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ROME ET JÉRUSALEM, LE CHOC DE DEUX CIVILISATIONS

ROME ET JÉRUSALEM, LE CHOC DE DEUX CIVILISATIONS

de Martin Goodman (Perrin, 2009)

Préliminaires

Nous obtenons enfin une étude digne de ce nom sur les antagonismes réels ou supposés, les haines recuites qu’on imagine, entre deux capitales aussi célèbres quoique différentes l’une de l’autre, Jérusalem et Rome. La première, sanctuaire de la spiritualité et des théophanies, siège du Temple du Dieu unique, et la seconde, centre nerveux d’un empire qui domina le monde de sa puissance tant civile que militaire. Mais l’opposition la plus irréductible était celle du monothéisme hébraïque et d du paganisme romain… Cependant, cet antagonisme ne s’arrête pas là puisque Rome tombera sous les coups d’un christianisme particulièrement combatif qui en ruinera les fondements et dirigera cette puissance nouvellement acquise contre la religion mère qui sera pourchassée et persécutée.

Le but de l’auteur est de voir si cette opposition a été réelle au cours de l’histoire ou si elle a été fabriquée artificiellement par des témoignages biaisés ou des chroniqueurs partiaux qui n’ont fait qu’interpréter les faits à leur façon.…

Flavius Josèphe, un témoin fiable de la Guerre des Juifs ?

Bien plus que Tacite, chroniqueur tardif et quelque peu prévenu à l’encontre des Judéens, Josèphe, devenu un flavien lorsqu’il fut le protégé de cette grande famille patricienne, nous offre un témoignage de très grande proximité, à la fois spatiale et temporelle.

Un bref rappel des faits : Josèphe faisait partie des grandes familles qui composaient la classe dirigeante à Jérusalem au cours du premier siècle de notre ère. Lorqu’éclatèrent les troubles anti-romains en Judée, entre les années 66-70, il accepta d’organiser la défense de toute la Galilée. Mais quand l’issue de confrontation commença à lui être défavorable ainsi qu’à ses frères, il argua d’une voix surnaturelle lui déconseillant de se suicider pour éviter de tomber entre les mains de l’ennemi… Les historiens qui n’acceptent pas ce type d’argument (et on les comprend !) y voient un artifice en vue d’obvier à l’accusation de lâcheté et de

défaitisme ; je n’en connais qu’un seul, aujourd’hui décédé, qui a parlé du «bon usage de la trahison». Enfin, le mot trahison y est tout de même…

Josèphe se rendit donc aux légionnaires de Vespasien qui l’emprisonna dans son camp au quartier général ; Josèphe ne semble pas avoir été anéanti par la défaite ni par la ruine menaçant ses frères et son pays puisqu’il «entreprit» l’ambitieux général romain en lui présidant un brillant avenir, sa future désignation en tant qu’empereur… Les conditions de détention de Josèphe changèrent du tout au tout et il put observer de très près ce qui se passait sur le champ de bataille. Il nous relate tous ces faits dans sa Guerre des juifs. Je ne reviens pas sur les descriptions qui ne sont pas toujours à l’honneur de ses compatriotes dotés, eux, d’une plus grande force de caractère.

Au sujet de la fiabilité des descriptions des combats, de la résistance judéenne, de la famine au sein de la ville sainte, des luttes intestines, des massacres perpétrés par les Romains (bien vrais, ceux-là), des assassinats de chefs de factions rivales et de l’incroyable confusion régnant dans le camp des assiégés, je me demande s’il faut vraiment tout prendre au pied de la lettre… A cela plusieurs raisons : d’abord, Josèphe a confectionné son récit à l’aide des dépositions de déserteurs, ayant fui la ville et donc en désaccord avec les défenseurs de Jérusalem. Ensuite, on voit mal des fuyards et de pleutres, craignant pour leur vie, faire devant leur geôliers des témoignages à la gloire des assignés : ils eussent aussitôt été passés par les armes, juste pour l’exemple, ce que ne manquera pas de faire Titus, le fils de Vespasien.

Enfin, la suite même de la vie de Josèphe à Rome où il vécut plus de trente ans, richement doté, n’incite pas à lui accorder le label de l’historicité, surtout que l’on peut discerner dans le comportement de l’historien judéen un incontestable opportunisme. Mais enfin, il a sauvé sa vie (à quel prix !) et nous a livré un témoignage -qui vaut ce qu’il vaut- et que nous devons respecter.

J’ajouterai un détail : les descriptions de notre homme trahissent une grande proximité aux cris et reproches de la littérature prophétique et notamment au rouleau des Lamentations dont l’auteur visiblement s’est inspiré : les pères qui ôtent le pain de la bouche de leurs enfants, pourtant tenaillés par la faim, des mères attentives et aimantes faisant cuire leurs nouveaux-nés, etc, tous ces détails sont attestés dans la littérature prophétique et, de surcroît, Josèphe n’a pu entendre les témoignages que de transfuges, tombés aux mains des Romains …

Rome et Jérusalem : deux cités pas si opposées que cela…

La gloire face à la splendeur ! L’éloquence face à la rusticicté ! Rome et Jérusalem ont recouru aux mêmes moyens pour s’agrandir, se rénover et se développer : ces magnifiques bâtiments, ces monuments (surtout à Rome), ce temple destiné au culte du Dieu unique par l’ensemble de l’humanité, n’était à l’origine qu’une modeste chapelle royale… M. Goodman tente de montrer –non sans un certain talent- que les deux villes ont suivi des trajectoires parallèles mais guère opposées et que bien des similitudes les unissaient, même si leurs idéologies respectives, leurs visions du monde (Weltanschauung) étaient inconciliables. Au fond, ce furent les chrétiens, donc des juifs rénovateurs, qui sapèrent les fondements mêmes du paganisme romain. Comment y sont-ils parvenus ? En mettant à profit la dialectique talmudique face à laquelle les panthéons du paganisme n’avaient strictement aucune chance.

Lorsque Josèphe se rendit en mission au début des années soixante à Rome, la ville produisit sur le jeune Judéen un puissant effet. La même chose se retrouve, des siècles plus tard, dans la littérature talmudique selon laquelle le bruit d’une telle cité ne s’arrête jamais et retentit d’un bout à l’autre de l’univers… Même le géographe Strabon qui séjourna maintes fois à Rome du temps d’Auguste, jugeait qu’en dépit de son emplacement peu favorable à la défense de la cité, les Romains ne construisaient pas de palissades ni de murs d’enceinte fortifiés, préférant compter sur la puissance de ses armes et la bravoure de ses soldats : ce sont les soldats qui défendent les murs et non les murs les soldats…

Les Romains étaient très fiers de la gloire de leur ville où se rendaient toutes les têtes pensantes et les artistes de l’époque. Plus modestement, Jérusalem pouvait s’enorgueillir de recevoir l’ensemble des enfants d’Israël à l’occasion des fêtes de pèlerinage : les fameuses ma’amadot désignaient la présence physique des représentants des douze tribus d’Israël .

Si Pline l’ancien disait vers l’an 70 de notre ère qu’aucune ville au monde ne se compare à Rome par la taille, le Talmud, lui, prétendait que la ville de Jérusalem avait pris 80% de la beauté existant ici-bas… Même si Pline et le Talmud n’ont jamais rien su l’un de l’autre, on perçoit bien que dans leurs imaginaires respectifs les deux capitales rivalisaient d’éclat.

Un empire à l’échelle mondiale…

Comment les Romains en vinrent-ils à s’intéresser à la petite Judée, misérable ludion comparé aux grandes phalènes ? On en a une petite idée en lisant les récriminations des prophètes à l’encontre des rois et des reines de Juda et d’Israël. C’est aussi ce que l’on découvre sous la plume de Josèphe qui met dans la bouche d’Agrippa II un important discours, environ 6 ans avant la révolte contre Rome. M. Goodman a raison de dire qu’Agrippa, si instruit fût-il, ne peut pas avoir fait une telle allocution devant ses frères gagnés par l’esprit de la révolte… C’est le mémorialiste judéen qui construit –de manière admirable, du reste, un tel discours. En gros, Agrippa-Josèphe exaltent la grandeur de Rome, véritable puissance mondiale, qui a soumis tous les peuples d’un bout à l’autre de l’univers… Le discours donne l’exemple de tant de peuples et de pays dont les velléités d’indépendance furent matées par tout justes quelques légions romaines ; et le mémorialiste de conclure, avec peut-être une pointe de regret, qu’il aurait dû s’y pendre bien plus tôt, du temps du général Pompée, appelé à la rescousse par deux prétendants au trône de Judée ; une fois dans la place, le corps expéditionnaire romain dicta sa loi au deux factions en présence et s’implanta pour de longs siècles dans le pays.

Comment les Romains tenaient ils leur vaste empire, notamment les marches de celui-ci ? M. Goodman cite plusieurs exemples de garnisons postées aux frontières et souligne que ni le Sénat ni l’empereur n’ébruitaient la moindre soulèvement dans l’empire : on se contentait simplement de réunir un puissant corps d’armée qui, avec l’aide d’e supplétifs locaux, avait pour tâche de mater la rébellion. Ces soldats recevaient leur solde qu’ils devaient bien dépenser sur place, générant ainsi un vaste circuit monétaire et stimulant des courants économiques qui assuraient à Rome une assise encore plus grande dans tous les territoires.

Ces contacts avec l’hellénisme (voir l’excellent travail de Martin Hengel, Judentum und Hellenismus, Tubingen, 1977) ont aussi favorisé la diffusion de la culture grecque tant à Rome qu’en Judée, mais plus fortement encore dans les communautés hellénisées de la diaspora… Certes, on assista alors à des subterfuges, assez classiques lors de transferts culturels : les judéens et leurs maîtres, notamment Moïse et les prophètes hébraïques avaient ils été les inspirateurs des grands auteurs grecs ? On vit fleurir une série de légendes dont le but inavoué était de proclamer la compatibilité totale de deux cultures et de deux traditions. En disant que Moïse était pour quelque chose dans la tradition philosophique grecque, on ouvrait à celle-ci les portes de Jérusalem et le cœur des Judéens

Identité juive et culture grecque

M. Goodman écrit page 130 que rien dans les documents par lui envisagés «ne confirme l’idée d’un conflit structurel entre judaïsme et hellénisme à l’époque du Christ…» Selon l’éminent historien d’Oxford, cette opposition (supposée) serait le fruit de la combinaison de trois éléments : certaines réflexions de penseurs du XIXe siècle, d’autres réflexions issues de philosophes réfléchissant sur leur identité face à la culture européenne et enfin des conclusions tirées par des spécialistes des origines du christianisme. Comme Renan par exemple ? Je reste un peu sceptique. En fait, M. Goodman récuse ces deux catégories antinomiques que seraient judaïsme et hellénisme, lesquels ne seraient pas aussi inconciliables qu’on l’a cru. Et assurément, Rome ferait figure d’héritière du legs grec, partant, elle aussi ne serait pas l’ennemie invétérée des juifs…

L’auteur évoque sur moins de trois pages cette importante question. Ce n’est guère suffisant. Il allègue à juste titre une phrase de l’écrivain H. Heine selon lequel l’homme est soit juif soit grec… pour illustrer cette pensée antinomique, héritée, comme il le présume, du XIXe siècle Or Goodman veut justement montrer que cette prétendue opposition entre Rome et Jérusalem, la première étant l’héritière de l’hellénisme, n’est pas un fidèle reflet de faits historiques.

Je veux bien, mais il est bien le premier à défendre pareille thèse qui, si elle avait eu quelque consistance, aurait changé la face du monde : imagine-t-on un authentique dialogue culturel entre Rome et Jérusalem, entre le vitalisme païen (sa joie de vivre et de jouir) et l’austérité éthique des Docteurs des Ecritures ? Une merveilleuse harmonie eût alors existé, faisant l’économie de plus de deux millénaires d’antisémitisme et de controverses religieuses. Et surtout, le christianisme lui-même n’eût pas été scindé en deux camps opposés, le judéo-christianisme et le pagano christianisme… L’exploration de la littérature rabbinique par l’auteur ne me semble pas suffisante, sauf à penser qu’elle vient après coup et qu’elle rend compte a posteriori d’une situation qui n’existait pas telle qu’elle le prétend. Tacite lui-même, bien connu pour son absence quasi-totale de sympathie ou de bienveillance à l’égard des fils de Judée, souligne que ceux-ci s’abstiennent de tout contact intime (table et lit) avec les autres nations.

Même si, dans mon ouvrage sur l’identité juive et la culture européenne (Pocket, 2010) j’ai défendu la thèse de la compatibilité entre ces deux entités, je dois bien reconnaître que cette osmose ou cet accord s’explique par l’acceptation de l’éthique juive (le Décalogue, notamment) par l’éthique chrétienne. Doutant de ce qu’il nomme «la stérilité littéraire des provinces», M. Goodman relève que les juifs ont eu à cœur de garder trace de leur ancienne littérature et qu’à cet égard ils eurent une histoire singulière … mais pas unique.

La Judée face à Rome

Comment attribuait-on la citoyenneté à Rome ? Le cas de l’Apôtre Paul est édifiant à cet égard car il a soulevé quelques doutes concernant l’authenticité du statut de citoyen romain ainsi revendiqué. On apprend ici que l’Etat, en tel que tel, ne s’immisçait guère dans la procédure et qu’un maître, voire même une femme (à condition qu’elle fût romaine) était en mesure d’affranchir un esclave mâle et de lui conférer par la même occasion la citoyenneté romaine.

M. Goodman cherche à montrer que la méfiance (et l’excessive sévérité) de Rome à l’égard de la Judée n’était pas prévisible et que des juifs pouvaient fort bien être citoyens romains. Mais, au fond, qu’est ce que l’identité romaine ? On peut au moins dire qu’elle dispose de multiples facettes, singulièrement après que l’empereur Caracalla eut déclaré citoyen romain en 212 de notre ère tout habitant de l’empire … Ce qui élargissait considérablement les perspectives : comment alors faire émerger ce noyau insécable de l’identité romaine originelle ? Il est possible que cette fluidité, ce flou identitaire, conduise à rechercher une romanité archétypale qui n’a jamais existé… Comment l’extraire de cette confusion pluriethnique et multiculturelle ?

Une chose semble assurée : on était juif par naissance mais ou pouvait aussi le devenir par conversion, en vivant selon les prescriptions de la loi juive, comme nous le montre l’exemple des Septante aux III-IIe siècles avant notre ère. On connaît le cas d’Hélène, reine d’Adiabène dont la famille judaïsait beaucoup et qui offrit un chandelier en or au temple de Jérusalem. M. Goodman établit une première différence entre la romanité et la judéité : l’une s’octroie, se donne par un acte presque hétéronome alors que l’autre se recherche, se réclame d’une manière autonome. C’est la personne qui veut rejoindre la communauté juive qui manifeste un tel désir. Et, en ce temps là, au moins, qui se sentait juif ou voulait le devenir, l’était aussitôt. Depuis, les choses ont un peu changé…

Dans le cas des juifs, la religion, l’appartenance confessionnelle est fondatrice d’identité et formatrice d’opinions, notamment philosophiques. Les juifs ont introduit l’idée messianique, d’une ère où tout irait mieux, où la paix et la sérénité régneraient sans obstacle. Et pourtant, maintes fois leur pays fut occupé, leurs armées battues et la capitale dévastée. Contrairement au Romains dont certains penseurs envisageaient la disparition de leur pays, les juifs ont espéré, envers et contre tout, en un destin final qui leur serait favorable, en d’autres termes, en une renaissance…

Existe-t-il des similitudes entre les structures familiales ou sociales romaines et celles des juifs ? Il est difficile de répondre à cette question par l’affirmative. Les prérogatives du pater familias dépassent –et de loin- celles du abba juif qui, certes, est chargé de veiller sur le bien-être de ses enfants dont il parachève l’éducation religieuse. Il y a aussi dans la Bible hébraïque la prévision d’un terrible châtiment (la lapidation) du fils rebelle qui s’en prend même physiquement à ses géniteurs… Mais il s’agit d’un cas exceptionnel, et l’abba juif n’a pas droit de vie et de mort sur sa maisonnée.

M. Goodmann qui dispose pratiquement toujours d’une large et excellente documentation, tant du côté judéo-hébraïque que du côté romain, cherche parfois à rapprocher des points de vue qui sont assez éloignés. Et je ne parviens pas, dans ces cas précis, à me laisser convaincre de la justesse de ses vues.

C’est aussi cette même impression qui prévaut, semble-t-il, lorsque l’auteur, toujours en puisant aux meilleures sources, compare l’attitude des deux protagonistes (antagonistes ?) au sujet de leurs mœurs : comment accueillait-on les naissance d’enfants ? Comment célébrait-on les anniversaires ? Pratiquait-on les avortements ? Comment traitait-on les esclaves ? Quels étaient les rites funéraires, acceptait-on la crémation ? Quid de l’astrologie et de l’art divinatoire ? Comment concevait-on la relation du corps et de l’âme ? Quid de l’immortalité chez les Juifs et les Romains, héritiers de l’antiquité grecque ? Autant de questions et autant de réponses divergentes, pour l’essentiel.

Dans la Bible, j’ai l’impression que l’on célèbre peu les anniversaires, en revanche, on insiste sur la mémoire, le souvenir vivant des grands événements de l’histoire du peuple. Quant aux avortements, ils sont strictement interdits dans la Bible, même si, dans la littérature talmudique, nous trouvons quelques rares exemples où l’interruption de grossesse est suivie pour préserver la vie de la mère…

L’esclavage biblique (auquel le grand rabbin Zadoc Kahn avait jadis consacré une thèse de doctorat) est admis mais les esclaves doivent être traités humainement ; les chapitres 18-20 du livre de l’Exode sont clairs sur ce point et la tradition talmudique leur emboîte le pas sans hésiter. On connaît ce passage admirable qui établit la différence entre la rigueur de la loi et les bienfait de la grâce : des ouvriers agricoles ayant fait tomber un baril de vin, le maître refuse de leur verser leur salaire en arguant qu’il doit être dédommagé… Les juges restent inflexibles lorsque l’affaire est portée devant eux : il faut verser le salaire des ouvriers car ils n’ont que cela pour assurer la subsistance de leurs familles.

La crémation est absolument inconnue de la Bible et de la loi rabbinique ; quant à la dichotomie entre le corps et l’âme, elle a fait son entrée progressivement dans le penser et le vécu des juifs, lorsqu’ils furent plus exposés aux thèmes de la culture grecque. Une prière relativement tardive a été incorporée dans la liturgie du matin qui s’énonce ainsi : que sommes nous, que signifie notre vie, que vaut notre bravoure ?… seule l’âme pure est appelée à rendre un jour des comptes devant le trône de ta Gloire…

L’astrologie, plutôt mal vue, critiquée dans la Bible comme un art entre les mains des idolâtres, prendra sa revanche au cours du Moyen Age, même si un excellent rationaliste comme Maimonide la vouait aux gémonies… Mais déjà la littérature midrachique souligne que Dieu recommande à Abraham d’abandonner ses penchants astrologiques.

On peut dire, en gros, que les juifs, contrairement aux Romains, vivaient dans une sorte de triangle constitué par la culpabilité, l’opprobre et pardon divin…

Les soins du corps, les interdits alimentaires, le souci permanent de pureté

On connaît l’emprise des interdits alimentaires sur la vie juive. De telles prescriptions et surtout le scrupule mis à les respecter entravait la vie sociale avec d’autres gens d’une autre culture et faisaient des juifs des êtres à part au sein même de l’empire romain.

On évitait donc toute promiscuité (à table comme au lit) avec ceux qui faisaient figure d’idolâtres. Les juifs tenaient par dessus tout à la pratique et au respect de la pureté. Ils avaient le souci de l’hygiène corporelle mais ne partageaient pas cette obsession de l’esthétique comme les Romains qui adoraient les jeux d stade, la production d’athlètes et d’artistes au corps parfait. Certains juifs ne dédaignaient pas les thermes romains tout en restant sur leur garde. Ces soins apportés au corps leur semblaient participer d’une philosophie proche du sybaritisme et d’un hédonisme de très mauvais aloi. Ils rejetaient nettement toute homosexualité qui semble avoir été l’apanage de certains empereurs : ne dit-on pas de César qu’après avoir soumis les Gaules, il était lui-même soumis à un autre homme ? C’est ce que chantaient ses propres soldats… Et Hadrien ne fit-il pas construire une cité en Egypte, en mémoire de son amant décédé ? De telles pratiques étaient des abominations aux yeux des juifs…

Cette poursuite effrénée de la pureté est aussi perceptible dans l’isolement imposé à ceux et à celles affectés par des écoulements, sperme ou autres fluides corporels…

La vie quotidienne et les lois

Le droit romain passe, à juste titre, pour le père de tous les droits et de tous les codes car pour se constituer il a puisé partout. Et comme l’empire s’étendait aux confins du monde habité, le droit romain acquit force de loi presque partout. Sauf, évidemment dans le pays des juifs où la tradition biblique lui résistait presque victorieusement mais où, là aussi, des règles romaines avaient force de loi…

Contrairement aux Romains qui considéraient que les lois étaient produites et écrites par des hommes, les juifs en faisaient le produit d’une Révélation divine. Même plus d’un millénaire et demi après, un grand penseur judéo-allemand comme Moïse Mendelssohn dira que le judaïsme est une législation révélée et que seules les opinions philosophiques (-il disait les vérités éternelles au XVIIIe siècle) relevaient de la spéculation autonome de l’individu.

La comparaison avec les juifs qui codifiaient tout et réglementaient tout est plutôt spécieuse. Certes, Ernest Renan qui fut à la fois un grand historien du judaïsme et du christianisme primitif (mais qui rêvait, s’il renaissait, de se consacrer à l’histoire grecque, cette fois), s’était gaussé du «sérieux judaïque»… Il visait tous ces esprits chagrins qui avaient le sens du détail et du scrupule le plus poussé.

Il est vrai, cependant, qu’un certain nombre de règlements juridiques ne se rattachent aux références scripturaires que très artificiellement ; et le talmud ne le nie guère puisqu’il reconnaît maintes fois que telle ou telle loi, issue de la tradition orale, donc du Talmud, tient à un fil ténu (les Sages parlent d’une montagne accrochée à un cheveu). Le cas le plus frappant est l’absence totale de procédure nuptiale ; mais les talmudistes y ont suppléé en signalant qu’il y allait de l’honneur des filles d’Israël qu’il convenait de protéger et de préserver.

Toutes ces lois, toutes ces législations visaient à parachever le groupe social tant chez les Romains que chez les juifs. Mais qui donc exerçait le pouvoir et comment y accédait-on ? Et là, les divergences sont colossales, le fossé paraît insurmontable. Alors que la Bible n’enregistre l’institution royale qu’à contre-cœur puisque Dieu était censé être le seul Dieu d’Israël, les Romains ont toujours considéré que l’homme le plus apte à les gouverner était le général le plus auréolé de victoires…

Les juifs vus par les Romains…

Oui, comment les voyaient-ils et à travers quel prisme, puisqu’ils ne distinguaient même pas encore entre les juifs rabbiniques en tant que tels et les autres juifs ayant rallié l’église primitive du Christ… On peut les comprendre : le Talmud ne fut achevé qu’en 500 de notre ère pour celui de Babylone et en 350 pour celui de Jérusalem (en fait Tibériade car à cette époque là les juifs étaient interdits de séjour dans la cité du roi David). M. Goodmann a raison de signaler la peaucité des témoignages du côté des Romains qui disposaient tout au plus des impressions relayées par des sources grcques plus anciennes et guère plus objectives que les témoignages de Tacite par exemple.

Notre collègue Peter Schäfer de Berlin a publié un très bon ouvrage sur la judéophobie dans le monde antique. On se souvient de l’ambassade des juifs auprès de Caligula en 40 dont Philon d’Alexandrie faisait partie. Et déjà à cette époque, des rumeurs malveillantes, couplées parfois à des interprétations mensongères des lois juives, circulaient largement puisque, au témoignage du philosophe juif lui-même, l’empereur se permit de demander pour quelle raison les juifs s’abstiennent-ils de consommer de la viande de porc… D’autres raillaient leur repos absolu le jour du sabbat. Sans même parler des diffamations d’Apion, l’autre lettré d’Alexandrie en charge de la célèbre bibliothèque de cette ville, qui n’hésitait pas à écrire que les juifs engraissaient un prisonnier grec dans leur temple afin de l’immoler le moment venu à leur Dieu…

En fait, pour avoir une idée à peu près correcte (et sûrement idéalisée) du judaïsme en tant que tel, il eût fallu lire les textes philoniens. A la lecture des rares historiens romains qui mentionnèrent le judaïsme, on se rend vite compte que cette lacune ne fut pas comblée. Mais cette situation d’ignorance mutuelle va vite disparaître après les troubles de l’an 66. En 70, le divorce est consommé et l‘hostilité est totale. Mais, même si les Romains avaient disposé de sources fiables et solides sur la religion juive, les différences avec leur propre culte païen n’auraient pas été moindres.

Mais l’opposition armée ayant conduit au siège de Jérusalem et à la chute du temps, était-elle inéluctable ? Selon M. Goodman, une telle hostilité n’était pas inévitable et n’aurait pas dû conduire à cette terrible confrontation qui se solda par une défaite cuisante des juifs face à un ennemi surpuissant qui les déporta et les exila pour une période qui se comptait en millénaires… Il est vrai que les heurts étaient fréquents mais sporadiques et d’une assez faible intensité, en comparaison de ce qui allait survenir entre 66 et 70… Quel fut le facteur qui poussa les Romains à passer de simples opérations de maintien de l’ordre en Judée à une véritable compagne, une guerre pure et simple ? Selon M. Goodman, ce fut la cuisante défaite et l’humiliante retraite de Cestinus Gallus au cours de l’été 66 qui est responsable de ce revirement : les pertes romaines en hommes et en matériel rendaient inévitable une forte réaction romaine.

Le récit que donna Josèphe de l’embrasement du temple (conséquence d’une action individuelle d’un soldat qui jeta un tison enflammé à l’intérieur de la bâtisse ?) a servi de base à tous les historiens. Selon lui, Titus ne voulais pas brûler le temple : couché dans sa tente, il serait accouru pour tenter d’éteindre le feu mais ses ordres auraient été inaudibles dans les combats qui faisaient rage… Cela paraît assez invraisemblable : le généralissime romain qui ne parvient ps à se faire obéir de ses troupes, les légions nous avaient habitués à plus de discipline !

Dire que les conséquences de cette destruction furent incalculables est absolument insuffisant : le sort des juifs fut scellé pour environ deux millénaires ! Aucun peuple n’a jamais subi une telle défaite avec de telles répercussions pour son avenir.

Josèphe dont les écrits furent les seuls à avoir survécu à cette période dans leur quasi intégralité n’abordent pas une seule fois la naissance d’un judaïsme nouveau ou d’une théologie nouvelle qui aurait émergé des cendres de l’ancienne. Cette idée ne semble pas même l’effleurer. Cependant, dans l’absolu, il n’était pas exclu que le temple fût rebâti. Il arrivait que des temples prissent feu accidentellement ou suite à un bouleversement historique ; on les rebâtissait. Dans le cas spécifique de Jérusalem, les Romains ne pouvaient pas permettre aux juifs de relever leur sanctuaire détruit… Une phrase de Josèphe sonne comme le cri d’un cœur meurtri lorsqu’il décrit le défilé de la victoire, la procession triomphale à Rome de Vespasien et de Titus= car voilà ce que les juifs devaient souffrir en s’engageant dans la guerre… Josèphe ne laisse pas transpirer la moindre émotion lorsqu’il évoque l’exécution publique du chef judéen Simon fils de Gioras. Il se contente de rappeler que les Romains avaient coutume de tuer un chef ennemi fait prisonnier. Peut-être ne fallait-il pas selon lui, relever la tête et faire face aux Romains ? L’histoire du monde et du peuple juif en auraient été bouleversée…

Josèphe ne se serait jamais douté que ce peuple, son peuple qu’il présentait comme entièrement vaincu par ses propres protecteurs romains se redresseraient moins de soixante ans (en 132-135) plus tard pour tenir tête à l’empereur Hadrien. Un point mérite d’être souligné : si, comme le dit Josèphe, les juifs avaient subi une écrasante défaite, comment ont-ils pu se renforcer en si peu de temps, quand on considère le nombre de tués, de déportés, d’esclaves etc …

L’église prend son envol

Après la répression menée d’une main de fer par Hadrien, les juifs ne purent plus se soulever. Le vide politique devint abyssal et la société juive entra en déliquescence. Une peuple en gésine d’un Messie libérateur déplaça ses espoirs de la scène politique à la sphère religieuse. Les mouvements messianiques se multiplièrent, ajoutant à une confusion sociale et politique préexistante. Une secte judéenne réussit à s’imposer sur place mais aussi dans tout l’empire… Une nouvelle religion fit son apparition et finira par conquérir le monde. De son côté, le judaïsme rabbinique tentait d’exister ou simplement de survivre en se dotant d’une carapace défensive censée l’aider à franchir les siècles sans trop d’encombre. Mais cela n’aida pas ce judaïsme à reconquérir le terrain perdu, ce fut l’Eglise chrétienne qui s’en chargea et qui remporta un succès absolument inespéré vers 312 avec la conversion de l’empereur Constantin. La question, assez grave, que l’on peut se poser est la suivante : dans quelle mesure le christianisme accepté par Constantin était-il éloigné ou franchement hostile aux racines juives ?

La diabolisation des juifs avec son corollaire, l’antisémitisme, rendait pratiquement impossible toute coexistence entre Rome et Jérusalem. M. Goodman a été bien inspiré de consacrer son bref épilogue à l’antisémitisme. Où donc plonge-t-il ses racines ? Est-ce sous Constantin qu’il émergea ou doit-on compter avec lui dès le IIIe siècle avant notre ère, lorsque des auteurs grecs vivant en Egypte n’hésitaient pas à propager des vilenies sur leurs voisins et concitoyens juifs… En fait, je préfère reprendre l’opinion d’un autre grand spécialiste de la Rome ancienne, Théodore Mommsen (1817-1903), selon lequel Israël a fait son apparition sur la scène de l’histoire mondiale en même temps que son frère jumeau… l’antisémitisme.

Cet essai bibliographique prend déjà des dimensions considérables : elles pourraient, sans peine, être encore augmentées, tant l’œuvre magistrale de M . Goodman est importante et nous a beaucoup appris. Avec son livre qui fera date, nous tenons, enfin, l’ouvrage essentiel et indispensable –que nous attendions depuis longtemps- sur Rome et Jérusalem…

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