La théâtralité dans le théâtre yddish, par Blandine de la Taille. Paris, 2009 (sans nom d’éditeur)
Quelle a bien pu être la motivation de cette jeune fille, auteur de ce sympathique et attachant petit ouvrage, en se plongeant dans un univers si éloigné du sien ? Comment travailler sur le théâtre yddish, un univers qui connut dans l’ancienne Europe orientale d’avant-guerre son heure de gloire et qui fut englouti dans les tourments de la Shoah, la catastrophe du judaïsme européen ?A ma connaissance, mais à ma connaissance seulement, rien, vraiment rien laissait présager un tel intérêt et une telle compétence.
Bien que très jeune, vingt-cinq ans tout juste, cette jeune écrivaine a mis le doigt sur le point nodal du penser et du vécu juifs. Ell a instinctivement saisi la tension polaire et très féconde, au sein de la religion d’Israël, entre une pratique religieuse hégémonique et les désirs d’une âme, celle du judaïsme, de vivre librement et de s’abandonner aux caprices de l’imaginaire : la religion, depuis la ruine du Temple et le sac de Jérusalem, a étouffé toutes les autres sensibilités du judaïsme : l’élite militaire fut laminée par les Romains, la maison royale asservie et finalement éradiquée, la caste sacerdotale au chômage (si je puis dire) en raison du passage contraint et forcé du culte sacrificiel au rite synagogal… Ne restait plus que la classe des Docteurs de la Tora, appelés les érudits de l’Ecriture qui interprétèrent tout, absolument tout, dans un sens scrupuleusement religieux… Ce qui arracha un sourire narquois au vieux Renan qui émit un jugement peu amène sur ce qu’il appelait le sérieux judaïque…
Dans ce cas, plus guère de place pour de l’esthétique, au sens le plus large du terme, en raison même de cette envahissante obsession de l’éthique. Alors, le théâtre, vous pensez bien ! Nous savons, au moins depuis Renan dans son Histoire d’Israël, que le premier théâtre à voir le jour dans la ville de Jérusalem dut attendre l’avènement de Hérode le grand. Par ailleurs, une telle activité ludique ne pouvait provoquer qu’un froncement de sourcils chez les docteurs des Ecritures qui se méfiaient de tels enfantillages. Eh bien, tout ce développement, Blandine de la Taille le résume magistralement d’une seule phrase qui ouvre chapitre I :le théâtre est-il la dernière étape d’intégration pour une culture qui s’est définir sur sa proscription ?
En effet, dans le judaïsme rabbinique, la proscription précède généralement la prescription, en raison de l’hostilité ambiante à l’encontre de la foi juive. Les juifs sont donc dû se poser en s’opposant. Faire du théâtre, écrire des romans, apprendre et parler des langues étrangères, lire d’autres livres que la Tora et ses commentaires orthodoxes, tout cela revenait à faire revivre la culture proprement dite au sein du judaïsme en libérant pour elle un espace vitale où elle pourrait respirer…
Renan, encore lui, tenait que dans tout le corpus vétéro-testamentaire il ne restait plus que le Cantique des Cantiques pour attester que l’ancien Israël avait lui aussi, comme tous les autres peuples, connu la fraîcheur du lyrisme amoureux et naturel… Des siècles plus tard, la situation avait radicalement changé.
Le yddish, quant à lui, a toujours eu un statut particulier : certains le considéraient comme une langue aussi sacrée que l’hébreu alors que d’autres tenaient pour une thèse plus équilibrée : le yddish est une langue dérivée de l’hébreu, langue sainte, langue liturgique, mais cet aspect composie rendait possible un usage ou un recours de caractère profane. On peut donc l’utiliser à des fins mondaines, non religieuses, même si la fête qui se prête le mieux à des manipulations scéniques est la fête (non biblique) de Pourim. C’est au cours de cette fête qu’est lu le rouleau d’Esther : depuis le Moyen Age jusqu’à l’Etat d’Israël contemporain, la fête de Pourim donne lieu à de grandes manifestations au cours desquelles les enfants et les adultes se déguisent et jouent leur rôle dans une pièce de théâtre : la reine Esther, le roi Assuérus, le méchant Haman et le bon Mardochée…
Avec le temps, le judaïsme a montré qu’il n’a jamais été (même à ses origines) un bloc monolithique : au XVIIIe siècle, par exemple, on voit apparaître, sous l’impulsion du Baalshemtov (ob. Vers 1765) un nouveau courant, les hassidim qui reprennent le flambeau jadis brandi par leurs lointains ancêtres médiévaux, les piétistes rhénans, hassidé ashkénaze… qui nous laissé le fameux Sefer hassidim. Face à eux se dressent le mouvement de la Haskala, véritable philosophie des Lumières, ayant à sa tête nul autre que le grand Moïse Mendelssohn (1729-1786)… La Haskala avait ses journaux, ses maisons d’édition et ses établissements d’enseignement où furent introduites les matières académiques… Le théâtre obtenait désormais droit de cité, quoique les ultra orthodoxes continuaient de le refuser dans leur camp. A partir de cette époque, à la mort de Moïse Mendelssohn en 1786, on peut dire que le théâtre est admis presque partout.
Cette forme de culture juive signe la fin d’un monolithisme religieux granitique qui ira en s’effritant. En fin de compte, on peut parle d’un affranchissement d’une lourde tutelle, d’une libération d’un joug religieux devenu trop pesant. Certes, la pratique religieuse a servi de lien, de ciment unificateur du peuple juif , mais elle avait fort élevé : la ghettoïsation. On peut dire que des pièces comme celles de A. Goldfaden ou de I. Manger ont puissamment contribué à réconcilier les juifs avec le monde où ils vivaient.
Je vous recommande chaleureusement la lecture de ce petit ouvrage, magnifiquement illustré (par l’auteur elle-même) et qui nous facilite l’accès d’un monde oublié, celui d’hier pour parler comme Stefan Zweig ou d’avant-hier pour évoquer le cas de Josef Roth, par exemple, l’auteur du Poids de la grâce,, lui-même issu de ces communautés juives yddishophones.
Blandine de la Taille n’en est ici qu’à son coup d’essai. Mais celui-ci augure fort bien de la suite tant il est concluant.
Maurice-Ruben HAYOUN
Professeur à l’Université de Genève
Département de philosophie
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