Une dette de l’occident chrétien à l’égard du monde musulman ?
au sujet du livre de Sylvain Gouguenheim
Aristote au Mont Saint Michel
Un groupe d’éminents chercheurs revient sur le livre controversé de M. Gouguenheim et publie aux éditions Fayard une énergique réfutation au titre évocateur : Les Grecs, les Arabes et nous*.
En parcourant attentivement les contributions de certains de mes collègues, je me suis intéressé plus au facteur déclenchant de cette controverse qu’à son essence propre, tant la cause est entendue pour moi. Je répéterai donc ce que j’ai déjà écrit dans ce même blog : ce livre dont on a décrit les insuffisances en long, en large et en travers, ne mérite ni cet excès d’honneur ni (comme on dit) ce surcroît d’indignité. Le seul rôle qu’il a pu jouer (et je crois même bien involontairement) fut de poser (mal) un débat qui semble répondre à des préoccupations plus répandues qu’on ne le pense dans nos cercles cultivés et érudits. Il suffit de voir son impact au sein du débat sur l’identité nationale de la France, vieux pays judéo-chrétien…
De l’identité française on passe sans difficulté à celle de l’Europe et là, on rejoint la querelle, déjà ancienne, autour des racines culturelles de notre continent.
J’ai lu le livre de M. Gouguenheim, un crayon à la main ; mon long article paru dans mon blog hébergé par la Tribune de Genève a été repris et se trouve maintes fois cité dans ce nouvel ouvrage que je recense ici même. Certaines remarques du livre de M. Gouguenheim m’ont conduit à retenir quelques points sur lesquels je n’avais pas encore d’idée définitive. Par exemple, la transmission -partielle mais qui demeure considérable- par les Arabes du savoir grec à l’Occident (historiquement chrétien ou, au mieux, judéo-chrétien, même si les juifs furent si terriblement persécutés durant la période médiévale) doit être assortie de quelques remarques qui ne sont pas des réserves : il faut toujours rappeler, si l’on veut être juste et pris au sérieux, que seule une frange -infime mais très vigoureuse- des intellectuels musulmans de l’époque s’est plongée dans la méditation et le commentaire de l’hellénisme. Enfin, cette réappropriation, absolument légitime car, comme le dira Luther des années plus tard, Ideen sind zollenfrei, n’a pas touché la société islamique en profondeur. Loin de là. Ce que nos maîtres en Sorbonne, nous ont appris à nommer le legs intellectuel gréco-musulman n’a affecté que les couches supérieures de la société musulmane d’Occident ou d’Europe car le premier terme est parfois abusivement connoté. Et comme le rappelait un collègue allemand dans un article peu diffusé en France en raison de la barrière linguistique, le dialogue philosophcio-religieux entre des penseurs médiévaux aussi profonds que, Al-Kindi, al-Farabi, Avicenne, ibn Badja, ibn Tufayl et Averroès (du côté musulman), Maimonide, Moïse de Narbonne et leurs épigones (du côté juif), Thomas d’Aquin, Albert le Grand, Siger de Brabant etc… (du côté chrétien) et quelques autres, ne touchait que des élites. Le produit de ces confrontations fécondes peut être qualifié de «religion des élites». Il suffit, par exemple, de redire attentivement l’introduction de Maimonide à son Guide des égarés pour s’en convaincre. La même remarque vaut pour le préambule du Traité décisif d’Averroès (Fasl al-Maqal). Ces deux auteurs qui écrivaient en arabe pour l’un, et en hébreu et en judéo-arabe, pour l’autre, ne destinaient leurs spéculations qu’à une humanité formée aux mêmes écoles de pensée qu’eux. Et en le notant, je ne cherche pas à rétablir je ne sais quel équilibre entre les protagonistes de ce débat, ni donner des gages aux uns et aux autres.
Une autre remarque plus générale : tout est politique, dit-on, et singulièrement dans cette affaire car, pour ma part, ce n’est pas l’article assez étrange paru dans Le Monde des livres qui me mit la puce à l’oreille, ce qui m’a intrigué, ce furent les demandes répétées de gens qui généralement ne lisent pas, ou, à tout le moins, n’ont guère l’habitude de se plonger dans des ouvrages portant sur l’histoire des idées… Des gens qui me demandent soudain ce que je pense d’un livre que je n’aurais probablement jamais lu car son auteur, dans mon domaine, en qualité de médiéviste, m’était parfaitement inconnu. Prenant conscience de cette lacune dans mes lectures, j’ai éprouvé un sentiment de soulagement en découvrant que ce collègue de l’E NS de Lyon était un spécialiste des chevaliers teutoniques…
D’autres remarques annexes ou relativement secondaires ont retenu mon attention dans cette controverse : en déroulant de proche en proche les conclusions (éminemment discutables) de ce livre, on en arrive à évoquer des sujets qui, prima faciae, en sont très éloignés ! Par exemple, j’ai vu apparaître dans les articles, les interviews, les émissions de radio et de télévision, l’expression de haine de soi, inventée en 1930 par le juif allemand Théodore Lessing, Der jüdische Selbsthaß, que j’avais traduit et introduit en 1990 aux éditions Berg International (La haine de soi. Le refus d’être juif). Et que venait faire cette notion psychologique qui n’a rien à voir avec nos sujets de philosophie ou d’histoire des idées ?
Eh bien, à en croire certains, ce serait l’Europe chrétienne qui aurait le dégoût d’elle-même, horrifiée par l’interminable cortège de souffrances et de persécutions qui se déroulèrent sur notre continent. Et tout y passe : les croisades, les pogroms, les actes de repentance de l’Eglise catholique, les reconnaissances de culpabilité, bref, tout un passé qui ne passe pas…
La manière dont on a tenté de réintroduire Jacques de Venise (ob. 1150) dans le circuit de la transmission du savoir grec à l’Europe chrétienne (dans ce cas précis, on peut l’affirmer sans gêne) fait croire qu’il fut la référence volontairement omise par les «islamolâtres» (je ne fais que citer, ce terme ne faisant pas partie de mon vocabulaire) pour accréditer la thèse d’une dette de l’Occident chrétien à l’égard du monde islamique. En fait, ce Jacques de Venise n’est pas vraiment un inconnu mais je ne suis pas sûr qu’il ait accompli, ce dont on le crédite, au Mont-Saint-Michel
Dans son article, Hélène Ballosta dresse un vigoureux réquisitoire contre une présentation à la fois partiale et partielle des sciences dans le monde arabo-islamique, donnée par M. Gouguenheim. Elle a raison de souligner que les Arabes chrétiens sont nettement mieux traités dans ce livre que leurs collègues musulmans. Ce qui ne vise nullement à amoindrir les mérites de ces chrétiens mais génère la fâcheuse impression que l’on retire aux musulmans certains mérites qu’ils se sont acquis dans la domaine de la diffusion de la culture grecque…
Parmi les développements hautement discutables de M. Gouguenheim, il y a l’inaptitude (supposée) de la langue arabe, langue sémitique, à développer une pensée philosophique et à en nourrir le raisonnement. En fait, ici aussi, on sollicite certains textes d’Ernest Renan qui eut, certes, quelques déclarations globalisantes, jugées malheureuses aujourd’hui, mais qui n’en fut pas moins un esprit supérieur pour autant. Renan fait à propos de l’arabe (dont il avait une connaissance un peu réduite) à peu près les mêmes remarques qu’au sujet de sa langue sœur, l’hébreu, qu’il possédait beaucoup mieux. La meilleure preuve en faveur de l’adéquation philosophique de la langue arabe nous vient de penseurs qui n’étaient, originellement, ni musulmans ni même simplement arabes et qui choisirent cette langue pour véhiculer leurs propres idées : Je pense aux théologiens-philosophes juifs comme Saadya Gaon, Salomon ibn Gabirol, Juda Halévi et singulièrement Maimonide dont le style arabe est parfois plus élégant qu’en prose hébraïque. Tout le vocabulaire philosophique hébraïque est emprunté, voire calqué sur l’arabe et il suffit de se reporter au lexique (Pérush ha-millot ha-zarot : glossaire des termes étrangers) adjoint par le Tibbonide à sa traduction du Guide des égarés de Maimonide (originellement en arabe : Dalalat al-Hayyirin) pour s’en faire une idée claire.
Dans le présent volume, le texte de Marwan Rashed propose ni plus ni moins qu’une relecture des grands moments de la pensée islamique (puisqu’il ne sépare pas vraiment la pensée de la philosophie) et un réaménagement de la périodisation en cours jusqu’ici. Dans l’exposé des thèses qu’il entend défendre, il souligne, à juste titre selon moi, le fait que les philosophes musulmans n’ont pas été de simples éponges absorbant mécaniquement un savoir venu d’ailleurs (Nietzsche aurait dit : des eunuques du savoir), mais des penseurs confrontés à des problèmes actuels auxquels ils voulaient apporter des réponses, au moyen de raisonnements pris ailleurs (voir le Traité décisif d’Averroès qui rend hommage aux Grecs tout en cherchant à légitimer en religion le recours à une pensée scientifique étrangère). En islam comme en chrétienté, il ne s’agissait jamais d’une adhésion pleine et entière au système philosophique d’un penseur païen. La même peut sans problème s’applqier aux tenants de la philosophie juive qui suivaient les enseignements du Stagirite. Et d’ailleurs, on ne trouvera aucun auteur chrétien se réclamant explicitement d’Aristote avant l’an 500. Même l’Organon du Stagirite ne sera pas complètement repris par nos théologiens. On sent bien que des tentatives sont faites pour acclimater le néoplatonisme au christianisme : le cas de Proclus est très éclairant car il offrait un séduisant passage de l’Un au multiple par ses schémas de procession et de hiérarchisation. C’est donc une adaptation chrétienne de la métaphysique néoplatonicienne.
Pour les penseurs musulmans, certains thèmes revêtaient une priorité absolue, par exemple le débat autour du déterminisme, des attributs divins et du rapport à l’intellect humain. Tous ces points ne pouvaient être établis que par un recours à une pensée plus élaborée, c’est-à-dire à cette fameuse théologie rationnelle par laquelle on traduit généralement le terme de kalam. M. Rashed relève avec raison que les commentaires d’Aristote sont relativement tardifs en islam si l’on considère que c’est al-Farabi qui ouvre la voie le premier. Or, il est du Xe siècle. Et même au plan métaphysique, c’est plutôt Platon qui eut les faveurs des penseurs islamiques puisqu’ils s’inspirèrent de son Timée.
Voici ce qu’écrivait al-Kindi (801- ca. 869) dans son livre Sur la philosophie première ( 14) : Nous ne devons pas rougir de trouver beau le vrai, d’acquérir le vrai d’où qu’il vienne, même s’il vient de races éloignées de nous et de nations différentes ; pour qui cherche le vrai, rien ne doit passer avant le vrai ; le vrai n’est pas abaissé ni amoindri par celui qui le dit ni par celui qui l’apporte, nul ne déchoit du fait du vrai mais chacun en est ennobli. (traducrion de J. Jolivet et R. Rashed).
Ce long et lumineux mémoire de Marwan Rashed réécrit en fait les lignes directrices de la falsafa et en éclaire les présupposés. Je n’ai pas assez de place pour tout reprendre mais l’opposition entre al-Kindi et al-Farabi et la caractérisation de la spéculation philosophique farabienne sont absolument remarquables. On savait déjà –même depuis Moritz Steinschneider- que le second maître (al-Farabo) avait instinctivement tenté (comme le fera plus tard Averroès) de retrouver l’Aristote authentique dont la Métaphysique ne devait être guère complétée par la pseudo-Théologique d’Aristote (les trois dernières Ennéades de Plotin) ni lue à la lumière du Liber de Causis… Mais ici et en langue française, il est montré clairement que al-Farabi tourne résolument le dos à la pensée théologisante d’al-Kindi. Comme le fera plus tard, son disciple Maimonide (sous son influence, d’ailleurs) Al-Farabi développe une véritable philosophie du langage, responsable d’assimilations indues ou incorrectes entre deux ordres ontologiques différents. : la langue de la Révélation et celle de la philosophie ne se recoupent pas, même si, pour le philosophe et pour lui seul, elles portent sur le même objet. Mais la religion, s’adressant à la masse, ne peut faire autrement. Maimonide joue lui aussi sur cette ambiguïté lorsqu’il énonce, dès son introduction au Guide (là M. Rashed se trompe : le destinataire du Guide n’était pas un karaïte) l’équivalence entre le récit biblique de la Genèse et la Physique d’Aristote, d’une part, et les visions prophétiques et la Métaphysique du même, d’autre part. En réalité, l’interprétation qu’il en donne s’éloigne considérablement de ce schéma : mais pouvait-il procéder autrement ?
Au fond, toute cette inadéquation entre Aristote et les textes de la Révélation tient à la notion de création ex nihilo et à l’existence d’une libre volonté divine créatrice. Et cela les philosophes savent qu’elle est inconciliable avec leurs axiomes.
Parler des racines grecques de l’Europe chrétienne n’aurait donc eu aucun sens pour un scolastique : ainsi s’exprime Alain de Libera dès les premières pages de sa vigoureuse réaction intitulée non sans humour Les Latins parlent aux Latins. Avec son style éblouissant et son érudition étincelante, Alain montre que la métaphore arboricole des racines manque son objet. Il explique que la conscience européenne en tant que telle n’est clairement apparue que tardivement (XVe siècle selon Jacques Le Goff). Et que l’idée d’une opposition entre Grecs et Latins est parfois difficile à cerner. Intéressant, le rappel que les Médiévaux n’avaient pas conscience de vivre au Moyen Age… Mais au delà de ces nécessaires mises au point, la question qui se pose est la suivante : qui est l’Europe chrétienne et quelles sont, au juste, ces racines grecques dont parlait M. Gouguenheim dès le titre de son livre ? Alain va plus loin (p 177 in fine) encore en parlant d’effacement de la dette (dont il précise le sens évocateur dans l’esprit du lecteur contemporain moyen) vis-à-vis de l’Islam, donc du monde arabe par opposition à l’Europe chrétienne et, par voie de conséquence (peut-être un peu rapide) aux travailleurs immigrés et aux Maghrébins en général, en ces temps troublés où l’Europe s’interroge sur son identité, donc sur ses racines ? On lira à la fin de cet article des extraits assez stupéfiants sur l’islamophobie, même si, comme il faut bien l’admettre, l’Europe n’a pas dépendu pour la transmission du savoir d’un seul canal exclusivement.
Je pense d’ailleurs en évoquant la chrétienté d’Europe à une phrase d’un célèbre érudit juif allemand de la fin du XIXe siècle, excellent connaisseur de l’hébreu et de l’arabe, (il avait soutenu sa thèse à Bonn sur le Sefer ha-ma’alot) Abraham Geiger, mort en 1872, auteur d’une phrase assez incisive qui n’aurait sûrement pas emporté l’adhésion de M. Gouguenheim, si celui-ci avait eu l’occasion (fort improbable) de la lire : le christianisme n’est pas moderne et la modernité n’est pas chrétienne.
Mais revenons à Rome et Byzance, surtout lorsque les Grecs durent vivre sans elle, avec pour arrière-fond cette rivalité tant politique que militaire entre Grecs et latins, aggravant le schisme de 1054. Christian Förstel cite une lettre de Pétrarque (1352) très éloquente à ce sujet (p 226). Le monde occidental promut donc un certain Manuel Chrisoloras au rang de véritable demi Dieu tant on vantait son érudition classique et sa maîtrise du grec ancien. Il prodiguera son enseignement dans les principales villes d’Italie qu’il traversera mais sera aussi l’ambassadeur de l’empereur Manuel II Paléologue, voyages qu’il mettra à profit pour visiter bibliothèques et couvents. Et pourtant, après sa mort en 1415, cet homme jadis si adulé, ne sera plus qu’un vestige oublié d’une civilisation grecque médiévale jugée encombrante…
Dans son article sur Avicenne à Ratisbonne, Philippe Büttgen traite de l’hellénisation du christianisme telle qu’elle fut critiquée par Adolphe von Harnack mais défendue par le pape Benoît XVI, notamment dans son discours de Ratisbonne qui fit grand bruit. Le Vatican tient à préserver ce lien avec l’hellénisme pour des raisons parfaitement compréhensibles et voit avec une certaine méfiance toute entreprise de deshellénisation qui connut, selon le pape, trois phases : d’abord Luther et la réforme qui n’acceptaient que l’Ecriture seule, ensuite Kant qui situe la foi dans la seule raison pratique et enfin la théologie libérale des XIX-XXE siècles avec Adolphe von Harnack.
Je m’arrête quelques instants sur le bel article de Blaise Dufal qui s’intitule Faire et défaire les civilisations où l’on analyse avec doigté la centralité du personnage de Fernand Braudel, remis à l’honneur par de multiples historiens ou des hommes politiques comme Henri Guaino et, dans un autre registre, mais guère éloigné, Alain Minc. J’aime aussi que le même Braudel ait admiré l’œuvre de Jacques Soustelle, notamment Les quatre soleils… (réédition en 2009). On remarque alors l’emploi parfois un peu dépourvu de discernement du terme civilisation qui ne se confond pas fréquemment, comme en allemand, avec le terme culture (Kultur). Or, dans certains contextes bien précis, ces deux termes caractérisent des réalités différentes quoique non opposées l’une à l’autre.
La question qui se pose après cette attentive lecture d’un livre fort intéressant même si toutes ces contributions n’avancent pas d’un même pas, est la suivante : n’est-il pas condamné, en vertu de sa nature même, à faire de la publicité à un livre qu’il entend combattre ? Toute réfutation, même excellente, attire immanquablement l’attention sur l’ouvrage ou le raisonnement qu’elle entend démasquer ou disqualifier… J’ai souri en relevant que le titre du livre si fortement controversé a désormais droit à une abréviation, un peu comme une appellation d’origine contrôlée… AMSM.
La catégorie de lecteurs auxquels ce livre, Les Grecs, les Arabes et nous, s’adresse, n’en avait probablement pas besoin. Je m’explique : nos collègues historiens, linguistes et philosophes savaient à quoi s’en tenir… Les gens que nous cherchons à toucher ne vont probablement pas prendre la peine de lire les réfutations si bien argumentées de cet ouvrage, ils voudront voir l’autre livre.
Mais comme je l’écrivais dans le blog lors de la longue recension du livre de M. Gouguenheim, le seul mérite de ce livre est d’avoir –fort imparfaitement et avec tant d’approximations et d’à peu près- attiré l’attention sur un débat nécessaire et salutaire.
* sous la direction de Philippe Büttgen, Alain de Libera, Marwan Rashed, Irène Rosier-Catach