JOACHIM GNILKA, QUI SONT LES CHRETIENS DU CORAN ? PARIS, CERF, 2009
La version allemande du titre de ce sympathique petit ouvrage qui demeure passionnant en dépit de quelques digressions, est plus adéquate au contenu : il s’agit d’une Spurensuche, d’une traque d’indices pour découvrir quelque chose. L’auteur est sur la trace de quelque chose, en l’occurrence de quelles informations disposaient le prophète de l’islam et le Coran pour parler des chrétiens ? Quelle connaissance avait-on alors, dans ces milieux là, des autres écrits religieux, notamment du judaïsme et du christianisme ? Et qu’entendait-on par la religion de Moïse et la religion de Jésus ?
JOACHIM GNILKA, QUI SONT LES CHRETIENS DU CORAN ? PARIS, CERF, 2009
La version allemande du titre de ce sympathique petit ouvrage qui demeure passionnant en dépit de quelques digressions, est plus adéquate au contenu : il s’agit d’une Spurensuche, d’une traque d’indices pour découvrir quelque chose. L’auteur est sur la trace de quelque chose, en l’occurrence de quelles informations disposaient le prophète de l’islam et le Coran pour parler des chrétiens ? Quelle connaissance avait-on alors, dans ces milieux là, des autres écrits religieux, notamment du judaïsme et du christianisme ? Et qu’entendait-on par la religion de Moïse et la religion de Jésus ?
Le premier problème qui se pose à l’historien des religions et au spécialiste des religions comparées n’est pas de savoir si le Coran avait connaissance des écrits religieux précédents mais sous quelle forme il en eut connaissance ? Rappelons qu’au terme de la révélation coranique, censée avoir duré environ vingt-deux ans (première partie du VIIe siècle), même le judaïsme rabbinique achevait tout juste sa mutation (clôture du talmud de Babylone en 500 de notre ère) tandis que le christianisme achevait d’intégrer les décisions des conciles de Nicée (325) et de Chalcédoine (451). Nous sommes donc à une époque où les grandes tradition juives et chrétiennes sortent des limbes et ne se sont pas encore solidifiées (d’autres diraient sclérosées). L’islam naissant nous offre donc la possibilité de découvrir certains états antérieurs de ces textes que nous ne connaissons, pour notre part, que sous leur forme canonique, c’est-à-dire passées par le filtre ou le tamis des orthodoxies religieuses. L’auteur donne d’ailleurs un excellent aperçu d’un aspect peu connu de ces trois religions qui se parlaient encore, communiquaient et s’inspiraient les unes des autres, en analysant, grâce à l’aide d’un orientaliste allemand, les inscriptions du Dôme du rocher à Jérusalem.
Mais revenons au début : les spécialistes qui se sont penchés sur l’origine de l’islam ont, pour certains, voulu y voir une hérésie chrétienne, ce qui est peu vraisemblable car l’innovation du Coran consiste justement à dénoncer le dogme de la divinité trine et à nier que Dieu ait jamais engendré ni été lui-même engendré (la yalid wa-la yulad). En fait, l’islam a pu connaître, en son temps, un groupement religieux, presque entièrement disparu, mais qui était jadis en pleine force, le judéo-christianisme : c’est à ce sujet que le présent ouvrage est consacré. C’est donc la recherche scrupuleuse, sans parti pris, qui se déroule sous yeux : ce groupe judéo-chrétien dont les contours resteront mal définis, a joué un rôle majeur dans l’émergence de l’islam. Ces juifs, restés attachés à la Tora de Moïse, pratiquaient la circoncision et observaient els interdits alimentaires ainsi que le repos sabbatique. Ils considéraient Paul comme un apostat et se rattachaient principalement à l’église de Jérusalem sous la direction de Jacques et de Pierre.
Ce sont probablement ces hommes là, donc ces judéo)chrétiens que vise le Coran lorsqu’il évoque les NASARA, probablement en pensant à la ville de Nazareth. C’est dans la sourate 2, la plus longue avec ses 286 versets, que nous glanons des renseignements de première importance : on nous parle des croyants et des incroyants, mais à l’échelon intermédiaire se placent les juifs et les Nazaréniens qui sont regroupés dans la même sourate sous l’appellation (2 ; 105-109) de gens du livre (ahl al-kitab). Mais une autre sourate, la sourate 5, offre un tableau encore plus complet sur ces judéo-chrétiens. On y parle de l’envoyé du Seigneur venu apporter la lumière à l’humanité. Et c’est là qu’il est fait reproche aux chrétiens de voir en Jésus, fils de Marie, le fils de Dieu. Du coup, ces nazaréniens deviennent des incroyants, des polythéistes qui associent d’autres divinités à Dieu (musrrikoun). C’est alors qu’il est déconseillé aux musulmans d’en être les amis : Ô vous qui croyez, ne prenez pas pour amis les juifs et les nazréniens. Ils sont les amis les uns des autres. Celui qui, parmi vous, les prend pour amis, est l’ un des leurs…
Intervient alors dans deux autres sourates coraniques (9 et 57) une curieuse mention portant sur un certain Uzaïr en lequel il faudrait voir Esdras, sous la conduite duquel les Judéens revinrent de l’exil en Babylonie. C’est lui qui donna lecture de la Tora devant le peuple rassemblé. Le Coran prétend que les Judéens le divinisaient et en parlaient comme d’un fils de Dieu… Or, nous ne trouvons nulle part trace de cela.
Mais pour quelles raisons le Coran ne parle-t-il pas de chrétiens ni de christiens mais simplement de NASARA, c’est-à-dire de nazarénien ou de nazoréen, auquel recourent parfois les Evangiles ? Quelle différence y a-t-îl entre ces deux vocables associés à Jésus, nazarénien et nazoréen ? Dans les sources juives anciennes, l’appellation de Jésus est bien Yeshou ha-Notsri (Jésus de Nazareth) et alors quid de Nazoréen ? On peut se rabattre, faute de mieux, sur une racine sémitique qui donne en hébreu NSR et signifie observer, préserver, respecter… Cela signifierait alors que certains adeptes de la nouvelle religion voyaient en leur Seigneur celui qui respecte la Loi de Moïse, signant ainsi leur appartenance à ce groupe judéo-chrétien dont nous parlions supra… Dans les Actes des Apôtres (22 ;8), la question posée à Saül (Paul) : Je suis Jésus, le nazoréen, que tu persécutes… est intéressante. Ou encore dans Jean 19 ;19 : je suis Jésus le nazoréen, roi des juifs
Comment appréhender une telle appellation ? Avant d’être conféré à Jésus lui-même, le terme nazoréen a dû être attribué à ses sectateurs ; ce n’est qu’ensuite qu’il lui fut transféré, en sa qualité de chef d’un groupe qui se reconnaissait en lui.
Le groupe judéo-chrétien dont les nazoréens sont le prototype eût eu une plus glorieuse histoire et eût été bien mieux partagé, n’eût été la guerre de Rome contre les juifs et la destruction du temple en l’an 70. A partir de ce moment là, les dés sont jetés, la partie est virtuellement gagnée par le pagano-christianisme. On le voit dans les épîtres de Saint Paul aux Romains, aux Galates, par exemple, où il insiste sur la libération du joug de la loi et sur la nécessité d’élargir le sein d’Abraham. D’ailleurs, aucun matériau paulinien n’est présent dans les textes coraniques qui préfèrent les dits matthéens car Saint Matthieu partageait un peu les vues du judéo-christianisme. Mais les vicissitudes de la guerre judéo-romaine ont isolé aussi les hudéo-chrétiens qui étaient écartelés entre leur attachement viscéral aux lois juives et leur amour pour Jésus en qui ils voyaient le Messie-sauveur tant attendu par leur peuple.
Vers l’an 90/100 fut intégrée dans la prière statutaire des dix-huit bénédictions la fameuse malédiction à l’encontre des minim, probablement les judéo-chrétiens. Rejetés par les deux bords, ces hommes étaient promis à une disparition certaine, ce qui s’est bien produit.
Mais avant de disparaître, ils ont tout de même joué un rôle historique puisqu’ils ont transmis à une autre tradition religieuse leurs propres croyances et leurs conceptions religieuses. Comme ces gens étaient assez précisément orientés religieusement, les données qu’ils ont convoyées vers d’autres cultures portaient une marque spécifique : les morceaux d’Evangiles qu’ils ont donnés à d’autres nous renseignent à peu près sur les positions doctrinales de l’église naissante. Restés attachés aux traditions juives, leur legs spirituel et religieux était bien plus imprégné d’idées de l’Ancien Testament que de celles du Nouveau.
Mais des liens avec l’Evangile n’en sont pas moins présents, notamment avec le Sermon sur la montagne. La parabole du semeur (Mt. 13 ; 1-9 ) inspire clairement la sourate 48 ; 29 que voici : voici la parabole qui concerne ceux qui veulent plaire à Dieu dans l’Evangile : ils sont semblables au grain qui fait éclore la semence, puis il devient robuste, il grossit et se dresse sur sa tige. Et le semeur est saisi d’admiration. En revanche, la notion du royaume du ciel ou de Dieu tient peu de place dans le Coran qui se contente de dire que la royauté des cieux et de la terre appartient à Dieu…
Ce n’est pas n’importe quel judéo-christianisme qui est repris ici, c’est bien celui qui ne s’est pas laissé enfermer dans la grande église, devenue l’apanage quasi exclusif du pagano-christianisme. L’auteur de ce livre, Gnilka, donne plusieurs définitions du judéo-christianisme : celle de Hans-Joachim Schöps : un groupe judéo-chrétien qui se différencie de la grande église. Adolph von Harnack : les chrétiens qui ont maintenu, dans leur ensemble… les formes nationales et politiques du judaïsme et l’observance de la loi de Moïse, sans les réinterpréter… ou qui ont rejeté ces formes tout en conservant une certaine prérogative juive au sein du judaïsme… Pour Günter Stemberger de Vienne, c’est encore plus clair : l’origine juive et le lien durable avec le judaïsme
Irénée de Lyon (ob. 200) parle de l’Evangile des Ebionite qu’il identifie avec ces judéo-chrétiens dont nous parlons. Ebion, pluriel ebionim veut dire en hébreu pauvre, humble. Dans leur credo, Paul est taxé d’apostasie car, disent-ils, il a trahi la loi et les commandements de la Tora (allusion probable au rejet de la circoncision et aux règles et interdits alimentaires). Ces Ebionites rejetaient la naissance virginale de Jésus alors que leur source évangélique préférée, Matthieu, l’accepte et en parle.
Comme toutes ces traces de christianisme dans le Coran semblent être des résumés et pratiquement jamais des citations fidèles verbatim, on peut imaginer qu’il s’agissait de communications orales ou empruntées à d’autres sources, comme des compilations du genre du Diatessaron, une harmonisation des quatre Evangiles. Il s’agit d’un résumé issu du IIe siècle environ, accessible en grec ou plus vraisemblablement en syriaque. Et si l’on ajoute à ce tableau des Evangiles apocryphes datant de ce que l’on nomme l’Enfance du christianisme (Etienne Trocmé) on obtient un tableau à peu près complet des sources ayant pu servir de base à une connaissance de ce judéo-christianisme.
Il est un autre élément que l’on ne s’explique pas bien, c’est l’identification de la Tora et des Evangiles par le Coran : la même idée se retrouve chez un auteur musulman du Xe siècle, Ibn Hazm auteur des Fisal. Il mettait bout à bout des citations des Evangiles et de la Tora et avait tôt fait de les récuser en arguant de leurs apparentes contradictions : or, dit-il, Dieu ne saurait se contredire. Partant, ces deux textes ne présentent pas la parole du Dieu unique… On trouve cette identification dans les Pseudo-clémentines, un ouvrage fort ancien qui résume toutes ces conceptions judéo-chrétiennes et souscrit à cette concordance, réelle ou supposée, entre ces deux écrits révélés, la Tora et l’Evangile.
Dans ce milieu bien spécifique, un rôle particulier est dévolu à la Sagesse sous la conduite de laquelle les hommes effectuent la traversée de l’Histoire. Celle-ci commence avec Adam. La sagesse affirme qu’elle se cherche une demeure et elle s’incarne dans différents hommes (Abraham ; Moïse, Jésus), envoyés et prophètes du Très-haut pour guider les hommes.
Quel rôle est donc dévolu à Jésus dans le Coran qui le cite dans 14 sourates ? Pour ce texte, Jésus n’est pas vraiment mort sur la croix. La phrase arabe walakin shabbiha lahum est difficile à traduire. Elle voudrait dire, il leur a fait apparaître… Deux théories sont possibles : ce n’est pas Jésus qui fut crucifié mais un autre qui lui ressemblait (thèse de la substitution) ou bien on leur a fait croire qu’il le fut (thèse de l’illusion). Mais dans les deux cas, le Coran n’admet pas qu’il fut fils de Dieu, ainsi que nous le notions plus haut. Il y a aussi le rejet catégorique de la divinité trine : Ô gens du livre ! Ne passez pas la mesure dans votre religion : ne dites sur Dieu que la vérité. Oui, Jésus, fils de Marie, est le prophète de Dieu, sa parole qu’il a jetée en Marie, un esprit émanant de lui. Croyez dons en Dieu et en ses prophètes. Ne dites pas : trois !
Au fond, le Coran qui se fait le champion d’un monothéisme absolu, voire exacerbé, ne pouvait se rapprocher que d’un christianisme encore relié à ses racines juives, c’est-à-dire le judéo-christianisme. Toutefois, on a pu voir qu’il ne citait pas fidèlement les textes vétéro-testamentaires, mais seulement des interprétations midrachiques ou talmudiques, provenant de messages oraux ou de controverses entre adeptes de différents cultes. D’où les admonestations aux gens du livre.
Peut-on parler d’un Tritonome, comme suite au Deutéronome ? Dieu seul le sait : Allah ya’lém