L’identité et la culture
Paru en 2005 sous le titre Ecoute Israël, Ecoute France[1], ce volume, revu, augmenté et mis à jour, connaît une nouvelle fois les honneurs de l’impression, sous un titre qui correspond encore mieux à son contenu : L’identité juive et la culture européenne.[2][3]
Un sujet aussi vaste ne peut pas être traité de manière exhaustive dans un volume unique, même si j’y ai résumé la quintessence de mes travaux sur l’histoire intellectuelle du judaïsme depuis trente ans.
Comment définir l’identité juive, sachant que celle-ci a toujours été une identité éclatée, qu’elle a toujours fluctué, d’une part en raison des vicissitudes de l’histoire du peuple juif, et d’autre part, parce que la définition religieuse de l’essence juive n’a pu prévaloir au cours de ces deux millénaires de l’ère chrétienne qu’à la suite de la destruction de l’ancien Etat juif et de la dispersion de ses habitants. Comme le notait Ernest Renan dans son Histoire d’Israël, le seul groupe constitué et capable de survivre fut celui des Docteurs des Ecritures, mieux connus dans le littérature traditionnelle sous le nom de disciples des Sages. L’auteur des Souvenirs d’enfance et de jeunesse précisait que la noblesse de cour, la caste sacerdotale et même la structure militaire avaient été impitoyablement laminées[4]. Ne restait plus que ceux qui, dans le sillage du grand Yohanan ben Zakkaï[5][6], acceptèrent les résolution du synode qu’il aurait organisé à Yavné aux alentours de 90-100 de notre ère.
Le talmud nous a conservé plusieurs versions parallèles de cet acte de résignation des chefs spirituels d’un peuple juif défait et condamné à l’exil : Yohanan aurait imploré le général romain victorieux de permettre la fondation d’une académie talmudique, donc purement religieuse, l’assurant qu’elle ne contesterait jamais la moindre menace pour l’occupation du pays par Rome. En somme, l’Etat juif cessait d’exister dans l’histoire pour se retirer dans un univers purement spirituel d’où toutes contestation armée serait absente. L’histoire donnera tort à Yohanan moins de quatre décennies après. Mais la bonne foi du saint homme était indéniable.
L’identité et la culture
Paru en 2005 sous le titre Ecoute Israël, Ecoute France[1], ce volume, revu, augmenté et mis à jour, connaît une nouvelle fois les honneurs de l’impression, sous un titre qui correspond encore mieux à son contenu : L’identité juive et la culture européenne.[2][3]
Un sujet aussi vaste ne peut pas être traité de manière exhaustive dans un volume unique, même si j’y ai résumé la quintessence de mes travaux sur l’histoire intellectuelle du judaïsme depuis trente ans.
Comment définir l’identité juive, sachant que celle-ci a toujours été une identité éclatée, qu’elle a toujours fluctué, d’une part en raison des vicissitudes de l’histoire du peuple juif, et d’autre part, parce que la définition religieuse de l’essence juive n’a pu prévaloir au cours de ces deux millénaires de l’ère chrétienne qu’à la suite de la destruction de l’ancien Etat juif et de la dispersion de ses habitants. Comme le notait Ernest Renan dans son Histoire d’Israël, le seul groupe constitué et capable de survivre fut celui des Docteurs des Ecritures, mieux connus dans le littérature traditionnelle sous le nom de disciples des Sages. L’auteur des Souvenirs d’enfance et de jeunesse précisait que la noblesse de cour, la caste sacerdotale et même la structure militaire avaient été impitoyablement laminées[4]. Ne restait plus que ceux qui, dans le sillage du grand Yohanan ben Zakkaï[5][6], acceptèrent les résolution du synode qu’il aurait organisé à Yavné aux alentours de 90-100 de notre ère.
Le talmud nous a conservé plusieurs versions parallèles de cet acte de résignation des chefs spirituels d’un peuple juif défait et condamné à l’exil : Yohanan aurait imploré le général romain victorieux de permettre la fondation d’une académie talmudique, donc purement religieuse, l’assurant qu’elle ne contesterait jamais la moindre menace pour l’occupation du pays par Rome. En somme, l’Etat juif cessait d’exister dans l’histoire pour se retirer dans un univers purement spirituel d’où toutes contestation armée serait absente. L’histoire donnera tort à Yohanan moins de quatre décennies après. Mais la bonne foi du saint homme était indéniable.
Malgré la nouvelle révolte qui, après quelques succès initiaux fut réprimée dans le sang, les juifs ne purent établir leur souveraineté sur leur pays : ils transposèrent l’amour qu’ils lui vouaient dans l’exégèse de leur Livre, la Tora. Ernest Renan a eu l’imprudence d’écrire, en substance, que l’on pouvait pardonner aux juifs d’avoir rédigé le talmud puisqu’ils avaient fait l’apostolat du monothéisme biblique à l’humanité… La malicieuse formulation d’une vérité historique ne parvient pas à masquer la volonté de s’en prendre à la tradition orale du judaïsme rabbinique.
Mais Renan n’avait pas entièrement tort . La longue histoire du peuple d’Israël, même à l’ époque biblique, était loin d’être homogène. Nul mal à cela si ce n’est que toute orthodoxie, quelle qu’elle soit, a toujours besoin de procéder à une relecture assez orientée de son propre passé afin d’y puiser une légitimité.
Nous avons expliqué ailleurs ce problème. En résumé ; Il y a de grandes disparités entre les livres du Pentateuque, même lorsqu’ils sont censés se suivre, comme c’est le cas pour la genèse et l’Exode. Le premier est un véritable recueil de légendes patriarcales qui présente une divinité si différente de celle de l’Exode. On a même parlé du Dieu des patriarches qui est différent de ceui de Moïse dans le livre de l’Exode. La Terre promise est présentée de manière absolument pacifique dans la Genèse alors que dans l’Exode et dans les autres livres, notamment ceux qui forment l’historiographie deutéronomiste, on assiste à de véritables expéditions guerrières. [7]
La tradition juive n’a évidemment pas le même point de vue et tente de résoudre toutes ces contradictions à l’aide d’une exégèse harmonisatrice, si décriée, quelques siècles plus tard, par Spinoza dans son Traité théologico-politique. En une phrase : le judaïsme rabbinique, celui qui se déploie autour de la halakha, la règle normative rabbinique, a éclipsé tous les autres,principalement en raison de son aptitude à assurer la survie du peuple juif dans des conditions très difficiles. Il ne faut jamais perdre de vue le traumatisme que représenta pour le peuple d’Israël la chute du Temple de Jérusalem et l’arrêt du culte sacrificiel qui constituait alors le point nodal du judaïsme pré-exilique. C’était son pivot, certes les Lévites chantaient quelques Psaumes mais le seul moyen d’obtenir la rémission des péchés était le culte sacrificiel.
Ce fut donc une véritable révolution, à la fois religieuse et culturelle, de passer du Temple à la synagogue, des sacrifices à la prière. Un rabbin allemand assez atypique du XIXe siècle, appelé Samuel Holdheim (1806-1860) avait écrit cette phrase assassine mais non dépourvue d’une certaine vérité historique, nur die Not lehrte die Rabbinen beten : seule la nécessité a conduit les rabbins à la prière… Sous entendu, auparavant ils étaient tous attachés au culte sacrificiel. Je ne partage pas ce jugement qui est à la fois sévère et injuste.
On a même pu écrire que la talmud a doté le judaïsme d’une puissante carapace défensive qui lui a permis de franchir des siècles d’hostilité et de persécutions. Certes, il les a franchis, mais dans quel état. A force de se poser en s’opposant, on finit par ne plus
Cette essence ou identité juive constitue le thèmes d’un livre, aujourd’hui oublié mais qui marqua son époque, Les dix-neuf épître sur le judaïsme de Samson-Raphaël Hirsch (1808-1888[8][9]). Tout jeune rabbin , frais émoulu du séminaire, Hirsch assiste au dépérissement des communautés juives allemandes happées par une industrialisation et une urbanisation galopantes. Il décida alors d’écrire ce livre qui se présente comme un dialogue, un échange de lettres entre deux hommes. La phrase que je voudrais citer et qui demeure, à mes yeux, la plus cruciale du livre est la suivante : nul ne sait, aujourd’hui, ce qu’et le judaïsme… Le jeune théologien en herbe entendait par là que les juifs de son temps ne pouvaient plus assister à une telle hémorragie de leur foi, un tel effritement qui risquait, à terme, de détruire tout le judaïsme d’Europe, et principalement celui d’Allemagne et de Pologne… Il se mua donc en guide spirituel de la néo-orthodoxie juive en Allemagne.
Ce mouvement qui perdure aujourd’hui encore constitue une enrichissement de l’essence du judaïsme, fidèle à l’orthodoxie, mais à une orthodoxie éclairée. Hirsch le dit lui-même dans la toute première épître en signalant que ses parents étaient les adeptes d’une religion éclairée (erleuchtet-religiös).
La différence fondamentale qui existe entre Hirsch et Moïse Mendelssohn[10], le pionnier de l’Emancipation des juifs d’Europe, c’est que l’un tente de réinsérer les juifs dans leur tradition ancestrale et de les ré hébraïser, tandis que le second, tout en étant d’une fidèle à toute épreuve à la foi de ses pères, voulait ouvrir ses coreligionnaires au vaste monde, les familiariser avec la culture allemande, et donc européenne. En somme, il souhaitait les tirer hors du ghetto, pour reprendre une expression chère au grand historien judéo-hongrois Jacob Katz.
Ces deux penseurs, encore peu connus en France, ont exercé sur l’identité juive contemporaine une influence déterminante. Tous deux ont offert des voies différentes au développement de l’identité juive et à sa relation à la culture environnante. Dans ce volume, de nombreuses analyses leur sont consacrées.
Comment caractériser la culture européenne, étant entendu que l’Europe n’a entamé son unité politique et culturelle que depuis très peu de temps ?Même si l’Europe politique n’existait guère au cours des siècles précédents, la république des gens de lettres suppléait puissamment à cette carence. Il suffit de voir l’engouement dont jouissaient les écrivains et encyclopédistes françaises à la cour du roi de Prusse pour s’en convaincre. Mendelssohn et ses collègues chrétiens étaient évidemment polyglottes et lisaient les œuvres de leurs contemporains et d’auteurs plus anciens.
Il est un fait qui peut paraître paradoxal : le christianisme, je pense surtout au catholicisme, a certes commis à l’encontre des populations juives d’Europe de très graves crimes ; et pourtant, comme il incluait dans sa foi les textes vétéro-testamentaires, auxquels les juifs tiennent depuis toujours, d’une certaine manière il a promu les mêmes valeurs morales. Judaïsme et christianisme sont, certes, différents, mais ils n’ont jamais été indifférents l’un à l’autre[11]. A quelques détails près, ils partagent la même éthique, celle du Décalogue qui constitue la première constitution spirituelle de l’Europe.
Mais l’Europe, hélas, c’est aussi Auschwitz, c’est aussi la Shoah… Je ne défends pas ici je ne sais quelle théorie de la culpabilité collective mais il faut bien reconnaître que cette union intime entre les juifs et les Allemands, entre la judéité et la germanité, a abouté au plus grand crime de tous les temps. On a même pu parlé d’une «symbiose» judéo-allemande, et j’y crois malgré le sanglant démenti de l’Histoire récente.
Car les faits sont là : la Shoah est un élément fondamental dans la définition et la sensibilité du judaïsme contemporain et même à venir. Mais il faut aussi tenir compte de ceci : sans la Science allemande du judaïsme du XIXe siècle, nous ne connaîtrions pas aussi bien le Moyen Age juif et donc la pensée de Moïse Maimonide (1138-1204). Figure de proue des Lumières de Cordoue, Maimonide a ouvert la voie à son lointain continuateur, Moïse Mendelssohn (1729-1786) le promoteur des Lumières de Berlin. Cet homme a offert au judaïsme de mangue allemande une traduction commentée du Pentateuque, le Bé’our, qui permet à des générations entières de prendre connaissance du texte biblique dans la langue de Goethe. Enfin, de Mendelssohn à Hermann Cohenlui (ob. 1918) nous passons aisément à Emmanuel Lévinas dont le regard philosophique a redonné une jeunesse et un éclat sans pareil à cette vieille philosophie juive.
L’identité juive et la culture européenne sont-elles compatibles ou sont-elles, au contraire, mutuellement exclusives ? Elles sont compatibles lorsque l’Europe agit conformément à ses valeurs éthiques fondamentales. Et cette compatibilité demeure lorsque l’Europe se sent une communauté de destin avec l’Etat d’Israël.
Paris, septembre 2009
[1] Le livre parut originellement aux éditions Armand Colin. Je remercie de nouveau le directeur général de cette maison d’édition, M. Jean-Christophe Tamiser pour son aide précieuse dans l’élaboration de cet ouvrage.
[2] Ce nouveau titre a été choisi par M. François Laurent, directeur général adjoint d’Univers poche auquel j’adresse aussi tous mes remerciements.
[3] Pour une présentation systématique, je renvoie aux deux volumes des Lumières de Cordoue à Berlin (Pocket, 2007-2008).
[4] Voir mon livre Renan, la Bible et les Juifs, Paris, Arléa, 2008.
[5] Voir Jacob Neusner, A life of Rabban Yohanan ben Zakkai, Leyde, Brill, 1970. Voir aussi H-L. Strack- Gunter Stemberger–Maurice-Ruben Hayoun, Introduction au talmud et au midrash, Paris, Cerf, 1986. Ou encore ma Littérature rabbinique, en Que sais-je ? 19962
[6] Peter Schâfer, Studien zu Bar-Kocjba Aufstand, Tubingen, JCB Mohr, 1981.
[7] Voir le stimulant ouvrage qui vient de paraître, du Père Philippe Abadie, L’histoire d’Israël entre mémoire et relecture, Paris, Cerf, (Lectio divina) 2009.
[8] Texte traduit de l’allemand avec une intrdocution et des notes par l’auteur de ces lignes : Samson-Raphaël Hirsch, Les dix-neuf épîtres sur le judaïsme, Cerf, collection Patrimoines-judaïsme, 1986.
[9] Voir mon volume paru dans la collection Que sais-je ? en 1997, La science du judaïsme (Wissenschaft des Judentums).
[10] Voir mon Moïse Mendelssohn, QSJ ?, 1996.
[11] Il faut s’en référer à un auteur encore peu connu en France malgré la traduction française de ses œuvres, Léo Baeck (1875-1956) qui avait des vues très intéressantes sur les relations entre le judaïsme et le christianisme. Voir son Essence du judaïsme (traduction française aux PUF en 1992), Les Evangiles, une source juive (Bayard, 2002 et enfin, Ce peuple. L’existence juive (Armand Colin, 2007).i