JESUS ENTRE LA TRADITION ET L’HISTOIRE
A PROPOS DU VOLUME IV DE JOHN P. MEIER :
Un certain juif Jésus : la loi et l’amour
(Le Cerf, 2009)
Remarques préliminaires
C’est une œuvre incontestablement marquante que celle de John P. Meier ; il nous offre aujourd’hui le quatrième volume de son histoire de Jésus. Les trois précédents, tous parus aux éditions du Cerf, traitaient des thèmes suivants : (I) les sources, les origines, les dates (II) les paroles et les gestes (III) attachements, affrontements, ruptures. Et c’est justement de20ces ruptures que l’auteur nous entretient dans le présent ouvrage sur plus de 700 pages, notes et bibliographies comprises.
S’il est un sujet sensible, tant en histoire de l’Antiquité qu’en matière de théologie et de relations judéo-chrétiennes, c’est bien le statut de Jésus, son histoire proprement dite mais aussi sa christologie. Meier a pourtant donné, à très juste titre, à l’ensemble des quatre volumes déjà parus (il en reste un cinquième) le sous-titre suivant : les données de l’histoire. Nous avons donc affaire à un solide historien, doté d’une sensibilité chrétienne non moins enracinée, mais qui fait bien la part des choses. C’est pour cela qu’en matière de ruptures, il s’interroge avec toute la prudence qui s’impose, sur la véritable attitude de Jésus à l’égard de la Tora, ou plus exactement, de son contenu juridico-légal. Et comme des générations d’historiens ou tout simplement d’hommes d’église, qui ne voyaient pas toujours très nettement la frontière entre l’histoire de la christologie, ont opposé la loi de la Tora à l’amour de l’Evangile, Meier a consacré le présent volume à ce qu’il nomme (avec une belle allitération en langue anglaise, impossible à restituer en français) Law and love Et les choses, sous sa plume, sont bien plus complexes20qu’on ne le croyait précédemment.
JESUS ENTRE LA TRADITION ET L’HISTOIRE
A PROPOS DU VOLUME IV DE JOHN P. MEIER :
Un certain juif Jésus : la loi et l’amour
(Le Cerf, 2009)
Remarques préliminaires
C’est une œuvre incontestablement marquante que celle de John P. Meier ; il nous offre aujourd’hui le quatrième volume de son histoire de Jésus. Les trois précédents, tous parus aux éditions du Cerf, traitaient des thèmes suivants : (I) les sources, les origines, les dates (II) les paroles et les gestes (III) attachements, affrontements, ruptures. Et c’est justement de20ces ruptures que l’auteur nous entretient dans le présent ouvrage sur plus de 700 pages, notes et bibliographies comprises.
S’il est un sujet sensible, tant en histoire de l’Antiquité qu’en matière de théologie et de relations judéo-chrétiennes, c’est bien le statut de Jésus, son histoire proprement dite mais aussi sa christologie. Meier a pourtant donné, à très juste titre, à l’ensemble des quatre volumes déjà parus (il en reste un cinquième) le sous-titre suivant : les données de l’histoire. Nous avons donc affaire à un solide historien, doté d’une sensibilité chrétienne non moins enracinée, mais qui fait bien la part des choses. C’est pour cela qu’en matière de ruptures, il s’interroge avec toute la prudence qui s’impose, sur la véritable attitude de Jésus à l’égard de la Tora, ou plus exactement, de son contenu juridico-légal. Et comme des générations d’historiens ou tout simplement d’hommes d’église, qui ne voyaient pas toujours très nettement la frontière entre l’histoire de la christologie, ont opposé la loi de la Tora à l’amour de l’Evangile, Meier a consacré le présent volume à ce qu’il nomme (avec une belle allitération en langue anglaise, impossible à restituer en français) Law and love Et les choses, sous sa plume, sont bien plus complexes20qu’on ne le croyait précédemment.
Quatre énigmes…
Des quatre énigmes (terme utilisé par l’auteur) de Jésus (ses relations avec la Tora, les différentes façons qu’il a de se désigner lui-même, le sens véritable des paraboles dont il est si friand et enfin ce que la loi représentait pour lui), c’est ce dernier point qui retient l’attention de l’auteur dans ce même volume IV.
Pourquoi avoir employé le terme énigme ? L9auteur s’explique : on ne voit pas bien comment Jésus peut à la fois affirmer la loi comme l’expression normative de la volonté divine à l’intention d’Israël, et dans certains cas individuels ou des situations bien particulières, prendre des décisions ou enseigner des doctrines qui allaient à son encontre. Dès la page suivante (p 16) Meier écrit qu’une étude de cette question qui ne tiendrait pas compte des manuscrits de la Mer morte serait nécessairement déficiente. En effet, les conceptions partielles ou partiales des relations de Jésus et de la religion dans laquelle il est né, s’expliquent surtout par une documentation incomplète: aucun témoignage extérieur ne doit être négligé. Et en parlant de ces témoignages extérieurs, Meier a raison de rappeler que les traités de la Mishna, la partie légale de la littérature talmudique (avec la Guemara), ne=2 0renseignent pas automatiquement sur les pratiques juives du temps de Jésus précisément… Car les matériaux qui y furent codifiés vers les premières décennies du IIe siècle de l’ère chrétienne ne sont peut-être pas le fidèle reflet de la pratique religieuse du vivant de Jésus. C’est-à-dire avant l’an 70 alors que la littérature michnique ne fut codifiée qu’entre 200 et 220 de notre ère.
Dans cette séminale introduction Meier donne au m oins deux définitions cruciales : de la christologie d’abord, en rappelant qu’elle «fonctionne à l’intérieur de la sphère de la foi» et ensuite, ce qu’il entend par le Jésus historique : «le Jésus historique est le Jésus que l’on peut retrouver ou reconstruire en utilisant les outils scientifiques de la recherche historique appliquée aux sources antiques.» Meier ne se départit jamais de cette attitude. Il explique un peu plus loin que pour le chercheur chrétien guidé par sa foi, ou pour le simple croyant de cette religion (ce qui est et demeure, soulignons le, parfaitement honorable et acceptable), le Yoshua du Ier siècle en Palestine et le Jésus-Christ de sa foi ne font qu’un ; en une phrase, ce juif de l’époque se retrouve, assez curieusement, revêtu de vêtements pontificaux par dessus son habit de simple juif de son temps (p 19). Or, écrit Meier, le=2 0Jésus que l’historien peut connaître, c’est un juif circoncis particulier……originaire de Galilée, qui, dans les premières décennies du premier siècle de notre ère, montait régulièrement à Jérusalem pour célébrer les principales fêtes juives –et même quelques fêtes moins importantes- dans le Temple, alors qu’il exerçait son ministère prophétique. … Mais s’il y a quelque chose à garder … c’est ce sur quoi insistent les exégètes… du début à la fin, uniquement un juif.
Mais toute la question est de savoir ce que signifiait être un juif à cette époque là. Meier ne se dissimule pas la difficulté de cette tâche qui consiste à restituer fidèlement le judaïsme de ce juif nommé Jésus. Il dénonce en termes mesurés cette christologie déguisée en histoire, là où Jésus se transforme régulièrement pour devenir le chrétien Paul, Augustin, Luther ou Barth, pour ne pas mentionner ces théologiens chrétiens anonymes que l’on nomme Matthieu, Marc, Luc et Jean. (p 20) Meier égratigne aussi au passage ce Jésus moral, cette figure éthique (qu’il était) mais qui se substitue si finement à la réalité historique bien moins enthousiasmante : un Jésus critique social, activiste politique ou intellectuel iconoclaste. De tels Jésus ne cessent de=2 0plaire aux foules. (p 20) Mais en dénonçant ce remarquable phénomène de mode qui nous offre les Jésus que chaque époque recherche et apprécie, on n’est tout de même pas parvenu au bout de sa tâche : qu’était exactement la loi juive dans la Palestine du Ier siècle ? Et Meier d’ajouter : ce passage au crible des matériaux juridiques contenus dans les Evangiles fera émerger, lentement mais avec insistance, un point de vue fondamental : le Jésus historique est le Jésus ha lakhique, c’est-à-dire le Jésus qui s’intéresse à la loi mosaïque, en discute et se préoccupe des questions de pratiques qui en découlent. Mais voilà, ce domaine ressemble à de véritables sables mouvants. Et il faut en tenir compte, si l’on veut apprécier à sa juste mesure le caractère varié et fluctuant du judaïsme du Ier siècle. (p 21) Et c’est là que Meier nous assène, dans a volonté de rechercher la vérité historique, la conclusion à laquelle certains ne s’attendent pas : le problème de la relation entre le Jésus historique et de la Loi juive historique est peut-être plus difficile à résoudre du côté de la loi que du côté de Jésus. Au fond, Meier remet la balle au centre, si je peux me permettre cette comparaison triviale (bei allem Respekt) puisque lui-même parle -tout de suite après- de la feuille de route (road map ?) pour le tome IV…
Le traitement de la loi, des prescriptions et des commandements, tels qu’édictés dans le Pentateuque, va être examiné en détail par Meier qui propose la classification suivante : le respect des lois du chabbat, le refus du divorce et des serments quels qu’ils soient et enfin, l’une des institutions les plus importantes du judaïsme de l’époque qui en considérait le respect absolu comme l’unique ligne de démarcation entre lui et les gentils : les lois de pureté dont la composante essentielle était les interdits alimentaires. Sur ce dernier point, si crucial pour la vie de tous les jours, les Evangiles nous présentent un Jésus qui balaie d’un revers de main –et de sa seule autorité- tous les interdits et toutes les prescriptions, tandis que d’autres passages de ces mêmes sources laissent apparaître un Jésus qui considère comme une évidence le respect de ces lois… Avons nous affaire dans le premier cas à une abrogation pure et simple, sans discussion aucune, ou s’agissait-il simplement, de rappeler, dans le respect des législations existantes, que seule la pureté morale, une cacherout mentale, en quelque sorte, pouvait conduire à la sainteté ? Nous y reviendrons.
De quelle Tora (Loi) parlons nous ?
Meier a eu la bonne idée de préciser la polysémie du mot Tora qui d signe en gros les cinq livres attribués à Moïse mais qui ne contiennent pas que des prescriptions d’ordre juridico-légales. Le mot Tora n’a reçu cette signification générique que tardivement ; on aurait pu choisir le terme mishpat (législation) ou le mot édut (témoignage) ou d’autres vocables hébraïques (comme mitswa : commandement) qui auraient fait l’affaire. En outre, le Deutéronome (dont on connaît l’histoire véridique grâce au IIe livres des Rois, ch. 22) peut, lui au ssi, être considéré comme une Tora, d’où son nom grec (autre loi ou seconde loi).
Mais la Bible elle-même emploie dans le livre des Proverbes le mot Tora dans le sens d’enseignements moraux, de règles de vie, prodiguées par une mère à son enfant. Et dans ce cas précis, grâce au parallélisme biblique, le mot Tora est synonyme de mussar, qui signifie tradition éthique, enseignement moral… Conscient que l’on ne peut pas rompre avec un usage qui remonte au moins à la Bible des Septante (plus de deux millénaires !) qui rend Tora par Nomos, l’auteur signale que même dans les Evangiles Jésus ne prononce jamais les termes morale, éthique ou autres… L’explication en est que, comme pour tout juif pratiquant de son temps, il n’existait pas, à ses yeux, de séparation véritable entre ces deux secteurs : la religion et la m orale. Il convient donc de ne pas opposer le cultuel et le juridco-légal, comme provenant exclusivement des pharisiens honnis, d’une part, aux valeurs éthiques et morales, au commandement d’amour, incarné par le seul Jésus, d’autre part. Et Meier de remarquer que toute une exégèse christologique a bâti ses théories sur cette remarquable confusion…Un certain nombre de théologiens et d’exégètes allemands avaient pour habitude d’opposer la loi et la grâce : Gesetz und Gnade im Wandel20der Jahrhunderte. Adolphe von Harnack, grand spécialiste de Marcion qui voulait couper les racines juives du christianisme, et auteur de la fameuse Essence du christianisme (1900) écrivait tranquillement que Jésus devait être considéré comme une plante qui n’eut aucun contact avec le terreau sur lequel elle poussait (sic), un peu comme un arbre qui ne recevrait rien de son sol nourricier (Nährboden).…Meier prend assurément le contre pied d’une telle thèse.
Certes, il convient aussi de tenir compte du fait, qu’à l’époque de Jésus dont nous parlons, puisque nous cherchons ce qui est historique et non point l’enseignement christologique, on n’avait pas encore érigé en principe exégétique reconnu la théorie des deux Torot, la Tora écrite et la Tora orale, l’une habilitée à interpréter l’autre, puisque les deux étaient censées avoir été révélées au Mont Sinaï. Meier donne un excellent exemple, celui du repos du Sabbat qui ne figure pas dans le Deutéronome (5 ; 12-15) dans la forme, bien plus élaborée que lui donnera l’interprétation talmudique. Nulle part, le Pentateuque ne nous fournit une liste des travaux prohibés ce jour là, comme le fera le traité du talmud babylonien de Shabbat avec sa liste de trente-neuf principes de travaux ( av-melakhot).
Dans le chapitre des imprécisions ou des mutations doctrinales (et il=2 0y en eut), on lit aussi l’exemple de l’interdiction ou, au contraire, du droit de se défendre et donc de se battre le jour du sabbat. Etait-ce profaner le sabbat que de se battre pour défendre sa vie ? Or, même aux temps les plus anciens, il devait y avoir des combats qui duraient plus d’une semaine, incluant ainsi le jour du chabbat. On connaît le passage du livre des Jubilés qui relate que les Judéens ne se sont pas battus ce jour là et qu’ils furent tous massacrés. Même beaucoup plus tard, lorsque le principe de la légitime défense le jour du chabbat obtint enfin droit de cité, certaines âmes pieuses continuèrent de penser que même une simple posture défensive constituait une profanation du repos chabbatique… La loi a donc nécessairement évolué sous la pression des circonstances.
L’exemple du chabbat est rejoint par20celui du statut du divorce. Le cas de la femme, répudiée par un premier mari, puis par un second et qui exprimerait le souhait de rétablir sa première union, est connu. La Tora considère cet acte comme une véritable abomination. Au début, la remise d’une lettre dite de répudiation était une simple formalité mais, par la suite, elle accéda au rang d’un véritable commandement spécifique de la Tora, ce qui constituait, en fait, un grand bouleversement aux plans social et juridique.
Meier nous offre dans ce chapi tre bref mais dense un lumineux aperçu sur la signification historique de la loi telle que la concevait le Jésus historique. Sans chercher à paraître paradoxal, il estime que les chrétiens de la première et de la seconde génération ont sélectionné, reformulé, créé et probablement supprimé des paroles de Jésus sur la loi. ( p 48). Meier justifie la légitimité d’une telle attitude en disant qu’il s’agissait de juifs en débat avec d’autres juifs, tout en déployant aussi, par ailleurs, de grands efforts pour attirer les gentils. L’auteur définit fort bien ce qu’était le cœur du problème : ce que nous lisons dans les Evangiles n’est pas seulement l’interprétation de la loi par Jésus, mais, avant tout, la réinterprétation par les quatre Evangiles de l’interprétation de la loi p ar Jésus… (p 49).
On remarque que les Evangiles disent de Jésus qu’il «accomplissait» la loi alors que pour d’autres il est rapporté qu’ils observent, qu’ils font, qu’ils gardent la loi… Est-ce une allusion à une pratique élevée propre à Jésus, une pratique qui ne se contenterait pas de réaliser les commandements superficiellement mais ferait aussi honneur à leur valeur spirituelle, en somme, un accomplissement parachevé de la Tora ? C’est probable même si l’on doit avoir pr ésent à l’esprit le long passage matthéen (5 ; 17-48) qui a toujours été interprété comme la volonté de Jésus d’abroger la loi une fois pour toutes. Meier rejette cette interprétation. Il tente de mettre au jour une version plus archaïque à laquelle on aurait superposé, à la manière d’un palimpseste, d’autres couches plus antinomistes. Cette démarche n’est pas sans rappeler le point de vue du grand Léo Baeck (1872-1956) dans un écrit intitulé, L’Evangile, une source juive (Berlin, 1938 ; Paris, Bayard, 2002). Baeck y démontre que les logia originels ou supposés tels ont été soit retravaillés soit recouverts d’une strate plus ouverte au pagano-christianisme.
Dans leur polémique contre le légalisme des pharisiens et les pratiques du culte sacrificiel en général, les Evangiles ont recouru à c e que l’on nomme une négation dialectique, par référence à la terminologie des spécialistes des langues sémitiques : on considère comme une négation générale, un rejet absolu, ce qui n’était, en réalité, que l’expression d’une préférence (je préfère ceci à cela, mais je ne rejette pas sans appel la première chose en bloc…). Lorsque les prophètes Amos, Osée ou même Isaïe font connaître leur dissentiment à l’égard des sacrifices au Temple et mettent en a vant un culte épuré, cela ne signifie nullement qu’ils rejettent -entièrement et pour toujours- cette forme ou ce type de dévotion. Il s’agit simplement d’un usage imparfait du comparatif en hébreu ancien : Dieu, par l’intermédiaire des prophètes, dit, en fait, qu’il préfère autre chose et non point qu’il abomine ou abhorre ce culte sacrificiel… Pour Meier, l’enseignement de Jésus contenait bien un entrelacs d’éléments rituels et éthiques et la référence à Matthieu 5 a été surinterprétée dans un sens antinomiste et abrogeant.
Historicité de l’interdiction du divorce par Jésus…
Quel est le logion qui représente la forme la plus proche de la déclaration de Jésus sur le divorce qu’il semble bien inte rdire, alors que la loi juive le permet pour (hélas !) presque n’importe quel motif dans le Deutéronome (24 ;1) ? Ce passage parle d’une erwat davar (la honte ou l’indécence d’une chose : chose honteuse ou indécente) comme d’un motif valable pour une répudiation de l’épouse. Selon Marc (10 ;9) les propos de Jésus auraient été les suivants : Ce que Dieu a uni, l’homme ne le sépare point. La phrase pose assurément le problème du divorce qui se trouve prohibé mais elle inclut aussi le cas du r emariage. Apparemment, la tendance qui prévaut est que tous deux sont de nature à générer des cas d’adultère (Luc 16 ; 18 et Marc 10 ;11)
Meier s’interroge toujours sur la fidélité proclamée de Jésus aux pratiques dictées par la Tora et à son refus d’accepter le divorce. Il émet l’hypothèse, assez peu probable mais guère invraisemblable que certains groupes ou sous-groupes juifs de l’époque retravaillaient ou modifiaient des passages du Pentateuque pour les adapter aux besoins du temps. Et dans ce cas précis, la contradiction entre la fidélité et l’abrogation serait résolue. Une idée, avancée par l’auteur, serait que jésus se considérait comme un nouvel Elie, le prophète eschatologique qui rassemble et réunit son peuple à l’aide d’idéaux nouveaux ou, comme il lE2écrit, retravaillés… Cela me semble être weit ausgeholt (tiré par les cheveux), tout en étant très ingénieux.
Même si cela a tendance à prendre de la place et à retarder le contact avec la partie la plus riche du livre, Meier met en garde, comme à son habitude, contre la tentation -si omniprésente- de l’actualisation des données concernant le Jésus d’une époque autre que la nôtre. Il appelle cela la pertinence et affirme, dans ce sens précis, qu’elle est l’ennemie de l’Histoire… Signi fiant par là, que notre recherche doit se cantonner à faire émerger ce que fut vraiment l’idée de Jésus et non point ce que cela pourrait signifier pour nous aujourd’hui… On cherche à connaître l’opinion d’un juif de Palestine qui faisait ses prédications vers l’an 28 de notre ère et qui expliquait, à ce titre, son sentiment à ses coreligionnaires de la même époque.
Rappelons tout d’abord le statut du mariage dans la Bible hébraïque. Il s’agit d’une union que nulle cérémonie d’Etat ou autre ne vient sanctionner. Il suffit de voir comment fut annoncée l’union qui donna naissance à Moïse en personne : un homme de la tribu de Lévi alla prendre une femme de la tribu de Lévi (Ex. 2 ;1)… Contracter un mariage reste une affaire privée, effectu=C 3e au sein d’un clan ou d’une famille. Il était presque normal que le divorce ne fît pas l’objet d’une procédure compliquée. D’ailleurs, comme le rappelle Meier, les premiers contrats de mariages (ketoubba, pluriel ketubbot) ne remontent qu’au Ve siècle avant notre ère et proviennent de la colonie militaire juive d’Eléphantine en Egypte. En outre, il faut attendre la Mishna d’un traité talmudique Gittin (divorces) pour trouver une discussion entre érudits sur le sujet de la dissolution d’une union. A la fin de c e même traité de la Mishna, on trouve une discussion entre deux écoles de pensée célèbres, celle de Shammaï et celle de Hillel. La première, connue pour son rigorisme, insiste sur la notion de honte en interprétant la fameuse expression du Deutéronome erwat davar. Ce qui revient à placer la notion de honte au centre du débat : pour mériter la répudiation, l’épouse doit avoir commis un acte particulièrement répréhensible au point de précipiter de la honte sur son mari. Qu’il s’agisse ou non d’un délit d’ordre sexuel, cette école exégétique souligne qu’il faut un motif grave pour rejeter son épouse, comme porter atteinte à la respectabilité et à l’honneur de l’époux… L’école de Hillel, réputée pour son esprit conciliant, met l’acc ent sur le mot davar, une chose, et en conclut que n’importe quelle chose, n’importe quel motif, à la discrétion du mari, peut provoquer la répudiation de l’épouse. Des motifs aussi peu sérieux que le fait de brûler le repas de l’époux ou la rencontre d’une femme plus belle que la sienne (rabbi Aqiba) peuvent suffire…
On peut donc dire que lorsque les rédacteurs des Evangiles se mettent au travail, trois pistes existent alors dans le judaïsme contemporain : a) un époux pouvait répudier son épouse à tout20moment et pour tout motif. b) certains groupes (Qumran, notamment) critiquent la polygynie ; c) la position marginale de Jésus qui semble interdire totalement le divorce.
C’est sur cet arrière-plan qu’il convient d’exposer les différentes références néo-testamentaires sur cette question. Elles ne sont pas nombreuses, même si l’auteur les soumet à une critique textuelle, idéologique et comparatiste rigoureuse. Des cinq versions de cette interdiction de divorcer (deux en Matthieu, une en Marc, une en Luc et une en Paul ), il n’ y en a pas deux identiques dans leur formulation, sauf pour le texte suivant : ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare point. Examinons tout d’abord les paroles de Paul dans sa première épître aux Corinthiens (7 ; 10-11). Ecrit vers l’an 54-55, ce verset de Paul semble s’inspire r ou se réclamer d’une parole que Jésus aurait dite. Pour le couple chrétien, aux yeux de Paul, pas de divorce possible et s’il y a conflit, les époux feraient mieux de se réconcilier. Une telle attitude pourrait fort bien revenir au Jésus de l’Histoire, ce qui n’est pas vraiment le cas des paroles de Marc (10 ;12). Comme l’Evangéliste semble envisager le cas (hautement invraisemblable) d’une femme juive répudiant son époux, alors qu’elle n’en avait ni le droit ni le pouvoir, de tels propos ne peuvent pas avoir été ceu x de Jésus lui-même. Mais les autres attestations qui connaissent des occurrences chez les autres apôtres sont certainement de Jésus lui-même. Et qu’en ressort-il ? Que Jésus a eu l’audace d’interdire une institution reconnue de son temps en la qualifiant de conduite adultère alors qu’elle était explicitement prévue par la Tora en Deutéronome 24. Il s’agit là d’une démarche révolutionnaire : Jésus enseigne à ses frères juifs de l’époque qu’en suivant les prescriptions de la Tora ils se rendent coupables d’adultère, et partant, qu’ils pèchent contre une loi du Décalogue lui-même… (Ex. 20 ; 14 et Dt 5 ;18). De manière claire et nette, Jésus entre ici en conflit frontal avec la Tora de Moïse, telle qu’elle se pratiquait des on temps. Meier ajoute (p 99) que dans ce rejet et ce refus, Jésus est seul, car même les documents de Esséniens n’abondent pas vraiment dans son sens. Mais l’attitude du Galiléen est juste lorsqu’il s’agit de dénoncer des pratiques inhumaines. Malheureusement, l’évolution de nos sociétés ne lui a pas donné raison, même si, fort heureusement, la situation des femmes s’est nettement améliorée.
L’interdiction des serments
Dans la littérature hébraïque et juive (Bible, Talmud et Midrash) la prestation de serment, le fait de jur er, est loin d’être interdit, voire même fait l’objet d’une codification. Sans même remonter au chapitre 14 de la Genèse (14 ; 22) où Abraham n’hésite pas à prêter serment de manière un peu grandiloquente : j’ai levé ma main cers Dieu, le Dieu très haut, créateur des cieux et de la terre… pour attester que… Plus tard, on enjoint au justiciable hébreu de ne prêter serment qu’en invoquant le nom de son Dieu Iahwé (u-si-bishemo tishavé’a). La notion de serment est très proche de celle des vœux. D’ailleurs, de véritables traités talmudiques en parlent exclusivement : Shevou’ot, Nedarim et Betsa.. Meier donne une bonne définition du serment (p 112) :… le serment comme une affirmation ou une promesse qui prend Dieu à témoin que celui qu i le prononce dit la vérité, particulièrement quand elle est incertaine ou contestée. La Bible hébraïque prévoit des prestations de serment, donc le fait de jurer, dans plusieurs cas, dont les deux suivants : protester de son innocence lorsqu’un bien ou un animal, confié à nos soins, subit une perte ou un dommage et qu’il faut, en cas de culpabilité, s’acquitter d’une amende en signe de réparation des dommages subis (Ex. 22 ; 9-10) ; et aussi dans l’ordalie des eaux amères (Nb. 5 ; 11-31) lorsqu’une femme est soupçonnée d’adul tère. On devine déjà les problèmes posés si Jésus avait vraiment recommandé l’annulation totale de la prestation de serment… Comment une telle idée est-elle venue à l’esprit de Jésus ? Ben Sira parle avec une grande réserve des serments trop fréquents et prononcés à l’étourdie. Les Esséniens, pour leur part, n’ont pas pris le risque de se mettre en contradiction avec la loi juive qui, voir supra, prévoyait cette pratique qu’elle avait même codifiée… Philon d’Alexandrie n’est pas non plus un grand partisan de cette pratique judiciaire mais il ne franchit point le pas que Jésus a franchi selon Matthieu (5 ; 34-37).
Dans sa recherche de la formulation authentique des paroles de Jésus, Meier compare le dit matthéen au dit de Jacques (5 ; 12) et remarque q ue les deux références comportent un double oui et un double non (que votre oui soit un oui et que votre non soit un nom…) Certes, l’apôtre explique ce qu’il dit : il ne faut pas compromettre Dieu en sa qualité de créateur des cieux et de la terre, ni même jurer sur sa propre tête puisque notre vie ne dépend pas de nous ( qui sait quand viendront les cheveux blancs ou quand la chevelure cessera d’être noire ?). Il faut dire aussi un mot de saint Paul qui parsème ses épîtres de serments . L’apôtre des gentils n’hésite pas à jurer, à prendre ses lecteurs à témoins en prenant le ciel à témoin…
Il est probable que le relâchement des mœurs de l’époque ainsi que la multiplication des actes d’adultère (les fornicateurs se sont multipliés en Israël, dit un passage talmudique) aient provoqué la tombée en désuétude des serments dans ce dernier cas… Il est donc très probable que le Jésus, critique féroce des mœurs dissolues de sont temps, ait jugé nécessaire de plaider en faveur d’une interdiction totale de jurer et de prêter serment. Il avait probablement raison, mais en agissant comme il le fit, il frappait de caducité quelques commandements bibliques. Ce que personne avant lui n’avait encore osé faire… Mais fallait-il maintenir une pratique qui avait été vidée de=2 0son sens en raison de l’inconduite des gens ?
Jésus et les commandements du chabbat.
C’est probablement dans ce secteur, le plus névralgique quant à la séparation progressive du judaïsme du christianisme naissant, que l’auteur s’éloigne le plus de ses prédécesseurs. L’une de ses première affirmations semble frappées au coin du bon sens bien qu’elles fussent, par le passé, constamment niées : il est incroyable, voire inimaginable que le Jésus historique et authentique, ait pu enseigner à ses frères juifs de Judée que l’institut ion la plus sacrée du judaïsme de son temps, à savoir le repos et la solennité du chabbat, puissent être profanés… Meier n’a probablement pas tort, surtout si l’on suit pas à pas ses longues analyses de la forme et de la pertinence des récits évangéliques qui mettent dans la bouche de Jésus (du Jésus historique, s’entend) des propos qu’il ne peut pas avoir proférés. On connaît le passage de l’Exode (20 ; 8-11) qui énonce la règle du chabbat et la longue motivation de l’ataraxie qu’il fonde, reprise ultérieurement sous une forme légèrement différente dans le Deutéronome (5 ; 12-15).
La littérature prophétique n’est pas en reste : le Deutéro-Isaïe (58 ; 13-14) est encore plus explicite, vu la situat ion socio-politique d’un peuple dont les survivants reviennent d’exil. Le passage a d’ailleurs été repris dans la bénédiction du vin le samedi matin. Mais le respect et l’observance de tous ces interdits n’étaient pas universels puisque tant Amos (8 ; 5) que Jérémie (17 ; 19-27) rappellent fermement leurs ouailles à leur devoir : le premier raille ceux qui n’attendent même pas la fin du chabbat pour se livrer à leur condamnable commerce, et le second rappelle qu’il est interdit de transporter des marchandises d’un lieu vers un autre lieu, en l=E 2occurrence chez soi.
En ce qui concerne les déclarations polémiques (réelles ou supposées) de Jésus à l’encontre du chabbat, il faut noter qu’il s’agit de guérisons miraculeuses effectuées en ce jour précis, alors que toute activité, un tant soit peu sérieuse, est strictement prohibée ce jour là. Voici les miracles qui provoquèrent des controverses : la guérison de l’homme à la main desséchée (Mc 3 ; 1-6), la femme courbée depuis dix-huit ans (Lc 13 ; 10-17), l’homme souffrant d’hydropisie (Lc 14 ; 1-6) le paralysé de la piscine de Bethesda (Jn 1 ; 5-9) et l’aveugle de naissance (Jn 9 ; 1-7). Dans tous ces récits, le but est de montrer que les juifs ne sont pas esclaves du chabbat et qu’une trop rigoureuse soumission à des règles ne souffrant aucune exception n’a pas de sens. Voire même qu’un tel aveuglement trahit totalement l’esprit ans lequel Dieu a prescrit aux juifs le respect du chabbat.
Meier analyse bien chacun de ces récits et montre que si les actions ont peut-être bien eu lieu, les récits qui en présentent le déroulement proviennent sûrement des générations ultérieures. L’auteur a laissé de côté la célèbre scène de Marc (2 ; 23-28) où l’on nous présente l’arrachage des grains le jour du chabbat. Dans la polémique contre le chabbat, ce p assage, fortement composite, a joué un rôle incontestablement majeur.
Cet épisode de l’arrachage de grains le jour du chabbat, soi-disant pour se nourrir, ne peut pas provenir de l’époque où Jésus vivait, mais plutôt de décennies ultérieures, probablement de la seconde ou de la troisième génération de juifs chrétiens qui cherchaient à polémiquer contre des règles encore en vigueur de leur temps et qu’ils jugeaient désormais inadaptées. Il était donc très tentant de mettre de tels échanges avec les pharisiens dans la bouche de Jésus lui-même et d’en faire le porte-parole d’un mouvement de contestation venu bien après son temps. Nous reprenons entièrement la conclusion de la recherche de Meier (p 169) : il est donc évident que le cycle galil=C 3en des controverses est une pièce littéraire composée avec art par un théologien chrétien qui veut faire progresser son idée générale de Jésus comme Messie, secret mais revêtu d’autorité, Fils de l’homme et Fils de Dieu. … C’est avant tout une composition chrétienne au service d’une théologie chrétienne.
La libre interpolation du récit sur David en I Rois 21 ; 2-10) chez Marc ne laisse pas d’étonner. On ne comprend pas le rapport avec le chabbat, si ce n’est qu’elle connote la transgression possible, en cas de nécessité absolue. L ’histoire de David, quant à elle, ne cherche qu’à montrer l’urgence d’un besoin humain (manger pour se sustenter, sauver sa vie ou autre) doit l’emporter sur les règles scrupuleuses d’un commandement… l’interdiction de consommer des pains consacrés. Mais même dans ce cas, on ne comprend guère mieux l’arrachage des grains le jour du chabbat : les disciples étaient-ils affamés, à l’instar de David ? Etait-on en temps de guerre ? Et que penser de l’irruption quasi-théâtrale des pharisiens à travers champ, presque à point nommé pour prendre Jésus sur le fait ? Il y a là trop de détails qui semblent avoir été rajoutés pour faire comme si…
Tout porte à croire que l’épisode n’est pas authentique20ni ne se rapporte à Jésus en personne. Pour Meier (p 193) pas un de ces récits ne tien, si on l’observe de près. Dans leur état présent, tous ces récits, pour autant qu’ils nous montrent Jésus débattant avec ces adversaires de ce qu’il fait ou de ce que font ses disciples pendant le chabbat, n’est plus qu’un désert décevant.
Dans les passages matthéen (12 ;11) et lucanien (14 ;5) Jésus ne viole pas l’esprit ni la lettre du chabbat mais défend des positions de bon sens : à savoir, venir en aide à un animal ou à un être=2 0humain tombé dans une citerme un fosse d’eau. En agissant de la sorte, il s’opposait, certes, au rigorisme des Esséniens qui optait pour un service a minima : lancer un manteau à l’homme en passe de se noyer mais ne mettre aucun outil en action car cela signifierait la profanation du chabbat. La loi rabbinique ultérieure a d’ailleurs évolué dans ce sens.
Meier n’en démord guère : le Jésus historique est le Jésus halakhique (mais alors ce n’est pas vraiment celui qui transparaît dans les Evangiles…). Qu’on en prenne bien connaissance : (p 195) L’idée que Jésus, consciemment ou inconsciemment ait voulu attaquer, dénoncer ou supprimer le chabbat… est trop ridicule pour être prise au sérieux, bien que nombre d’exégètes l=E 2ait fait.
Jésus et les lois de pureté
Fidèle à sa méthodologie, Meier passe d’abord en revue les concepts clés de la Bible hébraïque qui touchent aux lois de pureté. Comment se dit pur, l’impur, la pureté etc… ? Il y a dans la Bible une sorte de système binaire qui tient en deux termes antithétiques : tamé et tahor. Le premier connote l’idée d’impureté, de souillure, voire de caractère profane par rapport à ce qui ne l’est pas. Le second signifie ce qui est pur, valable, acceptable, valide. Mais cela implique la sincérité ou la puret é des intentions : par exemple, lorsque Jonathan et David mettent au point un signal connu d’eux seuls, David concentre toute son attention et finit par dire, méfiant : miqré lo tahor, ki lo tahor : ceci n’est pas clair, ce n’est vraiment pas clair. Aucun rapport avec une quelconque impureté. Le Lévitique, par exemple, subdivise le monde animal en deux catégories opposées, le permis et le défendu qui se recoupent parfaitement avec les deux notions précédentes : tahor et tamé (ha-béhéma ha-teméa ha-béhéma ha-tehora).
Comment contracte-t-on l’impureté ? Au contact d’un cadavre, d’un animal ou d’un flux. La Bible a au moins deux termes pour désigner le substantif qui marque cette notion : shékéts et to’éva. Mais il y a apparemment différentes sortes d’impureté, même si la Bible hébraïque n’établit pas vraiment de classification. L’impureté peut être morale, rituelle ou physique (e.g. la femme en menstrues ou victime, comme un homme, d’un flux).
L’orant juif doit se rapprocher de la kedousha, de la sainteté, comme on a coutume de traduire ce terme un peu atypique. En fait, il s’agit de la séparation, de la distinction entre différents ordres de l’être. Le Lévitique (19 ;2) affectionne tant cette formule : vous serez kedoshim (saints, séparés) car je suis kadosh (saint ; séparé). Séparé de quoi ? Probablement des souillures, des impuretés propres au corps et à la matière ne général. C’est ce terme qui a servi de base à un autre terme désignant le sanctuaire, kodesh et mikdash.Toute vie humaine est marquée par des étapes incontournables : la naissance, la croissance par l’absorption d’aliments et de boissons, les relations sexuelles et la mort ; or la sainteté de Dieu ou sa séparation ne saurait s’accommoder de l’impureté humaine générée par toutes ces activités. Lorsque les Hébreux se préparent à vivre la théophanie, le don de la Tora sur le Mont Sinaï, ils sont appelés à se «purifier», donc à être saints (ytkadashou), ce qui implique le lavage de leurs vête ments et l’abstinence sexuelle préalable.
La Bible impose aussi une pureté rituelle spécifique, celle des interdits alimentaires. Elle repose sur un postulat, la séparation stricte entre tout aliment carné et tout aliment lacté (pas de fromage après un repas de viande, sauf à attendre trois ou six heures !) et le rejet de tout animal déclaré impur. Pour les mammifères, les sabots doivent être fourchus et l’animal doit ruminer : les deux conditions doivent être réunies pour que l’animal soit cacher, propre à la consommation. Pour les poissons, la cacherout requiert des écailles et des nageoires, ce qui excl ut tous les fruits de mer. Pour les volatiles, aucun oiseau de proie n’est permis. Tous les quadrupèdes sont soumis aux règles de l’abattage rituel effectué par un sacrificateur agréé.
Philon d’Alexandrie dont on connaît le penchant pour l’allégorisme était d’avis que la pureté alimentaire observée par les juifs était un moyen d’accéder à une pureté supérieure, c’est-à-dire morale. Si l’on se réfère aux membres de la secte de Qumran ou au témoignage de Flavius Josèphe, on se rend compte que la gradation de l’échelle de l’impureté était assez étendue. Quelle fut l’attitude de Jésus qui était capable à la fois d’un grand rigorisme (interdiction totale du divorce e t des serments) et d’une grande mansuétude (infléchissement de certaines règles du chabbat) ?
On est d’abord étonné par la rareté des passages néo-testamentaires traitant de cette affaire et directement reliés à Jésus. On trouve évidemment une référence en Marc (7 ; 1-23). Dans ce long passage, les pharisiens demandent à Jésus pour quelle raison il permet à ses disciples de prendre leur repas les mains profanes, sans les avoir lavées… Jésus commence par regretter que l’on ne respecte pas l’esprit des lois, les commandements du cœur, ceux de Dieu, pour se rabattre sur les enseigneme nts des hommes. C’est au verset 15 que le prédicateur énonce la fameuse phrase qui est censée détruire l’idée même de lois ou d’interdits alimentaires et inaugurer une ère nouvelle : rien de ce qui est extérieur à l’homme et qui entre en lui ne peut le profaner, mais c’est ce qui sort de l’homme qui profane l’homme. J’ai repris la traduction de la Pléiade et je suppose que profaner doit être pris dans le sens de rendre impur…
Meier qui consacre à ce passage plusieurs dizaines de pages denses pense à juste titre que le texte est composite et qu’il comporte au moins deux récits distincts : d’abord, la controverse avec les pharisiens sur le lavage des mains et qu’il traite d’hypocrite s puisque, selon lui, ils s’attachent à des commandements de peu d’importance mais négligent les commandements du Décalogue dont le principal est de respecter ses parents : or, en les dépouillant de tout bien terrestre, on les condamne à la mendicité… en léguant tout au culte sacrificiel du Temple (Qorban). Donc, cette première partie où des pharisiens imaginaires jouent le rôle d’adversaires que l’on confond facilement, s’en prend simplement à un rite juif qualifié de tradition héritée des Anciens. J’avoue que je vois mal Jésus, pourtant élevé dans cette seule tradition –il n’en conna issait aucune autre- parler de l’héritage de la Tora avec un tel détachement…
Le second récit contient (voir supra) la vraie réfutation des règles et interdits alimentaires. Même les disciples ne semblent pas avoir compris l’aphorisme de leur maître : ce qui entre dans l’homme, ne touche pas son cœur, donc ne le transforme nullement intérieurement, en prfondeur, et, partant, ne saurait le rendre impur. Cette explication revient à frapper de caducité toutes les règles alimentaires quelles qu’elles soient. J’avoue avoir du mal à admettre en ma créance l’authenticité d’une telle déclaration : Jésus qui a dû manger cacher toute sa vie, ne peut avoir dit cela. Il s’agit probablement d’une strate pl us récente, venue se surajouter à une narration initiale qu’on parvient sans grande peine à mettre au jour. Autant on pourrait comprendre la première réfutation (le lavage des mains) et encore, autant la seconde déclaration (voir supra) est proprement invraisemblable… Meier affirme y discerner la main d’auteurs chrétiens ultérieurs… (p 221)
Mais alors comment distinguer le noyau qui serait du Jésus historique ? Dans ce cas précis, l’exercice est très difficile pour plusieurs raisons. On a déjà souligné l’étrangeté du comportement de Jésus ; mais ce qui est encore plus étrange, c’est l9absence totale de versets bibliques dans cette seconde partie (celle qui invalide les interdits alimentaires) ; on n’y trouve pas un seul renvoi à la littérature sapientiale ou prophétique qui aurait pu fournir de solides références au Jésus historique. Mais Meier souligne qu’il est malaisé de déterminer l’historicité ou la non historicité du verset 15 (le plus important), tant les arguments pro et contra se valent et finissent par se neutraliser… (p 243). En fait, la conclusion la plus prudente est de supposer, comme le fait Meier, que ces récits sont passés par un processus d’élaboration chrétienne qui a tenté de donner l’avantage au pagano-christianisme par rapport au judéo-christianisme.
Les commandements d’amou r de Jésus
C’est le chapitre le plus long et le plus délicat du livre. C’est aussi le plus captivant. Meier prend soin de délimiter son sujet set surtout de le définir. Il ne s’agit pas de résumer ou d’analyser tous les passages où Jésus est censé prêcher le don, l’amour du prochain et le pardon, bref toutes sortes d’attitudes empreintes de miséricorde. Meier veut se concentrer sur les commandements et les interdits particuliers de Jésus se rapportant directement à la mosaïque (p 278). L’auteur situe le commandement d’amour préconisé par Jésus dans le cadre plus vaste de la halakha. Mais alors, dans ce cas, on ne distingue plus cette opposition frontale à la halakha si complaisamment prêtée à Jésus par les Evangiles.
Reprenant les passages connus du Deutéronome 6 ; 4-5 (Shema Israël : Ecoute Israël), Jésus recommande d’aimer Dieu, son prochain (Lev. 19 ; 18 : … mais tu aimeras ton prochain comme toi-même) et aussi son ennemi… Ce qui est assurément plus difficile.
Les Evangiles placent constamment le verset du Deutéronome avant celui du Lévitique, comme s’il existait une hiérarchie entre les deux. Mais ce n’est pas très étonnant, car au moins pour ces deux types de commandements, les références vétéro-testamentaires sont bien là. Ces deux prescriptions forment un tout qui apparaA Et supérieur à toutes les autres. Il en va tout autrement du commandement d’aimer l’ennemi qui étonne (Meier le note bien) par son aspect abrupt, sans référence aucune. Certes, on peut trouver dans les civilisations ou les religions autour de la Méditerranée des notions proches qui incitent à considérer l’ennemi du moment comme un congénère, un être humain à part entière. Ce côté inattendu, non préparé, cette discontinuité (pour parler comme l’auteur) incite à relier ce commandement au Jésus historique. J’incline vers cette solution qui reste conjecturale mais qui revêt une certaine vraisemblance.
En revanche, Meier montre avec force, selon moi, que si Jésus a accordé une grande importance aux deux commandements suscités, il ne semble pas qu’il les ait promus au rang de principe explicatif, voire de norme herméneutique couvrant la totalité de la Tora. En d’autres termes, ces deux commandements d’amour ne contre balancent tous les autres commandements. Cette «dérive», cette «généralisation» chrétienne est le fait de Matthieu qui était d’avis que le reste découlait ou dépendait de ces commandements d’amour. On peut comprendre que l’apôtre se soit trompé mais en agissant comme il a agi, il a simplement obéi à un penchant antinomiste présent ou sous-jacent à toute la prédication de J9sus. Lequel reste un mystère car, même si l’on admet que le Jésus historique, le vrai personnage historique, celui qui a existé, ne pouvait être que le Jésus juif, on ne saisit pas bien comment il a pu concilier deux impératifs contradictoires. Du moins, en apparence.
Mais que signifie aimer, oui aimer Dieu, à l’époque de Jésus, et surtout dans le fameux passage du Deutéronome (6) ? Probablement, servir Dieu et accomplir ses commandements : tel devait être le sens que les Israélite accordait à ce verset. Le célèbre passage de Marc (12 ; 28-34) ne laisse pas d’être intéressant, voire même révélateur et fait l ’objet d’une exégèse très subtile de Meier. Il y a d’abord le cas, plutôt rare, d’un scribe décrit sous un beau jour car il loue en Jésus un grand maître qui dit des paroles de vérité. En effet, à la question de savoir quel était le premier de tous les commandements (une question peu juive, et plutôt étonnante dans la bouche d’un scribe érudit qui n’ignorait pas que la tradition accordait une égale importance à toutes les prescriptions) Jésus venait de répondre : le commandement d‘amour prescrit en Deut. 5 mais aussi en Lév. 19 ; 18.
Or, que prescrit ce dernier verset ? Il s’énonce clairement ainsi : tu aimeras ton Ré’A comme toi-même… Et qu e signifie au juste ce terme hébraïque dans son usage biblique ? Son champ sémantique va de la proximité ethnico-religieuse jusqu’au simple voisinage ou compagnonnage. L’objet de ce verset du Lévitique a donc, dès à l’époque talmudique, faire couler beaucoup d’encre puisque les Docteurs des Ecriture en proposent une traduction et un mode d’emploi qui ne laissent pas d’étonner par leur formulation : en araméen ils disent ceci : ma de-sané ‘alékha al ta’abéd la-habérekha : ce qui est haïssabble à tes yeux, ne le fais pas à ton voisin.
Des générations d’antisémites, parfois même armés dE2une érudition hébraïque écrasante, (certains furent même les éditeurs de la version critique de la Bible hébraïque), ont soutenu que le commandement en question ne visait que le coreligionnaire. En d’autres termes, que les juifs n’aimaient qu’eux-mêmes ! Ces affirmations avaient atteint des dimensions tellement énormes au milieu du XIXe siècle en Allemagne que le philosophe néo-kantien Hermann Cohen (ob. 1918) se chargea de rédiger un article sur l’amour du prochain (Nächstenliebe). La terminologie utilisée par les Septante (plesion ; quelqu’un de proche) a probablement été à l’origine d’un léger contresens qui éclate vraiment dans la traduction luthérienne laquelle recourt à un superlatif qui n’existe pas ici en hébreu. Le terme prochain ne connote pas originellement (croyons nous) cette idée d’un être plus proche de soi qu’un autre. Il n’est pas exclu, cependant, que les juifs du tournant du siècle de l’avènement du christianisme l’aient pris dans un sens restrictif… Qui pourrait en être sûr ?
Concernant l’emplacement institutionnel (Sitz im Leben) du ou des commandement(s) d’amour, on doit rappeler le célèbre passage talmudique (Shabbat, 31a) (probablement légendaire) qui fait intervenir Hillel et Shammaï, célèbre couple antithétique de grands maîtres, l’un réputé pour sa gr âce conciliante et l’autre connu pour son inflexible rigueur. Sur fond de polémique judéo-chrétienne ou judéo-païenne, on nous présente un non-juif venu demander alternativement à ces deus sages un résumé lapidaire de toutes les doctrines juives (kol ha-Tora : l’intégralité de la Tora)… il utilise même l’expression, pendant que je me tiens sur une seule jambe (‘al réguél ahat : le bref laps de temps au cours duquel je peux me tenir sur une seule jambe). Fidèle à sa nature, Hillel lui répondit du tac au tac en ces termes : le commandement qui résume le mieux la Tora est Lev. 19 ; 18 : tu aimeras ton compagnon comme toi-même.tout le reste n’est que commentaire. Va donc20étudier (tout le reste) ( en araméen : zil gemor). Le même païen se dirige alors vers Shammaï et lui pose la même question : le maître tendit alors la main vers sa canne pour chasser l’impudent qui osait poser pareille question… : comment résumer la richesse toute la richesse de la Tora en si peu de temps (se tenir sur une seule jambe ?)
Est-ce que Jésus a vraiment inventé quelque chose qui ne fût déjà prononcé par ses frères, soit nés avant lui soit après lui ? Ce qui montre bien que Léo Baeck a bien raison d’écrire sa fameux livre en 1938, Das Evangelium als Dokument der jüdischen Religionsgeschichte (L8 0Evangile, une source juive, Bayard, 2002).
Conclusion
Page 381 Meier écrit :Jésus é toujours été un produit du judaïsme, originaire de la terre d’Israël.… pour le Jésus juif soit plus qu’un slogan universitaire à la mode, il est nécessaire que ce juif soit impliqué dans les diverses discussions et débats halakhiques qui agitaient le judaïsme palestinien vers le tournant de l’ère chrétienne. On ne manque pas d’être impressionné de voir Jésus manier le raisonnement typiquement rabbinique de l’analogie (en hébreu : gezéra shawa), combinant les versets bibliques pour aboutir aux conclusions souhaitées. Pour Meier, le résultat ne souffre aucun doute : le Jésus halakhique est bien le Jésus historique… Meier poursuit en ces termes : pour ce juif palestinien, rien ne pouvait être plus étranger qu’une antithèse simpliste entre la loi et l’amour.p 382)
Au terme de ce long compte-rendu il faut remercier sincèrement l’auteur, John P. Meier pour son excellent travail, son écrasante érudition constamment maîtrisée et son renouvellement de l’image de Jésus, un prophète charismatique ancré et enraciné dans les traditions et les croyances de son peuple.