RICHARD AYOUN : HOMMAGE POSTHUME A UN GRAND HISTORIEN.
Une identité sefarade ? Une cause chère au cœur de l’historien.
Ce que le judaïsme a réussi au XIXe siècle sous l’inspiration de tels hommes est de portée universelle… Cette phrase de Pierre Chaunu, au terme de sa préface à la thèse de Richard Ayoun sur Mahir Charleville (1814-1888), est frappée au coin du bon sens et devrait aussi s’appliquer à l’œuvre de l’auteur disparu. Richard Ayoun a courageusement entrepris de débroussailler un champ d’études qui a avait été quelque peu délaissé, mais qui parvint, grâce à ses gigantesques efforts, à se frayer un chemin dans le monde académique des études juives. Le judaïsme algérien ou tout simplement d’Afrique du nord, est longtemps resté le parent pauvre de la science du judaïsme dont l’intérêt un peu exclusif, a longtemps reflété ses origines européennes et germaniques.
Mêlant adroitement une longue quête identitaire avec des recherches historiques, menées de main de maître, mais sans jamais verser dans un folklore de mauvais aloi, Ayoun n’a pas seulement rempli sa mission de chercheur de haut niveau, il a aussi dispensé un savoir historique digne de ce nom à des milliers d’étudiants (ce n’est pas une hyperbole), désireux de comprendre une partie de leurs origines, de leur histoire, celle qu’ils avaient quittée en abandonnant précipitamment leur Afrique du nord natale. Ce ne fut pas une tache aisée car ces auditeurs, parfois même candidats à des travaux de maîtrise et de doctorat, confondaient souvent, quoiqu’en toute bonne foi, une approche critique de l’histoire , celle qui les avait produits et les avait vu naître, avec des traditions familiales, certes sympathiques, mais qui relevaient plus de la mémoire que des documents d’archives…
RICHARD AYOUN : HOMMAGE POSTHUME A UN GRAND HISTORIEN.
Une identité sefarade ? Une cause chère au cœur de l’historien.
Ce que le judaïsme a réussi au XIXe siècle sous l’inspiration de tels hommes est de portée universelle… Cette phrase de Pierre Chaunu, au terme de sa préface à la thèse de Richard Ayoun sur Mahir Charleville (1814-1888), est frappée au coin du bon sens et devrait aussi s’appliquer à l’œuvre de l’auteur disparu. Richard Ayoun a courageusement entrepris de débroussailler un champ d’études qui a avait été quelque peu délaissé, mais qui parvint, grâce à ses gigantesques efforts, à se frayer un chemin dans le monde académique des études juives. Le judaïsme algérien ou tout simplement d’Afrique du nord, est longtemps resté le parent pauvre de la science du judaïsme dont l’intérêt un peu exclusif, a longtemps reflété ses origines européennes et germaniques.
Mêlant adroitement une longue quête identitaire avec des recherches historiques, menées de main de maître, mais sans jamais verser dans un folklore de mauvais aloi, Ayoun n’a pas seulement rempli sa mission de chercheur de haut niveau, il a aussi dispensé un savoir historique digne de ce nom à des milliers d’étudiants (ce n’est pas une hyperbole), désireux de comprendre une partie de leurs origines, de leur histoire, celle qu’ils avaient quittée en abandonnant précipitamment leur Afrique du nord natale. Ce ne fut pas une tache aisée car ces auditeurs, parfois même candidats à des travaux de maîtrise et de doctorat, confondaient souvent, quoiqu’en toute bonne foi, une approche critique de l’histoire , celle qui les avait produits et les avait vu naître, avec des traditions familiales, certes sympathiques, mais qui relevaient plus de la mémoire que des documents d’archives…
Existe-t-il une identité séfarade spécifique avec des variantes alternativement marocaine ou algérienne ? Richard Ayoun qui lisait bien Emmanuel Lévinas a dû se souvenir d’une boutade de ce dernier : quand on s’interroge sur son identité juive, c’est qu’on est en train de la perdre, voire qu’on l’a déjà perdue… Or, à l’époque du grand rabbin Charleville, les juifs de France commençaient à ressentir durement la perte des structures traditionnelles communautaires (la kehilla) qui n’avaient pas encore été remplacées efficacement. L’homme juif se trouvait donc, seul ou presque, en quête d’une identité nouvelle, dans une société française qui –centralisme jacobin oblige- n’ a jamais vraiment privilégié les différences… De sujet à peine toléré, le juif acquérait, au moins théoriquement, des droits civiques qui le mettaient à égalité avec tous les autres citoyens du pays. Les juifs d’Algérie allaient donc vivre une véritable révolution, surtout après le Décret Crémieux, qui leur éloignait de structures encore plus traditionnelles que celles de leur coreligionnaires de métropole. Ce ne fut sûrement pas facile à gérer, pour le grand rabbin Charleville, comme pour ses collègues en charge des autres communautés d’Algérie… C’est cette «mis à niveau», cette acculturation que ce digne pasteur d’Israël s’évertuait de traduire dans les faits.
Cette activité d’enseignant, principalement déployée dans le cadre l’Ecole Nationale des Langues Orientales (Langues-O.), lui valut une notoriété et une popularité plutôt rares dans notre champ d’études. Il savait que la vulgarisation est un art noble que seuls les grands spécialistes peuvent se permettre. Car lorsqu’il enseignait dans un cadre universitaire proprement dit, il ne disait jamais rien qu’il n’ait lu quelque part : un rapide coup d’œil sur le second volume de sa thèse, entièrement aux notes contient d’innombrables renvois à des documents d’archives, sans lesquels son travail sur le grand rabbin Mahir Charleville aurait fourmillé de ficta et non de facta…
La réputation de ce grand universitaire français avait largement dépassé les limites de l’Hexagone : aux Etats Unis d’Amérique mais aussi au Canada, et en Israël, ses travaux et ses recherches étaient connus et très appréciés par des émigrants qui avaient quitté leur Maroc ou leur Algérie natale. Ces personnes souhaitaient maintenir en vie le lien qui les unissait à leurs traditions passées, à leur histoire. Et elles voyaient en Richard Ayoun un spécialiste à même de remplir cette mission de résurrection du passé.
Un hommage unanime
Dans le fascicule de la revue Brit, publié après la disparition de Richard Ayoun, les éditeurs ont eu la bonne idée de reprendre des études de l’auteur qui implique sa propre histoire dans celle, plus vaste, du milieu, qui le vit naître. Ainsi parle-t-il de sa grand mère qui lui racontait certaines histoires mais il évoque aussi la mémoire, nécessairement plus lointaine, de son trisaïeul de Tétouan, fameux Maroc espagnol où se fixèrent tant de descendants des sefarades expulsés de la péninsule ibérique.
Ce savant, trop tôt disparu, a aussi jeté des passerelles entre des cultures et des peuples que les aléas de la vie et de l’histoire ont contribué à séparer, voire même à opposer. Je veux parler des relations entre les juifs et les musulmans d’Afrique du nord. Ce ne fut pas toujours facile mais il faut lire les messages de reconnaissance et d’amitié envoyés par ses étudiants et collègues d’Afrique du Nord pour mesurer les mérites qui reviennent à Richard Ayoun : à des gens que tout avait fini par opposer+, il a appris à mieux se connaître, à se respecter et à apprécier l’héritage qu’ils avaient en commun… En se faisant les médiateur des cultures il en favorisait assurément le dialogue, dans le sillage d’un grand maître de la littérature judéo-arabe, le regretté professeur Haïm Zafrani, membre de l’Académie Royale du Maroc. Ainsi, à Paris, sous les auspices de la culture et de l’université françaises, des musulmans du Maroc et des juifs originaires de ce pays pouvaient dialoguer. Richard Ayoun a contribué à apprendre à ces étudiants étrangers les subtilités de la recherche historique, leur permettant de découvrir que leur héritage était multiple, tissé d’influences dont ils n’avaient pas idée…
Quelle est la fonction dévolue à l’historien ? Si le philosophe est censé nous faire comprendre les raisonnements et nous guider dans des pensées parfois difficiles, l’affaire de l’historien est de faire revivre l’histoire, de redonner la parole aux morts, de ressusciter le passé. Pour illustrer cette idée, la tradition juive a repris une métaphore issue du Cantique des Cantiques : dovév sifté yeshénim : remuer les lèvres des gisants. C’est justement ce que fit Richard Ayoun qui a tiré de l’oublie une personnalité comme le grand rabbin Mahir Charleville qui n’a pas vraiment été une personnalité de premier plan, mais qui a apporté une importante contribution aux communautés juives d’Algérie au cours du XIXe siècle. Mais l’auteur n’ pas jeté son dévolu sur cet «inconnu» afin de consentir le moindre effort ; tout au contraire, il a dû se livrer à un épuisant travail de collation des sources, des témoignages et transcrire aussi, parfois, des documents manuscrits avec, le plus souvent, des abréviations indéchiffrables.
Mahir Charleville, une carrière rabbinique atypique
Le travail de Richard Ayoun a donc consisté à se faire l’historien du judaïsme d’Afrique du Nord. Dans le grand et beau livre que nous allons découvrir dans un instant, il a choisi d’analyser et des présenter des influences, une interaction, des échanges, entre un rabbin né et formé en France métropolitaine (comme on disait jadis) et des communautés tout juste intégrées au nouveau système consistorial.
Né à Metz, Charleville a fait ses études rabbiniques entre 1830 et 1839 à Metz, à une époque où le judaïsme d’Europe, c’est-à-dire principalement celui d’Allemagne d’où vinrent les principales impulsions, était traversé par différents courants, responsables de ses profondes mutations. Avec l’aisance de l’homme qui domine souverainement son sujet, Richard Ayoun brosse pour nous une esquisse de l’historiographie juive en ces débuts du XIXe siècle. Il n’oublie pas les grands noms de cette science du judaïsme qui fit dire alors à Heinrich Grätz (ob. 1891) que de religion la foi d’Israël était devenue une science… C’était un monde nouveau qui se substituait lentement à l’ancien apportant avec lui autant d’effets bénéfiques que délétères et surtout, creusant au sein du judaïsme traditionnel des clivages qui iront en s’aggravant. En effet, le séminaire théologique détrônait presque complètement les académies talmudiques traditionnelles qui ne résistaient plus guère. Or, le judaïsme français du XIXe siècle n’était, en réalité, qu’une sorte de clonie intellectuelle et culturelle de son puissant voisin d’outre-Rhin.
La ville de Metz avait été choisie pour abriter la nouvelle Ecole Centrale Rabbinique pour au moins deux raisons : la première, la plus apparente est de nature matérielle, le coût de la vie y était moins onéreux qu’à Paris. Mais la vraie raison, la seconde, était la longue tradition religieuse juive de cette ville qui avait pour Hinterland les grandes communautés juives de Francfort sur le Main et d’Allemagne, en général. L’esprit y était donc moins moderniste qu’à Paris où des velléités réformatrices commençaient de se manifester avec force. Il n’y avait pas dans la grande ville lorraine d’intellectuel de l’envergure d’Ernest Renan…
Il est intéressant de voir que les programmes enseignés aux candidats rabbins couvraient à la fois des matières profanes (et notamment l’acquisition d’une langue française écrite et parlée parfaite) ainsi que la Bible, la littérature talmudique et midrashique, et, bien évidemment, les grands codes religieux. Derrière ces choix se profilait aussi une conception du judaïsme : devait-on le considérer comme une simple religion et dans ce cas les juifs de France devaient être une communauté religieuse comme une autre, ou devait-on, au contraire, y voir un peuple, c’est-à-dire une communauté nationale, en transit, dans l’attente de jours meilleurs ? Les notables juifs de la période napoléonienne et post-napoléonienne optaient naturellement pour la première solution. Par voie de conséquence, on devait accorder au messianisme d’Israël en exil un rôle purement religieux et guère politique, c’est-à-dire récuser toute idéologie sioniste. Ce n’est pas un hasard si cette idéologie a commencé par se faire bien plus d’adeptes en Europe de l’Est et dans les pays de l’aire culturelle germanique. A ce propos, il faut préciser que l’Ecole Centrale Rabbinique (ECR) dispensait aussi des cours de langue allemande afin de barrer la route au yiddish qui fut, au préalable, la langue presque exclusive, des sermons synagogaux.
Les notes obtenues par le futur grand rabbin Charleville à l’ECR sont plutôt médiocres et les mentions sont toujours passables. Toutefois, le jeune homme, frais émoulu rabbin, ne ménage pas ses efforts et vers la fin de 1840, Il prodigue des leçons de philosophie aux élèves de l’école juive locale. La variété des thèmes abordés ou traités est impressionnante : Descartes, Malebranche, Spinoza, Pierre Bayle, Leibniz, etc… Toutes ces problématiques nourriront les sermons que tiendra le futur rabbin au cours de ses différentes affectations tant en France qu’en Algérie.
L’un des tout premiers postes de l’intéressé ne fut autre que la ville de Lyon dont les notables (mais pas les administrateurs officiellement en charge de la communauté juive locale) furent impressionnés par les sermons de ce stagiaire de passage. Les finances communautaires ne permettaient pas vraiment d’embaucher correctement un tel cadre ni de lui allouer un traitement en rapport avec ses diplômes et ses compétences. Charleville fut néanmoins employé par la communauté lyonnais et là il eut à connaître son premier conflit avec les administrateurs laïques. Sans revenir sur des structures communautaires dont Richard Ayoun explique fort bien la genèse, il y eut toujours des rivalités entre les laïques, généralement peu religieux et irrespectueux de l’orthodoxie traditionnelle (ce qui était parfaitement leur droit) et les rabbins, chargés ex officio de veiller au déroulement d’une vie religieuse en accord avec les préceptes de la Tora. Cette double démarche, assez contradictoire, pouvait susciter des frictions plus ou moins vives. C’est ce qui se produisit lorsqu’un administrateur contesta l’orientation d’un sermon de Charleville qui reliait la sortie d’Egypte à un précepte du Décalogue, en l’occurrence le respect du repos et de la solennité du chabbat. La direction laïque de la synagogue prit cette explication comme une critique publique de sa propre conduite. Un administrateur répliqua que la seule loi qu’il reconnaissait et se sentait tenu d’appliquer était… le Code Civil. On peut mettre cette bévue sur le compte de l’extrême jeunesse d’un rabbin, plein de bonne volonté mais absolument inexpérimenté… Il demeure que cette opposition eut des conséquences tant pour l’administrateur Samuel Heyman de Ricqlès qui fut contraint à la démission que pour le rabbin qu’elle accompagna durant toute sa carrière…
De Lyon à Dijon
Mais comme le note l’auteur, si la situation à Lyon était instable, celle qui prévalait à Dijon était proche de la guerre civile. A la suite d’élections communautaires dont les résultats sont contestés soit par les uns, soit par les autres, Charleville est non seulement élu rabbin de la ville mais même porté à la tête de la communauté… Il est absolument rarissime que dans le cadre des structures nouvelles, un rabbin occupe de telles fonctions… Ceci fut pourtant le cas et contribua à ramener le calme. Prenons connaissance d’un extrait du discours du nouveau rabbin lors de son installation :
Placés au milieu du monde en travail, initiés aux nobles labeurs de leurs concitoyens, enveloppés d’une atmosphère scientifique et industrielle, les Israélites, par leur complète émancipation, se sont subitement trouvés dans un monde nouveau, dans une nouvelle ère d’activité. Les derniers cinquante ans leur ont valu dix siècles. Mais cette époque heureuse parmi toutes fut, pour un grand nombre d’Israélites, une époque d’un laborieux enfantement, et fut une crise sociale, car leurs yeux habitués aux ténèbres furent éblouis par l’apparition subite de la lumière ; leurs oreilles qui tintaient encore des cris de tortures et du bruit des chaînes furent abasourdis par des cris de liberté… ( p 130)
Ces propos, bien sentis, ne reflètent pas l’optimisme béat d’un jeune guide spirituel mais expriment un sentiment équilibré sur la situation présente : l’Emancipation des juifs ne fut pas celle du judaïsme, dit-il plus loin, et les juifs, pris individuellement, ont oublié la solidarité élémentaire qui aurait dû les liens les unissant à leurs frères moins bien partagés qu’eux…
Durant toutes ces années dijonnaises où le jeune rabbin trouve enfin le repos et fonde une famille, tant d’événements se produisent mais dont il n’a pas su ou pas pu tirer profit : est-ce la divine Providence qui lui a refusé son précieux concours ? A-t-il été victime de son intégrité morale qui lui interdisait tout opportunisme, une qualité absolument décisive si l’on veut vraiment remporter une élection, quelle qu’elle soit ? Richard Ayoun se révèle fin psychologue en décrivant cette vie traversée par tant d’aléas : durant la guerre de Crimée, alors que l’armée d’Orient guerroyait, on pense à lui et à un autre rabbin pour aller au chevet des soldats israélites blessés au combat et leur apporter le réconfort que les aumôniers de toutes les religions sont à même de prodiguer. La chose ne se fera pas. Mais il y eut aussi de sérieuses déconvenues qui émaillèrent avec une triste régularité cette carrière rabbinique : Paris en 1847 alors qu’il avait été choisi pour assurer l’intérim et que Adolphe Franck , professeur au Collège de France le soutenait. L’autre candidat avait un mentor non moins prestigieux, Adolphe Crémieux qui emporta le scrutin en faveur de son candidat ; à Lyon aussi, en 1851, nouvel échec et pour clore le tout , encore un échec en 1853 à Nancy. On comprend, dès lors, l’étrange conseil prodigué par le directeur d’une publication juive de l’époque à cet «enfant chéri de la défaite» de quitter la carrière rabbinique puisque celle-ci s’entêtait à méconnaître ses talents… Un conseil que l’intéressé n’a pas suivi…
Richard Ayoun a pris le part de parler des derniers postes rabbiniques de Charleville et d’isoler ainsi les années oranaises… Mais cette subdivision ne nuit pas vraiment à la lecture de cette thèse.
C’est donc à Versailles que Charleville achèvera sa carrière de rabbin et c’est là qu’il décédera, terrassé par une crise d’apoplexie alors qu’il donnait son cours d’instruction religieuse au lycée de Versailles. Les fins de vie ne sont guère facile, surtout pas à cette époque où il n’était pas rare que les veuves connussent les affres de la misère et les stigmates du déclassement social.
Grand Rabbin d’Oran
L’un des moments les plus importants du ministère rabbinique de Charleville en Algérie fut sans conteste le discours qu’il tint en mai 1865 devant l’empereur Napoléon III qui effectuait sa seconde visite officielle en Algérie. Charleville demanda, poliment mais clairement, la naturalisation française pour ses coreligionnaires :
Sire, cinquante mille de nos coreligionnaires protégés par le drapeau glorieux de la France, sans patrie depuis bien des siècles,, sont encore aujourd’hui sans patrie. Ils osent vous la demander, Sire. Tous leurs efforts comme de leurs frères de la mère-patrie tendent à s’en rendre dignes. Ils n’ont appris jusqu’à ce jour de l’unité de la législation française, qui seule a fait baisser toutes barrières que les préjugés avaient élevées devant la sainteté d’une foi religieuse, que sa loi pénale. Qu’ils connaissent également sa loi civile, ce monument impérissable et civilisateur de Napoléon Ier ; ou plutôt , Sire, daignez leur permettre de se régénérer par le sentiment de la patrie, sentiment profond chez l’Israélite, qu’il confond dans sa conscience avec le dévouement qu’il soit à son bienfaiteur. Si la religion de ses pères est si sacrée pour lui, il ne comprend pas moins la religion du cœur ; il appelle Saint Bernard l’ange de l’Eternel et Cyrus son élu. (p. 245)
Dans ses efforts d’intégration, d’acculturation, voire même d’assimilation (mais non religieuse) à la France, Charleville va se heurter à de fortes personnalités juives locales, attachées (d’abord à leur propre pouvoir personnel) et aussi à certaines traditions. Or, l’attachement à la France comportait aussi quelques allégeances nécessaires, comme le service militaire national. En patriote français plutôt cocardier (l’époque l’exigeait) ,le grand rabbin Charleville ne pouvait que plaider pour une intégration complète dans le vie de la nation ; or, cela impliquait aussi le service militaire qui déplaisait fortement aux parents, malheureux de voir leurs fils les quitter pour aller vers un avenir incertain… Ces craintes se focalisèrent dans le conflit opposant le grand rabbin à un notable très puissant de la communauté oranaise, Simon Kanoui. En 1876, le grand rabbin qui a déjà 52 ans, annonce qu’il accueillerait favorablement une mutation, un transfert en France métropolitaine. Ce qui se produira peu de temps après, la même année : une lettre de son collègue parisien Zadoc Kahn lui apprend sa nomination à Versailles : la greffe du rabbin métropolitain en Algérie n’a pas pris. Il faut dire que la transition fut parfois brutale ; les juifs orientaux ne pouvaient passer en dix ou vingt ans de leur existence miséreuse et parfois même arriérée au judaïsme moderne, éclairée, tel que préconisé par Moïse Mendelssohn, par exemple, la figure de proue de l’Aufklärung berlinoise. Alger n’est pas Berlin et Oran n’est pas Vienne…
Au fond, pouvait-il en être autrement ? Deux décennies après la mort de Charleville (ob. 1888, la même année que Samson-Raphaël Hirsch), la question de l’intégration des juifs d’Algérie se posera de manière radicalement différente : les juifs seront heureux de montrer leur disponibilité à verser leur sang pour leur mère-patrie. Des hommes comme le grand rabbin Charleville y ont contribué. C’est un mérite que l’on ne peut pas leur contester.
C’est donc une œuvre de grande valeur que nous laisse Richard Ayoun, lui qui nous fait connaître une la vie d’un grand serviteur de la France et de la religion d’Israël.*
* Une vie d’historien. Hommage à Richard Ayoun. In BRIT, revue des juifs du Maroc. Numéro spécial, hiver 2008.
Le grand rabbin Mahir Charleville. Typologie d’une carrière rabbinique, par Richard Ayoun, Presses Universitaires de Nancy, 1998, 2 volumes.