Jean KAHN, Combats pour les droits de l’homme. Entretiens avec Philippe Olivier. Paris, Hermann, 2009.
Quelques années après la parution de l’ouvrage du président Jean KAHN, L’obstination du témoignage, vous nous faites tous deux l’aubaine d’un nouveau livre d’entretiens, si justement intitulé, Combats pour les droits de l’homme. Vous ne pouviez pas trouver meilleur titre pour décrire le contenu de l’ouvrage car Jean Kahn a placé toute son existence sous le signe de la solidarité humaine : de la défense des réfugiés bosniaques auxquels il trouva un asile en Israël, jusqu’à son indéfectible soutien à la survie et à la sécurité de ce pays, Jean Kahn a sillonné la France, l’Europe et même le monde si l’on ajoute ses rencontres avec les dirigeants juifs américains, le roi Hussein de Jordanie, le président égyptiens Moubarak et bien évidemment les plus hauts dirigeants israéliens
Il a toujours eu, ce que le philosophe Emmanuel Levinas a appelé, le souci des autres. En effet, le philosophe juif, natif de Lituanie et dont la famille fut exterminée par les Nazis, avait donné du moi une réponse surprenante: mon moi, écrivait-il, ce sont les autres. Car je dois prendre soin de mon prochain, voler à son secours si besoin est et lui témoigner de la bienveillance. C’est dire combien le souci du prochain est présent dans la vie et l’œuvre de Jean Kahn. L’exemple le plus frappant, mais qui est loin d’être le seul, nous est fourni en 2001 par son voyage à Durban lorsque le Président Jean Kahn se rendit, dans son état, en Afrique du sud pour tenter d’endiguer les dérives anti-juives de certaines ONG…
Est-il besoin de retracer les grands moments de la vie du président Jean KAHN ? Fils unique d’une famille juive de Mommenheim, il mène une vie heureuse dans son Alsace natale qu’il aime tant, jusqu’au jour où l’Allemagne hitlérienne se rue sur la France. Replié avec sa famille à Clermont-Ferrand, Jean est marqué à vie par cette douloureuse expérience : il échappe, certes, à la déportation et à l’extermination, mais n’oubliera jamais ces millions d’hommes, de femmes et d’enfants, victimes de la barbarie nazie. Revenu à Strasbourg après la Libération, Jean fait des étudiants de juriste et devient avocat. Mais au lieu de s’adonner à une brillante carrière d’homme de loi, il se voue entièrement à la communauté juive de Strasbourg et d’Alsace. Comme je le rappelais plus haut, nous avons donc affaire à une vie orientée vers les besoins de l’autre : Jean dirigera donc la communauté de Strasbourg et étendra ensuite sa compétence à celles de tout le Bas-Rhin. Animé d’une foi ardente en la chose communautaire, Jean prendra une dimension nationale en présidant le Conseil Représentatif des Institutions Juives de France. Il n’est donc guère étonnant qu’un tel homme ait été aussi remarqué par le gouvernement de notre pays qui le nommera président de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme et aussi de l’Observatoire des Phénomènes racistes et xénophobes dont le siège st à Vienne. Toujours ce souci de combattre l’injustice et de rétablir le droit des opprimés. Parallèlement, Jean sera brillamment élu président du Consistoire Central de France, une instance qui regroupe près de 250 communautés juives et qu’il assainira aux plans moral et financier. Je me souviens encore de certains illustres visiteurs que Jean accueillit alors au Consistoire Central, notamment le président Roman HERZOG, président de la République Fédérale d’Allemagne, qui fut enchanté de voir un juif de France lui souhaiter la bienvenue dans la langue de Goethe.
J’en viens à mon éminent collègue le professeur Philippe OLIVIER qui est un grand musicologue et dont la vaste culture se reflète dans les dialogues suivis avec son ami Jean. Ce sont deux sensibilités, certes différentes, mais qu’unit une indéniable empathie. Les questions sont sérieuses et les réponses évitent tout unanimisme de façade. Les deux hommes ont parfois des approches différentes, ce qui rend la lecture du livre encore plus passionnante. Mais il partage les mêmes valeurs et les mêmes idéaux.
J’aimerai revenir sur le titre même qui renvoie à des contextes qui sont familiers aux trois hommes réunis autour de cette table : le titre Combats pour les droits de l’homme m’a aussitôt fait penser au philosophe berlinois Moïse Mendelssohn (1729-1786) qui avait publié en 1783 dans la capitale prussienne un maître livre intitulé Jérusalem ou pouvoir religieux et judaïsme. Le professeur Philippe OLIVIER qui se partage entre Paris et Berlin a d’ailleurs consacré une belle étude à la vie du petit-fils de ce grand philosophe, Félix Mendelssohn, ce compositeur génial qui connaissait et aimait bien Paris. Or, Jean Kahn évoque lui aussi cet ancêtre oublié qui fut pourtant le premier à agir comme lui, en soulignant la congruence entre le combat pour les droits de l’homme et celui livré en faveur des droits des juifs qu’il souhaitait voir intégrés à la société civile de leur pays. Jean Kahn trouve donc en cette figure de proue de l’Aufklärung berlinoise, véritable fondateur du judaïsme de Prusse et d’Europe, un illustre précurseur dont il est le digne héritier spirituel. Mendelssohn dit expressément que la meilleure légitimation, les plus belles lettres de noblesse, du combat pour l’Emancipation des juifs, consistait à montrer qu’avant toute appartenance confessionnelle, les juifs étaient des hommes comme les autres, et qu’en tant que tels ils avaient les mêmes droits et les mêmes devoirs.
En fait, le combat passionnant mené par Jean KAHN, sa vie durant, fut de montrer les convergences entre l’identité juive et la culture européenne, en dépit de graves rechutes et d’accidents de l’Histoire. Après tout, la véritable constitution spirituelle de l’Europe est bien le Décalogue, ces commandements fondamentaux qui sont la charte de l’humanité civilisée et dont le judaïsme biblique a été l’apôtre universel. Tant que l’Europe reste fidèle à ses valeurs fondatrices, elle est en paix avec elle-même et avance, en paix avec elle-même, sur la voie de la paix et du progrès. Dans ce contexte, je rappelle ‘une phrase l’énergique intervention de Jean KAHN pour que soit rappelé le souvenir de l’Holocauste, la mémoire de la Shoah dans le préambule de la constitution allemande.
Mesdames, Messieurs, cette idée majeure de justice et d’équité, de fidélité au souvenir des victimes de la seconde guerre mondiale, forme la trame de ce livre d’entretiens qui s’ouvre sur une phrase du philosophe et homme de sciences israélien, Yeshayahou Leibowitz que je reproduis ici :nous ne naissons ni dans le judaïsme, ni dans le christianisme ni dans l’islam, nous naissons dans l’humanité. Jean KAHN n’a jamais perdu de vue cette composante universaliste indissolublement liée au noyau insécable de la religion d’Israël. C’est cette préoccupation majeure du sort de l’écrasante majorité de l’humanité qui a inspiré aux Sages du Talmud l’élaboration des sept lois des Noahides, c’est-à-dire de l’humanité dans son ensemble. A savoir ne pas tuer, ne pas voler, ne pas tricher, respecter ses parents, instaurer des cours de justice, ne pas consommer le membre d’un animal encore vivant, etc…
Et immédiatement après cette belle citation de Leibowitz, dès la page suivante Jean KAHN a eu à cœur d’imprimer la liste des quatre-vingt-six victimes des expériences atroces du médecin- tortionnaire SS August Hirt.
Enfin, pour parachever cette rapide présentation des activités communautaires de Jean KAHN je dirai qu’il est le seul à avoir été successivement président du CRIJF et, ensuite président du Consistoire Central de France.
Malgré son accident de santé, Jean a poursuivi ses activités sans relâche, organisant sans ménager sa peine ni ses efforts, colloques, manifestations culturelles, séances du Conseil et Assemblées Générales du Consistoire Central. On pourrait dire que cet homme est un miraculé qui prit soin, dès son retour à la vie, de faire écrire un rouleau de la Tora (Sefer Tora) en guise d’hommage à la divine Providence qui a confié à d’humaines mains, aimantes et dévouées, le soin d’accompagner Jean et de le tirer au mieux de cette douloureuse épreuve.
Vous avez tous compris, Mesdames, Messieurs, que par ce biais je rends un hommage Ô combien mérité à Madame Nicole KAHN qui a soutenu son époux dans sa longue convalescence. J’ai cherché et trouvé une référence talmudique à la hauteur de cet hommage reconnaissant que Jean rend à sa chère épouse. Un docteur des Ecritures, un Sage talmudique, s’attardait un peu avec son épouse qu’il quittait régulièrement pour séjourner auprès de ses disciples auxquels il enseignait sans relâche la Loi de Dieu. Comme il voyait que ses jeunes disciples s’impatientaient, il leur dit cette magnifique phrase, aussi lapidaire qu’explicite, pour marquer sa dette envers son épouse : shéli we-shélakhém schélah : ce qui est à moi et ce qui est à vous, c’est à elle que nous le devons. En termes clairs, tout ce que Jean nous a donné et nous donne encore, c’est à Nicole que nous le devons aussi.