateur de l’univers ; quant à l’homme, il n’est pas habilité à la pratiquer. La justice divine est aveugle, elle se pratique toujours, en dépit des apparences souvent scandaleuses, au bénéficie des faibles et des opprimés.

    Dans ce livre, Baeck fait exclusivement référence au corpus biblique, même si ces réminiscences scripturaires sont souvent tissées de concepts philosophiques. On voit donc apparaître ici l’exégète biblique qui se montre fort sensible à la poésie sacrée et au lyrisme religieux. Les deux textes qui retiennent le plus son attention sont les Psaumes -dont les auteurs furent probablement les hommes les plus religieux qui aient jamais foulé le sol terrestre- et le Cantique des Cantiques où l’amour allie bien les élans d cœur et de la foi. Certains passages de la poésie sacrée des Hébreux (pour reprendre une expression chère à Johann Gottfried von Herder) illustrent ce rapprochement entre du lyrisme religieux et du lyrisme amoureux.  On reviendra infra sur la prière qui exprime la sérénité retrouvée de l’homme éprouvé par les aléas de l’existence.

L’univers de la création n’est pas –encore- celui de la rédemption : cette idée fut développée magistralement par Franz Rosenzweig dans son Etoile de la rédemption. Et Baeck l’avait déjà reprise dans la version élargie de son tout premier livre L’essence du judaïsme (1922 ; en français, PUF, 1992). Pour vivre en accord avec lui-même, c’est-à-dire avec ses principes éthiques, il doit veiller scrupuleusement sur ce qui constitue son histoire ; c’est seulement ensuite qu’il peut, écrit Léo Baeck, entonner le cantique de l’histoire. L’un des meilleurs exemples de ce lyrisme nous est fourni par le Cantique de la Mer rouge où les enfants d’Israël entonnent, sous la conduite de Moïse, une louange adressée à Dieu. Dans ce contexte, la loi elle-même n’est pas, n’est plus un fardeau, puisqu’elle s’est muée en cantique et que le Psalmiste la chante (Ps 119 ; 54 : tes préceptes sont pour moi des psalmodies dans la maison dont je suis l’hôte). Cette loi, nous nous répétons, doit générer une altérité éthique et non point dégénérer en égoïsme ou en individualisme de mauvais aloi. Et pour être valable, cette éthique doit, à son tour, donner naissance à une piété et à une solidarité sociale. La piété nous permet d’investir le champ social ; ici, Baeck reprend à son compte les idées d’un christianisme social (Sozialchristentum) jadis très en vogue  dans l’Allemagne du milieu du XIXe siècle, et qui recommandait de traduire par des actions concrètes les idéaux religieux.

    A la fin de cette longue rubrique consacrée à l’Exode, l’auteur fait ici une des rares allusions à ce qu’il a vécu à Theresienstadt puisqu’il condamne la piété de la déculpabilisation et la philosophie de la déculpabilisation. Baeck vise ici la responsabilité qui incombe à l’Allemagne national-socialiste, responsable de la mort de dizaines de millions d’innocents, tant sur les champs de batailles que dans les camps de concentration. Sur les ruines fumantes du Reich hitlérien, maint auteur ou penseur allemand avait prétexté l’ignorance du génocide commis au nom du peuple allemand. Ils avaient insisté sur le climat d’insécurité et de délation qui régnait à tous les niveaux de la société allemande, et parfois même au sein d’une même famille où des enfants enrôlés dans jeunesse hitlériennes dénonçaient leurs parents aux autorités. On peut aussi discerner dans cette condamnation de Baeck une allusion voilée à un discours du philosophe Martin Heidegger dénonçant la famine imposée par une puissance victorieuse à la population d’un pays vaincu… La réponse de Baeck est qu’en tout état de cause, le droit doit prévaloir car la bienveillance ne saurait se substituer à lui.  Si le peuple allemand avait vécu sa propre histoire à travers celle de l’humanité, en d’autres termes, s’il avait su cultiver les valeurs universelles il se serait  prémuni contre la barbarie.

    Arrivé à l’étape de la révélation, le peuple d’Israël va voir son destin scellé par sa relation à Dieu. Composé d’anciens esclaves, il dispose, sans le savoir vraiment, d’une triple mémoire, celle des origines, celle de l’enfance et enfin celle de la vocation qui va lui être assignée au pied du Sinaï. Recueillir le discours divin, même par bribes, revient à se confronter à l’invisible et à l’indicible que l’on tentera de traduire en quelque chose de visible et d’exprimable : c’est d’ailleurs à l’intersection de ces deux domaines que ce peuple est condamné à vivre.  Pour exprimer l’ineffable, l’humanité ne dispose que du lyrisme poétique qui parvient à bien rendre le sentiment religieux. Lorsque l’homme prend conscience de la dimension invisible –métaphysique- de son vécu religieux, sa nature le guide intuitivement vers la poésie. D’où la beauté des envolées lyriques de certaines poésies bibliques.

    La prière elle-même, celle du cœur, c’est-à-dire non codifiée en liturgie, se confond naturellement avec la poésie et se veut le réceptacle et le véhicule du divin.  Cette impalpable proximité à Dieu contraint l’homme à aller jusqu’aux limites extrêmes du langage où il trouve les hyperboles et les métaphores car c’est seulement ici qu’éclate la grande richesse, la polysémie du verbe divin qui ne réussit jamais, cependant, à couvrir l’intégralité du verbe divin.  Cette confrontation entre deux niveaux d’expression, l’un naturel et l’autre, surnaturel, conduit Baeck à parler de la genèse de la tradition orale au sein du judaïsme rabbinique. Cette Tora dite orale porte en hébreu le nom d’une Tora qui est sur la langue (Tora shé-be’al péh). Ce que l’on dé-couvre en lisant et en relisant la Tora écrite, on ne l’a pas inventé, il est tout simplement apparu car on l’a enfin mis en lumière car à une exégèse appropriée. Baeck explique que la Tora écrite et la Tora orale ne forment pas un côte-à-côte (Nebeneinander) mais bien une indissoluble union (Ineinander). La formidable polysémie du texte biblique, réceptacle inépuisable du verbe divin, en a fait aussi une mine de concepts philosophiques : c’est là un aspect à la fois nouveau et ancien que la période médiévale (Maimonide, ses devanciers et ses successeurs) avait su mettre en valeur.

    Si le peuple d’Israël a recueilli la Bible sous la dictée de Dieu et de ses prophètes au premier rang desquels figure Moïse, il lui a fallu compter sur ses propres forces pour vivifier cet héritage et en comprendre tous les niveaux d’intelligence.  Nous abordons désormais l’histoire de l’exégèse biblique. Léo Baeck souligne à la fois les mérites et les défauts de l’approche mystique (kabbalistique) de la Tora. Toujours attentif aux critiques chrétiennes sans jamais tomber dans les travers d’une paranoïa anti-chrétienne, il souligne cependant que toutes ces exégèses non-littérales s’arrêtent aux parties juridico-légales de la Tora. En d’autres termes, on peut donner une interprétation allégorique, philosophique ou au contraire mystique de tous les versets bibliques à l’exception de ceux qui énoncent les préceptes (mitswot) divins.  Mais même dans le cas de récits narratifs, les deux sens, obvie et profond demeurent liés, à l’instar de la solidarité sans faille qui unit le livre (de ce peuple) au peuple (de ce livre). Il contient tout sur lui : ses origines, sa vocation et son histoire.  Et justement, Léo Baeck résume sa pensée par une formule lapidaire : l’histoire de ce peuple est elle de la révélation.

    Ce peuple, en allemand Dies Volk : le mot fait précisément partie du titre du livre. Baeck relève fort à propos l’usage emphatique du terme peuple (‘am) à partir de ce chapitre XIX de l’Exode qui précède immédiatement le don de la Tora et la théophanie du Sinaï. Comment s’est constitué ce peuple qui n’ était qu’un ramassis d’esclaves en Egypte et un ensemble de rebelles lors de la traversée du désert ? Pour Baeck qui cède ici à une vision très idéaliste des choses, la collectivité du peuple d’Israël trouve sa légitimité dans la somme des individus qui la composent. En d’autres termes, le groupe ne se forme pas au détriment des personnes qui conservent leur personnalité respective. Cette idée en préfigure une autre, celle de l’individualisme religieux et qui est amplement développée dans le chapitre XVIII d’Ezéchiel. Elle tourne le dos à la théologie ancienne du livre de l’Exode qui rendait les fils et les petits fils responsables des fautes commises par les pères et les grands pères. Désormais, selon Ezéchiel, chacun assume ses actes : voici une assurance éthique qui fortifie le sentiment d’appartenance à ce peuple qui refuse de confondre l’ecclesia en tant que telle avec la communauté des croyants. Cela reviendrait à introduire une hiérarchie entre les adeptes de la religion. C’est le peuple dans son ensemble qui tente d’entretenir le dialogue avec son Dieu. Pour parler comme Léo Baeck : le Dieu d’un peuple unique réside au sein du peuple du Dieu unique. A l’unicité de Dieu répond l’unicité de la morale et du devoir. On perçoit ici une légère pointe à l’encontre du christianisme qui statue une certaine différence entre ses adeptes puisque les prêtres constituent un groupe à part, la classe sacerdotale.

    En abordant le Décalogue, l’auteur souligne que la sphère du commandement transcende celle de la nature et s’origine d’un ailleurs, situé bien plus haut. C’est peut-être ce constant va et vient, cette tension polaire extrêmement féconde entre deux règnes, deux niveaux, qui rendent bien compte du paradoxe de l’existence juive, laquelle paraît osciller entre le mouvement et le repos, l’attirance et la répulsion, l’esprit visionnaire et l’attachement à la tradition. Comment en sommes nous arrivés là ? C’est probablement le mystère le plus indéchiffrable de l’histoire juive.

    La personnalité et l’action de Moïse ont joué un rôle déterminant dans cette affaire. Doté d’un caractère exceptionnel et d’un prophétisme resté inégalé, Moïse a forgé l’âme de ce peuple et lui a permis de devenir ce qu’il est.  Ici aussi, on sent une légère pointe d’antichristianisme : grâce à Moïse, le judaïsme a adopté une forme de piété qui se passe de la médiation d’un intercesseur.

On a vu dans l’introduction à ce livre que Baeck avait enseigné la philosophie médiévale à l’Ecole des Hautes Etudes Juives de Berlin ; partant, il ne pouvait pas omettre quelques remarques sur la prophétologie maimonidienne qui  aspire à naturaliser cette communication entre Dieu (Celui qui est) et l’homme. Dans le cas de Moïse, seul prophète législateur du judaïsme, la tradition ne dit jamais Moïse le prophète mais Moïse notre maître. A  une question hautement spéculative : qui est Dieu ? Moïse se contente d’une réponse non conceptualisée, et entièrement a-philosophique : c’est l’être qui s’adresse à nous dans la révélation… Preuve que ce maître est toujours resté un pédagogue proche de son peuple,

La tradition juive ancienne est demeurée fidèle à cette simplicité et à cette proximité au peuple : contrairement à la traduction conceptualisée des Septante, la paraphrase araméenne, connue sous le nom de targoum, n’est pas tombé dans ce travers tout en réussissant à éviter les anthropomorphismes, susceptibles de heurter une conscience religieuse affinée. Philon n’a pas suivi cette voie  choisie par la tradition d’Eréts Israël ; son action, se situe, selon Baeck, aux origines d’un processus de spiritualisation et d’allégorisation de la Bible.

C’est probablement le contexte philonien qui permet à l’auteur de traiter du sens du terme hébraïque hochma, terme assez intraduisible mais que Baeck propose de rendre par une paraphrase : une présence intelligence et harmonieuse au sein de l’univers. Au fond, cette sagesse poursuit l’œuvre de la création.  On sait qu’une partie non négligeable du corpus biblique (l’Ecclésiaste, les Proverbes, Job, de nombreux Psaumes) constituent la littérature sapientiale, celle-là même qui ressortit à la hochma, laquelle a réussi ce tour de force : faire cohabiter au sein d’un même tradition deux livres antagonistes comme Job et l’Ecclésiaste.

Pour clore cette vaste rubrique consacrée à la révélation, Baeck évoque la notion rabbinique de Shekhina, la présence de Dieu dans l’histoire, son immanence au monde. Il traduit cette notion non par le Dieu révélé mais le Dieu qui se révèle progressivement.

La traversée du désert et la conquête de la «terre de promission» sont des événements qui ont laissé une marque indélébile dans la mémoire d’Israël. Mais le véritable triptyque, celui qui constitue le noyau insécable de l’essence juive, est le suivant : sortie d’Egypte, théophanie du Sinaî et terre promise.  Le désert fait partie du paysage de la  terre d’Israël, il est même l’élément majeur de sa configuration et se saisit souvent de l’intérieur de l’homme. Deux prophètes d’importance, Osée et Jérémie, accordent au thème du désert et à sa symbolique, une large place. Le désert est une terre de vérité, d’authenticité et de pureté. L’homme du désert ne peut pas mentir, rien ni personne ne pourrait cacher ni justifier son mensonge.  Deux visionnaires aussi différents qu’Elie le tishbite et Amos le berger considèrent le désert comme le lieu de naissance de leur vocation prophétique. Le désert ne s’accommode guère du culte sacrificiel, il réclame plutôt un culte dépouillé, celui du cœur de l’homme.  Baeck va jusqu’à dire que le culte dépouillé et «puritain» d’Israël est un legs de la traversée du désert. Et pourtant, si indélébiles que soient les traces de ce long passage (quarante ans !) ce peuple n’a pas renoncé à son projet de s’établir dans la terre de promission ni ne s’est détourné du reste de l’univers. Le peuple d’Israël et la terre d’Israël sont unis par un même sentiment d’appartenance mutuelle. Mais ceci n’empêche guère les juifs dispersés sur la surface du globe d’être des citoyens loyaux et exemplaires de leurs pays d’adoption.  Ils témoignent à leur patrie  amour et fidélité.

Mais pour quelles raisons ce peuple concentre-t-il sur lui la haine de tant d’autres peuples ? Baeck reprend dans sa réponse la phrase célèbre du grand historien allemand Théodore Mommsen, l’antisémitisme est le frère jumeau d’Israël ; il est né le même jour que lui .Dès son apparition sur la scène de l’histoire, on détecte la présence d’une israélo- ou d’une judéophobie. Est-ce une réaction violente au rejet par Israël des pratiques idolâtres, des sacrifices humains comparables au culte du Moloch que la Bible a en abomination ? Ce n’est pas exclu. Paradoxalement, Léo Baeck ne s’étend pas sur l’antisémitisme, ni même sur la haine raciale des nazis, qu’il avait pourtant subi au camp de concentration. Il fait preuve d’une sobriété exemplaire qui pouvait même étonner les lecteurs contemporains. Il ne fulmine pas d’anathèmes,  il n’exhorte pas à la vengeance mais préfère plutôt inciter les hommes et les femmes de toutes origines à apprendre à se connaître, à se chercher, à se trouver et à s’aimer. Tout bien  considéré, n’est-ce pas là le message du Cantique des Cantiques et du livre de Ruth ?

La prise de possession du territoire, terme du périple dans le désert, ne fut pas sans poser quelques problèmes, notamment la relation entre la propriété terrienne et la législation sociale. C’est là l’essence même de la promulgation de la législation sociale de la Bible. Originellement conçue comme une malédiction, le travail est ensuite devenu synonyme de l’affranchissement de l’homme et du prolongement de l’œuvre créatrice de Dieu, un moyen que la providence amis entre les mains de l’homme afin de parachever l’univers. Le travail a donc une fonction dans l’économie générale de la création, mais il ne doit pas conduire à l’aliénation de l’homme : c’est la vocation du sabbat qui sacralise le repos hebdomadaire et permet aux êtres de se retrouver seuls avec eux-mêmes.

On a évoqué supra les deux traductions de la Bible, grecque et araméenne ; on a aussi vu certains concepts qu’il est malaisé de rendre dans une langue européenne. Léo Baeck revient justement sur quelques notions bibliques centrales, telles émét qu’il place sous une sorte de trilogie formée par la fidélité, l’alliance et la loi.  Ce vocable émét connote l’idée de foi, de fidélité et d’alliance car, comme l’écrit l’auteur, ne subsiste que ce qui unit à Dieu.  Enfin, l’émét prouve bien qu’il n’y a pas d’opposition entre la loi et la grâce.


Le seconde livre s’ouvre sur une rubrique consacrée à la croissance et à la renaissance. L’auteur y souligne d’emblée que le judaïsme a dû se poser en s’opposant, c’est-à-dire qu’il a généré un mode de vie et une manière d’être qui s’opposaient au reste de l’humanité polythéiste. Même sa conception de l’histoire tranche par rapport à celle de la Grèce dont Hérodote et Thucydide furent les plus beaux fleurons. Mais la sensibilité profonde d’Israël voit en Dieu l’ultime arbitre de l’histoire puisqu’il instrumentalise les grands et les puissants selon sa volonté. Il avait choisi Nabuchodonosor pour châtier Israël en raison de ses péchés, il a jeté son dévolu sur Cyrus qui témoigna aux exilés une bienveillance extraordinaire, leur permettant de revenir chez eux, de rebâtir le Temple et de reformer un peuple. En une phrase, le monarque babylonien a été l’instrument docile du dessein divin…
 
La Bible  évoque les engendrements (toldot) pour signifier que l’histoire n’est ni abstraite ni désincarnée. : ce sont les hommes et les femmes de chaque génération qui en constituent la trame vivante.  C’est pour cette raison que ces narrations portent le titre de Divré ha-yamim (choses ou propos des jours). Contrairement aux chroniques diplomatiques et militaires des autres peuples, c’est le courant messianique qui est le moteur de l’histoire d’Israël. Cette histoire, nous dit Léo Baeck, est l’histoire d’un esprit et cette vie est celle de l’esprit…

L’esprit est ce qui distingue la dignité humaine de la condition animale. C’est par lui que se réalise la vocation de l’homme qui est tiraillé entre son bon et son mauvais penchant. Même la prière, prononcée mécaniquement comme une oraison automatique, doit en être imprégnée.  La théologie rabbinique a jugé bon de frapper une formule spécifique pour désigner cet esprit qui imprègne les oraisons quotidiennes, la kawwana, dont le sens est l’intention profonde. Ce qui signifie que l’orant se concentre sérieusement sur les paroles que sa bouche profère.

La prière fut aussi le dernier refuge d’Israël, le lieu où il pouvait espérer trouver la consolation en épanchant son âme devant Dieu. Elle fut aussi l’unique possibilité de se ressourcer, de puiser au fond de soi une énergie nouvelle après de terribles défaites et de continuer de croire en l’avenir. La prière a aidé Israël à surmonter des circonstances adverses et à s’adapter à des situations radicalement nouvelles. La vie et le destin de ce peuple sont co-extensibles à Dieu qui est son commencement et sa fin, sa raison d’être, voire même son mode d’intervention au sein du devenir historique.

Même si les apparences semblent contredire cette idée, c’est le messianisme et non point l’attachement scrupuleux à la loi qui constitue l’authentique vocation de ce peuple ; ce sont les persécutions, les défaites politiques et militaires qui ont conduit Israël à se retrancher derrière les haies d’une législation compliquée et à mener une existence mesquine dans un cadre rabougri. Et pourtant, ce peuple a relevé le défi de l’universalité en faisant de l’espérance messianique sa raison d’être :or, la doctrine messianique ne laisse personne de côté. Ce rêve éveillé du peuple juif lui a permis de franchir les siècles sans trop d’encombre alors que les autres ethnies de l’Antiquité, soumises par quelques grandes puissances, ont vu leur identité propre engloutie par les défaites militaires.  Chemin faisant, Baeck dresse souvent des parallèles avec la foi chrétienne dont il regrette secrètement que les aléas de l’histoire l’aient si éloignée de ses origines. Il existe, note-t-il, une complémentarité entre la loi  et la bonne nouvelle : elles se réclament et se garantissent mutuellement.

Cette idée est illustrée par l’explication que l’auteur donne du mot Tora, un terme aux acceptions aussi multiples que émét et hochma.  Loi, enseignement ou sagesse, la Tora est la raison d’être d’Israël ; son horizon n’est pas borné par la loi elle-même, il est illimité, voire infini car il donne sur le messianisme qui, par essence,  rejette toute frontière. Cependant, la foi sans Tora n’a pas de consistance. C’est en raison de sa polysémie que ce terme s’est imposé et désigne désormais l’ensemble du canon juif. Ici aussi, Léo Baeck ne peut s’empêcher d’aborder finement les contestations judéo-chrétiennes qui portent sur la légitimité et le caractère contraignant de la tradition orale. Cette dernière ne se limite pas à l’exégèse de la tradition écrite. Une sorte de relation dialectique relie les deux, un peu comme si l’une servait de matrice à l’autre. Les pharisiens trouvent heureusement grâce aux yeux de Baeck qui réhabilitent leur action et voient en eux des maîtres respectés et appréciés de la Tora orale.

La littérature talmudique avec ses discussions très fouillées constitue l’essentiel de cette Tora orale. Sa méthode d’interprétation a finir par générer une démarche intellectuelle qui s’est entièrement assimilée à l’essence du judaïsme. Ce que les observateurs extérieurs ne comprennent pas toujours, c’est la complémentarité entre l’approche stricte et sévère de la halacha et la démarche plus souple et essentiellement narrative de l’aggada. C’est à cette mystérieuse alchimie que tient la vitalité de la tradition juive. Car transmettre n’est pas chose aisée et recevoir ne l’est guère plus. Or, le défi sans cesse renouvelé de la tradition est d’enjamber les siècles avec succès et d’offrir un discours qui épouse sans reniement  le temps présent.

Ce peuple, nous dit Baeck, qui a tout appris de Dieu doit aussi apprendre des autres peuples dont il se sent proche. Il doit faire preuve de la même humilité que les Sages du talmud qui se désignaient eux-mêmes non point comme tels mais comme des disciples. Au cours de longues persécutions séculaires, Israël n’a pas seulement prié, il a aussi beaucoup appris. Depuis l’action concertée d’Ezra, l’érudit, et de Néhémie, l’homme daction, jusqu’au couple antithétique de Hillel le conciliant et de Shammaï le rigoriste, des personnalités diverses ont successivement incarné le génie de leur peuple.  Cette grande diversité était vitale pour survivre, d’autant qu’après de longs siècles en Terre sainte, les juifs furent confrontés à d’autres univers culturels et religieux. L’ouverture sur le monde méditerranéen avec sa floraison de comptoirs et de colonies a prodigieusement modifié la géographie du monde judéo-hébraïque.

Le dialogue inter-religieux ou inter-culturel remonte peut-être à cette époque fort ancienne ; un dialogue authentique et respectueux, fondé sur la simple adhésion au culte du Dieu unique. On peut considérer les traduction successives de la Bible en grec et en araméen comme l’amorce d’un tel dialogue : la Septante fut un ambassadeur incomparable du judaïsme auprès du monde hellénique. C’est de ces nombreuses confrontations plus ou moins pacifiques que surgirent les réponses aux grands débats du temps : pourquoi l’élection d’Israël et pas celle d’un autre peuple ? Les sages des nations prendront-ils part au monde futur (i.e. jouiront-ils de la félicité éternelle) ? A la même époque, le prosélytisme juif va bon train. Mais la chute du Temple, l’occupation du pays et la déportation sonnèrent le glas des rêves d’expansion. La guerre contre Rome avait compromis l’avenir, décrété l’arrêt de mort du culte sacrificiel tandis que les premiers pas de la nouvelle religion, le christianisme, remettaient en cause une certaine idée de l’alliance.  Pour reprendre Baeck : Mais cette foi qui se voulait une croyance au sein de ce peuple et pour ce peuple s’était transformée en une foi dirigée contre lui-même. (Voir sur ce point L’Evangile, une source juive, Bayard, 2002)

L’avènement du christianisme s’est accompli dans une époque de grande effervescence messianique : tous les juifs sans exception, tant ceux demeurés fidèles à la Tora que ceux devenus les adeptes de la nouvelle foi, guettaient la moindre lueur d’espoir en se posant parfois une question lancinante : existe-t-il une téléologie ? Y a-t-il un véritable dessein divin qui guide les mouvements apparemment erratiques du monde ? On se référait aussi au livre de Daniel  pour savoir si les différents empires qui s’étaient succédés sur terre, allaient faire place au «royaume de Dieu» d’une durée éternelle… Jésus lui-même appelait de ses vœux l’avènement de ce royaume qu’il nommait en araméen, malchuta di-shemaya. Ces visions apocalyptiques du combat à mort opposant les monstres hantaient les esprits. En outre, ce livre de Daniel avait une spécificité unique : au lieu d’aller du passé au présent, il allait de l’en deçà vers l’au-delà.
   
Il est un aspect de la pensée de Léo Baeck dans cet ouvrage qu’il convient de ne pas oublier, c’est l’apport exégétique. Dans le présent contexte, c’est la polysémie du terme hébraïque ‘olam qui retient son attention : il signifie d’abord le monde, la totalité des univers, mais il connote aussi l’éternité, le temps sous son aspect infini. Face aux succès foudroyants du christianisme, les juifs furent hantés par une image de l’ascension rapide sur une échelle : Edom, le symbole des chrétiens, allait-il gravir toutes les marches de l’échelle et parvenir ad astra ? Cet essaimage conduisit à la christianisation de l’empire romain, brisant à tout jamais le rêve d’une éventuelle entente avec lui. Bien qu’issues d’un même tronc, les deux églises, juive et chrétienne, devinrent  irrémédiablement ennemies.  Pour les juifs restés fidèles à la synagogue, l’heure de l’exil et de la dispersion avait sonné ; cette dissémination sur toute la surface de la terre contribua à estomper les frontières ; désormais, seul le lien spirituel et religieux pouvait servir de ciment d’unité. Ayant dû interrompre la rédaction de leur talmud en raison de l’extinction de la vie académique, les auteurs juifs se lancèrent dans ces compositions liturgiques qui forment les trésors de la poésie synagogale.

Environ un siècle et demi après la clôture du talmud de Babylone, un nouveau bouleversement allait changer de fond en comble les réalités géopolitiques et religieuses : l’émergence subite de l’islam rompit le douloureux tête à tête entre le judaïsme et le christianisme. Erudit d’origine ashkénaze, Baeck connaissait un peu moins bien l’islam, même si la science allemande du judaïsme dont il était le tenant cultivait beaucoup le champ des études judéo-arabes. L’islam a représenté pour les érudits juifs du Moyen Age un formidable défi ; c’est dans son sillage que les spéculations philosophique et mystiques prirent leur essor, sans oublier les travaux de pionnier en grammaire, en syntaxe et en lexicographie. Ce puissant ferment n’empêche pas Baeck de souligner les limites d’une religions d’où sont absentes les grandes interrogations qui font la spécificité du judaïsme et du christianisme.  Et notamment la notion de rédemption. Cette action de l’islam allait façonner le judaïsme qui évoluait en son sein : les juifs du pourtour de la Méditerranée, occidentale et orientale, développèrent un fort penchant pour les études philosophiques alors que leurs frères situés dans l’orbite occidentale, eurent plutôt tendance à la combattre et à se cantonner à un piétisme fervent. Baeck a raison de souligner que l’on parle des sages séfarades (hakhmé séfarade) et des piétistes allemands (hassidé ashkénaze). Pour reprendre la formule de l’auteur : les séfarades ont vécu et éprouvé la «piété de la culture» tandis que leurs frères ashkénazes ont jeté leur dévolu sur la «culture de la piété».

Fidèles à l’enseignement du Guide des égarés de Maimonide, les séfarades adoptèrent l’équivalence de la Tora et de la hochma (sagesse philosophique), sans qu’une telle option ne conduise jamais à un divorce entre les rameaux du peuple juif : l’unité primordiale a toujours prévalu. On perçoit, cependant, le primat de l’éthique plutôt dans l’orbite ashkénaze tandis que la théorie de la connaissance affirmait tous ses droits en milieu séfarade.

Ces différences se font aussi sentir dans le domaine de la mystique ; tant le hassidisme des piétistes rhénans que celui des adeptes du Baalshemtov au XVIIIe siècle s’adresse à la masse dont il entend stimuler la piété par des actions simples. A l’inverse, le Zohar de Moïse de Léon (XIIIe siècle) et son lointain continuateur du XVIe siècle, le lourianisme, adoptent une tournure plus intellectualiste. Cependant, l’univers séfarade a produit des œuvres classiques dans les deux domaines, philosophique et mystique. Tout en formant de petites républiques autonomes évoluant selon le libéralisme des autorités locales, les communautés juives communiquaient les nues avec les autres et favorisaient les échanges culturels entre l’orient et l’occident : c’est ainsi que le Zohar, la Bible de la mystique juive, connut une importante diffusion en Pologne, à Cracovie, notamment.  Cette grande vitalité intellectuelle prouve bien que le peuple juif a été un acteur de son histoire et qu’il n’en fut jamais un spectateur passif.

En abordant les périodes moderne et contemporaine, l’auteur se pose une question qui ne pouvait manquer d’être angoissante, à la suite des événements tragiques qu’il avait vécus. Chaque époque de l’histoire de ce peuple se détache avec netteté et symbolise un aspect particulier.  Chaque fois, plusieurs chemins, plusieurs possibilités se sont présentés. Mais nonobstant toutes les tentations, ce peuple a toujours jeté son dévolu sur la voie de Dieu, de la promesse et de l’espérance : au cours du premier millénaire, il a rejeté le polythéisme et a adhéré au culte du Dieu unique ; au cours du second millénaire il a consolidé ce choix et résisté aux courants contraires ; au cours du troisième millénaire, il a opté pour le royaume de Dieu et rejeté tous les autres ; au cours du quatrième millénaire, il est resté fidèle à l’antique promesse et ne s’est pas laissé séduire par des projets illusoires. Le trait le plus saillant dans cette démarche plurimillénaire n’est autre que l’espérance ; l’espérance que l’antique promesse, celle faite aux patriarches, finira bien par se réaliser. Nourrir de l’espoir, c’est aussi un trait qui distingue l’homme de la bête : l’homme est un être qui espère et nourrit autant d’espoir qu’il y a de jours. 

Lorsque survint l’expulsion des juifs de la péninsule ibérique, tous les espoirs portés par le judaïsme européen semblaient ruinés pour toujours : quitter deux pays, l’Espagne et le Portugal, où l’on s’était établi depuis près de dix siècles, où avaient essaimé poètes, philosophes et théologiens, ne manqua pas de provoquer une grave crise de conscience dont Spinoza, le descendant de marranes, d’une part et Sabbataï Zewi, le faux Messie de Smyrne, d’autre part, sont, chacun à sa manière, le lointain écho. Le premier a cru bâtir son éthique sur les cendres du messianisme tandis que le second s’est senti assez fort pour hâter la fin et provoquer l’avènement prématuré de l’époque messianique.  Si les lois du développement historique s’étaient pleinement appliquées, ce peuple aurait dû disparaître ; or, il a toujours cherché à réaliser l’impossible en introduisant l’infini dans le fini et l’éternel dans l’éphémère et le transitoire.

Rien ne lui fut vraiment épargné et aucune des grandes mutations mondiales n’a joué en sa faveur. Au sein de l’islam, l’empire ottoman bousculait fortement les tribus arabes tandis que l’Occident chrétien allait être déchiré par les guerres de religion et la Réforme de Luther.  Une évolution se faisait jour, petit à petit émergeait une nouvelle conception de l’Etat, de son rôle et de ses prérogatives. L’ancien front d’une église chrétienne monolithique s’était lézardé : face à l’église catholique se dressait désormais d’autres églises chrétiennes. Les juifs n’étaient plus seuls. L’humanisme et l’esprit des Lumières frayèrent un chemin à l’idée de tolérance que la couronne et le parlement anglais offraient à l’humanité. Y compris aux enfants d’Israël. La notion d’un droit naturel finit par s’imposer : ceux qui pensaient et croyaient autrement avaient à la fois le pouvoir mais aussi le  droit de le faire.

Cette ouverture, cet esprit nouveau, ont permis aux enfants de ce peuple de sortir de leurs ghetti et de rompre un isolement de plusieurs siècles. Malgré le zèle convertisseur de quelques uns de ses adeptes, l’humanisme avait apporté un vent de liberté : Jean Reuchlin, grand hébraïsant et traducteur de quelques textes kabbalistiques, prit la défense des juifs contre les accusations de l’apostat Pfefferkorn. Ces mêmes humanistes redécouvrirent le talmud que l’on condamnait sans même l’avoir feuilleté et soulignèrent une certaine continuité entre la pensée rabbinique et la genèse du christianisme.  L’Europe semblait enfin réaliser que le droit ne pouvait plus tourner le dos à l’éthique. N’était-ce pas la réalisation du verset suivant  (Ps. 85 ;11) :  la grâce et la vérité se sont rencontrées, la justice et la paix se sont embrassées. De fait, l’humanisme, la Réforme et les Lumières ont permis aux juifs, véritables parias de l’Europe, d’être réintégrés dans le concert de la culture européenne.

Les Lumières ont largement inspiré les idéaux de la Révolution française qui a exercé une in fluence plutôt bienveillante sur le sort des juifs d’Europe. Certes, l’octroi des droits civiques se fit attendre, ou bien s’effectua en dents de scie, parfois même fut annulé par la montée en puissance de forces conservatrices attachées à l’ancien système. Malgré toutes ces réserves, les choses avaient changé : dans les pays germaniques l’épopée napoléonienne avait apporté aux populations juives locales une autonomie très appréciée. Au plan géopolitique, le Nouveau monde faisait figure de prolongement de l’ancien, sans en reprendre le cadre politique autoritaire et étriqué. L’Amérique était une terre d’immigration pour des milliers d’hommes et de femmes aspirant à vivre en toute liberté, conformément à leurs idées politiques et à leurs convictions religieuses. Les juifs saisirent eux aussi cette opportunité qui leur permettait de desserrer le carcan européen et de créer des communautés nouvelles. Ce phénomène migratoire était particulièrement vivace au cours de la seconde partie du XIXe siècle au sein du judaïsme allemand. Cette époque marqua le début de la floraison des tendances libérales et réformées du judaïsme américain auquel Léo Baeck apportera son soutien actif, notamment en donnant un enseignement aux élèves rabbins du Hebrew Union College de Cincinnati (Ohio). Toutefois, ces tendances novatrices n’allaient pas tarder à provoquer une querelle des anciens et des modernes au sein du judaïsme. Certains aspects de l’identité juive ne s’accordaient pas vraiment avec la culture européenne dans son ensemble.

Dans ce peuple d’érudits où la prière et l’étude sont intimement mêlées, la nouvelle culture, fraîchement acquise, a maintes fois provoqué l’étiolement des racines de l’ancienne.  Ce processus d’acculturation fut une course désordonnée vers une assimilation dont on n’avait pas mesuré les dangers. Le vernaculaire yddish, le judéo-allemand ou le judéo-polonais furent vite supplantés par un recours quasi- exclusif au haut allemand. Baeck use d’une belle formule : il fallut loger des millénaires dans des décennies. Pour tout apprendre, fallait-il vraiment oublier tout ce que l’on savait précédemment ? Fallait-il tourner le dos à la vénérable tradition biblico-talmudique ?

Ce fut un véritable dilemme pour tous les individus de ce peuple qui, durant de longs siècles, avaient habité dans des pays sans y vivre vraiment car on les empêchait de s’y épanouir pleinement. Et pourtant, ils disposaient de l’épître fort ancienne du prophète Jérémie en son chapitre XXIX : il y recommande aux exilés en Babylonie de s’y établir pleinement, de s’y développer et d’y vivre, de prier pour la paix et la prospérité du pays, «car de son bien-être dépend votre bien-être.»  Est-ce que la missive du prophète du VIe siècle avant l’ère chrétienne était encore d’actualité dans l’Allemgne du XIXe siècle ?  Jétémie ne souffle mot des sacrifices exigés par une telle volonté d’acculturation ni des accidents de parcours tels l’assimilation linguistique et culturelle, la perte de vitesse de la tradition ancestrale, l’érosion du leadership religieux etc… Pour Baeck, Moïse Mendelssohn, le Jérémie du XVIIIe siècle européen, devint le point d’ancrage d’une époque qui n’avait pas encore trouvé ses repères.  Le philosophe juif de Berlin a voulu montrer que la loi de la raison et la loi du Sinaï se complétaient. Il a souligné la provenance commune de certaines pratiques économiques et de quelques doctrines sociales ; mais les promoteurs de ces idées là l’ignoraient, bien qu’ils fussent parfois d’origine juive…

L’Europe ne tarda pas à succomber aux vieux démons de l’antisémitisme. Il y avait plusieurs causes à cela : l’émergence d’un monde nouveau avec ses nouvelles règles, ses déclassés et ses laissés pour compte, tous ces bouleversements sociaux provoquèrent ou attisèrent une hostilité croissante à l’égard des juifs. Alors que le monde nouveau n’avait fait que venir à eux en les arrachant à l’isolement, on voulut voir en eux ses véritables inspirateurs au motif qu’ils en étaient les principaux bénéficiaires.  Ils furent déclarés coupables de tout ce qui n’allait pas. Là aussi, il faut souligner la sobriété et la grande retenue dont Baeck fait preuve alors que ces lignes furent écrites après la tentative d’extermination du judaïsme européen.  C’est donc avec sérénité qu’il aborde l’époque contemporaine à laquelle il assigne quatre objectifs : faire évoluer l »histoire, y compris celle du peuple juif ; faire admettre l’importance et la signification de chaque religion, y compris celle des juifs ; l’équité doit imprégner la législation qui s’applique à tous ; il convient de développer deux idées de manière concomitante : celle de Sion et celle du messianisme.

Confronté à l’actualité, même après la naissance de l’Etat d’Israël dont l’existence restait précaire en raison de l’hostilité de ses voisins arabes, Baeck s’interroge sérieusement sur l’avenir des juifs en Europe. Près de deux siècles d’acculturation avec une science du judaïsme digne de ce nom et une historiographie moderne comparable à toutes les autres, sans même omettre une formation moderne donnée aux rabbins : tout cela n’a pas suffi à installer durablement et pacifiquement les juifs dans la socio-culture européenne…  Il faut dire que de nombreux représentants de l’idéalisme allemand (notamment Hegel) avaient fait du christianisme la meilleure religion qui fût, celle de l’esprit, ramenant le judaïsme au rang d’une simple «religion statutaire» pratiquant «l’ethnicisme».  C’est dire que les multiples tentatives juives en vue de fonder une symbiose culturelle judéo-allemande n’ont pas vraiment été couronnées de succès.

Est-ce que le judaïsme doit se réformer pour être enfin pleinement accepté ? Et, si tel est le cas, comment s’y prendre ? Voici la réponse de Baeck qui paraît frappée au coin du bon sens : il existe une relation dialectique (en termes clairs, des tiraillements) entre une fonds inéluctablement ancien et une forme nécessairement nouvelle. Qu’on en juge par cette citation extraite des dernières pages de ce Sens de l’existence juive :

«Abraham Geiger de Francfort était, certes, très éloigné de Hirsch mais il incarnait comme lui ce renouveau dont il devint l'un des fleurons. Pour lui aussi, la question essentielle et cruciale portait sur ce que la religion renferme d'immuable et d'inaltérable, ce qui lui permit de sauver  l'essentiel. Mais il cherchait aussi à identifier ce qui, de tout temps, ou à un moment particulier, gravitait autour du point central ou cherchait à s'en rapprocher. C'était la tâche échue à la science du judaïsme qu'il a tant cultivée et dont il a profité tout en l'enrichissant. Elle lui en fut d'ailleurs reconnaissante. Mais il fut surtout absorbé par un problème majeur : restaurer la vie religieuse en des temps difficiles.  Par une nouvelle forme de pensée, par une nouvelle manière de prier en communauté, il contribua à enraciner cette nouvelle assurance et la joie qu'elle engendrait. On a généralement  désigné ces efforts par le mot «réforme», un terme aux connotations nombreuses et souvent mal compris. On ne comprend correctement ce qui fut tenté jadis que si l'on restitue à ce terme  son sens originel. La forme devait être régénérée, une forme, maintes fois reliée à des temps anciens et qui menaçait de devenir difforme, elle allait redevenir une forme ou l'expression d'un symbole et d'une idée. Partant, une réforme authentique ne pouvait pas exister sans se préoccuper en permanence d'un fondement pérenne. On pourrait même dire qu'elle présuppose l'existence d'un élément conservateur. Faute de quoi, on irait d'une absence de forme dans le passé à une absence de forme dans le futur.  De même que l'élément conservateur se scléroserait sans réforme, ainsi la réforme, sans élément conservateur, serait une coque vide de tout contenu. L'accent n'est pas mis au même endroit ici et là-bas, les conservateurs privilégient ce qui existe déjà tandis que les réformateurs portent leur attention sur ce qui est en devenir ; mais dans les deux cas la volonté reste la même. Chez Geiger, cette volonté  a toujours été très forte car sa préoccupation majeure était de rénover la religion.  Aux communautés il entendait tenir un discours nouveau sur  la religion et la révélation.»

Telle était l’image des communautés juives d’Europe au lendemain de la seconde guerre mondiale : elles demandaient à être reconstruites. Fallait-il tout abandonner pour se réfugier en Israël, petit Etat entouré d’ennemis implacables qui ne lui laisseront jamais un seul instant de paix et de sérénité ? Devait-on abandonner l’héritage judéo-européen au lieu de le préserver ? Israël et Ismaël seraient-ils condamnés à ne jamais s’entendre, à ne jamais vivre en paix ? Baeck ne pouvait s’y résoudre. Appelant de ses vœux un dépassement des différences au sein même du peuple juif, et notamment entre ashkénazes et séfarades à l’intérieur des frontières d’Israël, il appelle de ses vœux une réconciliation entre les frères ennemis, une résurgence de la fraternité d’Abraham. Y a-t-il une lueur d’espoir ? Baeck semble jeter un regard plutôt désabusé sur les prouesses de la technologie… C’est un rescapé de la seconde guerre mondiale qui a connu l’extermination ainsi que le recours à l’arme atomique… Il relève que la technique de l’humanité est à double tranchant : ce que les uns construisent, d’autres le détruisent…

Ce n’est sûrement le fruit du hasard si l’auteur revient sur la notion de tsaddiq, de Juste, l’homme qui vit par et pour sa foi, comme le dit le prophète Habacuc 2 ; 4). Car si la proximité à Dieu est la valeur suprême, seules perdurent les œuvres de l’esprit. Tel est le testament philocophico-religieux de l’auteur qui signait là son dernier ouvrage, un grand livre de théologie juive contemporaine.

                       




 

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