Le livre sur ABRAHAM un patriarche dans l'histoire est paru (Paris, Ellipses, 2009). En voici la conclusion
Entre la légende et l’histoire Parler d’Abraham ne peut se faire sans envisager la littérature biblique dans son ensemble, l’Ancien comme le Nouveau Testament. Ce que j’ai tenté de faire dans cet ouvrage, sans trop entrer dans les détails ni dévier du sujet principal, à savoir la vie, le retentissement universel et l’omniprésence du symbole d’Abraham auquel nous relie une insécable filiation spirituelle.. Même si le patriarche a connu une éclipse remarquée dans certains livres bibliques (celui des Juges, par exemple) en raison de l’évolution même de la foi d’Israël (et Moïse a connu le même sort), son incontournable réapparition finit par s’imposer pour toujours, balayant tous les obstacles sur son passage.file:///Users/mauricerubenhayoun/Desktop/Abraham_cahier_quadri-2.pdf
Le livre sur ABRAHAM un patriarche dans l'histoire est paru (Paris, Ellipses, 2009). En voici la conclusion
Entre la légende et l’histoire
Parler d’Abraham ne peut se faire sans envisager la littérature biblique dans son ensemble, l’Ancien comme le Nouveau Testament. Ce que j’ai tenté de faire dans cet ouvrage, sans trop entrer dans les détails ni dévier du sujet principal, à savoir la vie, le retentissement universel et l’omniprésence du symbole d’Abraham auquel nous relie une insécable filiation spirituelle.. Même si le patriarche a connu une éclipse remarquée dans certains livres bibliques (celui des Juges, par exemple) en raison de l’évolution même de la foi d’Israël (et Moïse a connu le même sort), son incontournable réapparition finit par s’imposer pour toujours, balayant tous les obstacles sur son passage.
C’est une histoire fascinante dont la valeur symbolique dépasse de très loin le cadre d’une existence simplement historique. Qu’il ait ou non physiquement existé, Abraham -ou plutôt sa représentation symbolique- s’est enracinée dans le cœur de tous les croyants depuis l’apparition du monothéisme. Sans lui, cette doctrine du Dieu unique qui a servi de matrice aux civilisations judéo-chrétienne et musulmane , serait impensable. Abraham appartient a au moins trois types d’histoire : édifiante, événementielle et celle des origines.
Les textes bibliques se rapportant, de façon suivie, à cette personnalité charismatique qui s’est imposée à tous les croyants des religions monothéistes, ont été analysés d’un point de vue historico-critique : le respect des normes légitimes du commentaire l’exige.
Tout esprit dénué de préjugés et ne plaçant pas une approche dogmatique au dessus de toute autre considération, ou, pour parler avec Ernest Renan, qui ne sacrifie pas la vérité historique aux articles de foi, finira par convenir que les récits concernant la grande geste abrahamique ne reflètent pas toujours un périple historique parfaitement bien construit.
Certes, les rédacteurs bibliques firent preuve d’un art consommé de la narration dramatique en signalant, dès le début (c’est-à-dire vers la fin du chapitre 11 du livre de la Genèse) que Sarah n’avait pas d’enfant. Détail tout sauf anodin puisqu’il annonce, en fait, la naissance d’Ismaël, comme héritier de substitution, en quelques sorte, au moins dans l’esprit de Sarah, et donc l’expulsion d’Agar et de son fils. Ce qui rendait encore plus miraculeuse la naissance tant attendue, celle d’Isaac, présentée comme un véritable don du ciel, heurtant frontalement ls lois de la nature : un mari vieux (c’est Sarah elle-même qui le dit et elle sait de quoi elle parle), une femme âgée, donc incapable d’enfanter, et pourtant…
Mais il y a aussi les contradictions et les invraisemblances historiques qu’un implacable censeur de l’envergure de Voltaire se chargera de souligner avec un malin plaisir. Comment apprécier, par exemple, le risque pris par le patriarche qui joue (en quelque sorte) avec l’honorabilité de son épouse qu’il compromettait, en connaissance de cause, en mettant les pieds en Egypte… Si l’on conserve ce fait en mémoire, c’est-à-dire la grande beauté de Sarah qui aiguise la concupiscence des hommes, on ne comprend pas bien que, peu de temps après, on argue de son grand âge pour motiver l’invraisemblance d’une naissance pourtant promise par Dieu… Et de toute manière, comment comprendre qu’on ait enlevé, à deux reprises, une femme âgée, aux appâts fanés ? Et si l’on rappelle que la même mésaventure, à peu de détails près, est arrivé au fils Isaac, on se demande si on n’est pas en présence d’une simple fictions littéraire, en vogue dans le Proche Orient ancien…
Dès ce récit initial, il y a la figure de Loth, le neveu indélicat qui servira plus tard de double antithétique à son oncle, en commettant tant d’actes que la morale et la bienséance réprouvent sévèrement. Et pourtant, c’est le récit de sa délivrance de captivité que relate le fameux chapitre 14, sans oublier la mauvaise manière faite aux fils d’Ammon et de Moab…
Un autre détail semble compromettre gravement la crédibilité de tous ces récits : comment Abraham qui vient de défaire au chapitre 14 une si formidable coalition de rois puissants, n’oppose aucune résistance lorsque, au chapitre 20 Abimélech menace de nouveau la vertu de son épouse? Quand on a remporté une si éclatante victoire six chapitres plus tôt, comment se fait-il que l’on ne puisse plis se faire respecter ni défendre son épouse ?
Ces quelques interrogations –mais il y en a tant d’autres- conduisent à s’interroger sur l’historicité de ces récits. En termes plus directs : Abraham a-t-il vraiment existé ? Certainement, mais pas sous cette forme. On a plaqué sur lui tant d’autres personnages, on lui fit incarner tant de vertus, les unes plus extraordinaires que les autres, que la figure biblique que nous rencontrons dans la Bible est dotée d’une existence supra- ou méta-historique.
Mais qu’est-ce qu’exister au plan historique, pour un personnage-symbole comme Abraham ? Plus qu’une marque laissée dans son temps ( on pense aux environs de 1850 avant JC), c’est l’empreinte profonde qui, depuis près de quatre millénaires, a déterminé la sensibilité religieuse de l’humanité croyante et pensante. Nous n’allons pas reprendre les développements des précédents chapitres ; nous nous limiterons à rappeler deux types de réflexions issues d’une même époque mais provenant de milieux spirituels totalement différents : les réflexions profondes de Sören Kierkegaard dans son ouvrage Crainte et tremblement, d’une part, et les méditations des milieux hassidiques, d’autre part. Tant le penseur danois que le piétisme juif d’Europe orientale se sont concentrés sur la personne d’Abraham et l’un comme l’autre ont vite compris qu’il fallait envisager cet homme non pas seulement comme un simple personnage historique comme une figure symbolique à la richesse polysémique immense. Quand on a atteint une telle universalité, quand on est devenu une catégorie de la pensée religieuse universelle, celle du monothéisme dont le patriarche est le découvreur, voire même l’inventeur, que signifie avoir réellement, historiquement, existé ? Nous rejoignons les sagaces réflexions du dominicain Marie-Joseph Lagrange dont les écrits sur l’historicité des patriarches ne furent publiées que bien longtemps après sa disparition car ils heurtaient assez gravement les positions doctrinales de l’église catholique. Aux yeux de la religion, la légende a pourtant plus d’importance que l’histoire, et pourtant… la vérité de réalité ne doit pas éclipser la vérité d’intention, celle d’Abraham justement
Voltaire et les patriarches : une incrédulité railleuse.
Il est inconcevable de faire un ouvrage en français sur une personnalité biblique comme le patriarche sans évoquer le témoignage (si railleur et si incrédule) de Voltaire. François-Marie Arouet (1694- 1778) de son vrai nom, Voltaire se signala dès son jeune âge par son esprit frondeur, caustique, moqueur et sarcastique. Et ce trait de caractère ne s’explique pas seulement par l’influence des déistes anglais ou du libertinage érudit. En fait, Voltaire était viscéralement attaché aux droits imprescriptibles de l’individu. Jouissant d’une renommée à l’échelle de l’Europe, il se rendit à 1750 à Berlin à la cour de Frédéric II avec lequel il allait se brouiller trois ans plus tard. Il semble que la pomme de discorde ait porté sur l’opportunité ou non de faire un procès à un banquier juif Hirschel. Ceci ne suffit pas à ternir sa réputation, même si l’argent
(placements divers, argent des princes, commerces en tous genres, droits d’auteur et peut-être même commerce triangulaire) occupé une grande place dans cette vie. En dépit de tous ses défauts, l’homme s’est battu pour des causes célèbres : l’affaire Calas (1762),l’affaire Sirven (1764), l’affaire du Chevalier de la Barre (1766) et l‘affaire Lally-Tollendal (1776).
Venons en à la pensée religieuse de l’auteur et à sa pratique de l’exégèse biblique. Certains traits à l’encontre des juifs sont très inquiétants mais Voltaire avait surtout l’église catholique dans ligne de mire, même si, pour l’atteindre, il froissait gravement la sensibilité et la respectabilité du peuple juif. Ses attaques contre le Pentateuque visent d’abord à saper les fondements du catholicisme
La pensée religieuse de Voltaire peut se résumer en peu de mots : il combat les notions de révélation, de peuple élu et de vérité révélée…La vraie religion est, selon lui, celle qui est gravée dans le cœur de tout un chacun, elle n’enseigne pas l’exclusivisme, mais la tolérance et ne connaît pas la coercition ni de bras séculier. Durant plus de 40 ans, s’occupe d’exégèse biblique et le nombre des titres qui suivent atteste de l’intérêt soutenu qu’il portait à cette matières : Lettres philosophiques, Dictionnaire philosophique, La Bible enfin expliquée, Un chrétien contre six juifs, Traité sur la tolérance Philosophie de l’histoire, Questions du licencié Zappata, L’examen important, Le sermon des cinquante, Sermon du rabbin Akib etc…
Mais Voltaire n’a puisé toute cette science vétéro-testamentaire dans son propre fonds, il a su utilisé les compétences reconnues de tant de précurseurs: Abraham ibn Ezra, Spinoza et son Traité théologico-politique. Histoire critique du vieux Testament (1678) de Richard Simon.
Toute l’exégèse de Voltaire vise à prouver que le Pentateuque, ouvrage de base du judaïsme et du christianisme, ne satisfait pas l’homme en quête de vérité et de morale. Il dresse donc la liste des incohérences, des maladresses dans l’expression, des contradictions flagrantes, des invraisemblances (Déluge, plaies d’Egypte, nombre de population dans le désert, impossibilité que les livres du Pentateuque aient été écrits par Moïse (non-mosaïcité du Pentateuque).
Voltaire dresse une liste impressionnante des erreurs du Pentateuque : il souligne les incohérences du récit de la création : comment la lumière existe-elle avant le soleil ? Impossibilité d’un déluge général : comment les montagnes d’Amérique du sud ont elles pu être immergées ? Il faudrait vingt-quatre océans pour inonder les sommets des montagnes de Quito…
Il y a aussi l’incompatibilité radicale du Pentateuque avec lois de la physique.. Selon Voltaire, il n’y eut jamais de sortie d’Egypte ni de passage à sec de la Mer rouge. La Bible selon Voltaire, nous sert un certain nombre de contes de fées, les uns plus invraisemblables que les autres : la transformation d’Edith (femme de Loth) en statue de sel, l naissance tardive d’Isaac, la grossesse étrange de Rébecca (les jumeaux qui se battent dans le giron maternel), la prétendue vertu aphrodisiaque des mandragores, Esaü, le fils du patrairche Jacob, ne peut pas être né tout velu.… Et Jacob a une drôle de manière de procéder pour faire naître des ovins bigarrés… Invraisemblances des chiffres avancés (600.000 hommes en armes qui partent à la conquête de la terre de Canaan ; 23000 tués par Pinéas ben Eléazar).
Négation momentanée du libre arbitre du Pharaon qui endurcit son cœur afin de le punir encore plus cruellement. Comment parler de bonté divine ? Comment Dieu, objet de culte et de sainteté, peut-il aller jusqu’à dicter à son peuple comment se comporter dans des lieux d’aisance ? Comment Jacob épouse t-il deux sœurs et leurs servantes, alors que cela est strictement interdit par le Lévitique ? Comment Loth, sauvé pour son intégrité morale, propose t il d’offrir ses deux filles vierges aux sodomites à la place des anges venus lui rendre visite ? Comment Caïn a t il pu construire tout seul toute une ville ? Comment Noé et sa famille ont-ils pu nourrir tous les animaux de l’arche ? Invraisemblance de l’épisode de Dina, violée par le fils du roi de Sichem et déclenchant la vengeance de ses frères Siméon et Lévy ? Comment et dans quelle langue l’ânesse de Balaam a-t-elle parlé ? L’inceste des filles de Loth : comment avoir commis cette relation incestueuse deux nuits de suite sans que l’homme (qui a fécondé ses propres filles) ne se rende compte de rien ?
Comment Abraham qui fait jurer à son serviteur de ne pas permettre le mariage de son fils avec une Cananéenne se marie-t-il lui-même avec Ketora (cananéenne) ? Comment Moïse réprime-t-il dans le sang la débauche avec les femmes madianites alors que la mère la ses enfants en est une ?
Enfin, les inconséquences du récit de la création : quand le récit de la création de l’homme est achevé, on dit que Dieu les a créés androgynes, mais plus loin on parle de la femme issue de la côté de l’homme…
ET Voltaire avait aussi quelques notions de science des religions comparées puisqu’il accuse les Hébreux de plagiat, relevant des influences païennes sur le Pentateuque : le Déluge, la création de l’homme, sont des emprunts aux autres… le rite de la circoncision, lui-même proviendrait d’Egypte.
A toutes ces accusations, Voltaire ajoute celle d’amoralisme : Les héros du Pentateuque sont cupides, malins, menteurs, meurtriers, immoraux
Les trois patriarches sont des menteurs, accusés d’avoir (pour deux d’entre eux) cherché à «prostituer» leurs épouses contre de l’argent. Et comment a-t-on pu lapider un pauvre homme qui ramassait du bois pour réchauffer ou cuire son repas le jour du sabbat ?
Voltaire s’est rendu célèbre par sa condamnation du miracle : j’entends par miracle un effet qu’aucune mécanique ne peut opérer et qu’un être infini peut seul exécuter par une volonté particulière.
Enfin, Voltaire s’interroge sur l’identité du véritable auteur du Pentateuque : était-ce Ezra ou d’autres rédacteurs ? A ses yeux, il était impossible que la horde d’anciens esclaves ait eu connaissance de l’écriture, pas plus qu’ils n’aient disposé de matériaux sur lesquels écrire ? Quant à Moïse, comment a-t-il pu rendre compte de sa propre mort et dire de lui-même qu’il était très très humble…
On le constate sans difficulté : l’exégèse de Voltaire est une anti exégèse en ce sens qu’elle combat l’exégèse traditionnelle.
Mais dans la mémoire de l’humanité monothéiste, Abraham a survécu à tout, même aux critiques de Voltaire.