CONFERENCE A LA MAIRIE DU XVIE ARRONISSEMENT DE PARIS
Jeudi 7 octobre
Introduction : qu’est-ce que la kabbale ? Comment devient-on kabbaliste ?
Qu’est-ce que la kabbale ?
Une mystique intégrale ? Un courant ésotérique ? Ou simplement un recueil de traditions, une collection de midrashim comme il en existe tant, mais que l’on a opportunément rehaussés d’un incontestable saveur mystique ? Pourtant, quelle que soit la réponse à cette question, une autre reste posée : D’où peut bien provenir cette inspiration mystique dont se réclament les kabbalistes ? Généralement du prophète Elie, un visionnaire dont la Bible n’a conservé aucun oracle écrit et dont les révélations doivent être transmises oralement de maître à disciple… Dans un texte manuscrit édité par Gershom Scholem, un kabbaliste insiste sur l’extrême subtilité de ces sujets et sur l’impossibilité de les consigner par écrit. Ils doivent, conclut-il, être reçus de bouche à oreille (d’une bouche s’adressant à une autre bouche : tsarikh shé-yequbbal péh el péh).[1] On peut dire que la communication mystique exige au préalable une communion des êtres. Le discours mystique jaillit du fond de l’âme humaine mais pour le vivre vraiment, il faut qu’il soit déjà présent au plus profond de soi-même.
Sans qu’il soit permis de poser la moindre question. C’est bien ce que nous apprend dans ses mémoires (De Berlin à Jérusalem) le fondateur des études kabbalistiques de Jérusalem, Gershom Scholem, qui relate qu’avant d’être reçu dans un cénacle de kabbalistes dans la cité du roi David, on lui rappela sèchement l’unique condition à son admission dans ce cercle très fermé : écouter sans poser de questions ! Mais des questions sur la kabbale, Scholem s’en posera pendant près de soixante années d’un inlassable labeur…
Les kabbalistes recouraient à différentes sources d’inspiration. Outre le prophète Elie sus nommé, il y avait différents moyens, comme le sommeil nocturne au cours duquel, selon une vieille légende talmudique, l’âme effectue une ascension céleste. Elle entre alors en relation avec de vénérables autorités religieuses défuntes qui l’instruisent des secrets de la Tora. Ce tréfonds de l’âme, ce moi profond peut se révéler un excellent vecteur pour communiquer avec des puissances surnaturelles. Et c’est cette relation qui garantit au kabbaliste l’authenticité de son inspiration. A en croire certains sources kabbalistiques, tel fut bien le cas du fondateur de la kabbale lourianique : chaque nuit, lisons nous dans un témoignage contemporain, l’âme du AR’I (Ashkénazi rabbi Isaac = Louria) montait au ciel et les anges du service la conduisaient aussitôt vers l’académie céleste. Les anges lui demandaient à quelle académie elle voulait aller : parfois elle jetait son dévolu sur celle de rabbi Siméon ben Yochaï, parfois sur celle de rabbi Aqiba ou sur celle d’un prophète. Et au réveil, Louria exposait aux sages ce qu’on lui avait confié durant la nuit.[2]
Les anciens kabbalistes préconisaient aussi une autre méthode qui pourrait surprendre quelque peu : les larmes ! Il était recommandé de se lever après minuit et de fondre en larmes car les pleurs favorisent, selon eux, une abondante inspiration mystique.
Parfois aussi, le mystique bénéficie d’une véritable illumination, il est soudain entouré d’un halo de lumière durant son étude. Le fait est attesté maintes fois dans la littérature zoharique. Mais c’est encore Louria qui en est ici aussi le bénéficiaire principal : même si j’avais étudié pendant quatre-vingts ans d’affilée, je ne serais pas parvenu à vous communiquer ce que j’ai appris durant cet instant où la lumière m’a entouré de toutes parts… Louria poursuivait en ces termes : les sages d’Espagne me prièrent de rédiger un ouvrage sur ces révélations durant cette extase mystique. Même si tous les océans se transformaient en encre, tous les roseaux de la terre en calames et tous les firmaments en parchemins, ils ne suffiraient pas pour vous exposer ce que j’ai alors appris. Et lorsque je me mets à exposer un tant soit peu de cette science mystique, je suis littéralement submergé de lumière au point de ne pas pouvoir porsuivre… Je dois alors trouver un petit subterfuge pour vous communiquer ce que je sais par un tout petit canal afin que vous ne soyez pas comme le nourrisson qui s’étrangle en raison d’un trop plein de lait qui afflue dans sa gorge… C’est dire !
Enfin, une autre méthode consistait à écouter une voix intérieure, appelée magguid, (en hébreu un récitant), quelqu’un qui vous parle et vous confie des choses excogitées (si je puis dire) par votre moi profond… Le plus célèbre magguid fut celui du rabbin et codificateur religieux Joseph Caro qui faisait aussi partie des kabbalistes de Safed. Il nous a laissé un recueil des communications surnaturelles de ce magguid qui se manifestait lorsqu’il étudiait la mishna (partie législative du talmud) alors que pour d’autres, le magguid ne se manifestait que durant l’étude du Zohar.
Une autre question se pose : pouvait-on commenter les traditions mystiques reçues ou était-il instamment recommandé de n’y rien ajouter et de n’en rien retrancher ? Les deux options sont représentées au cours de l’histoire ; mais le simple survol d’une liste de commentaires du Zohar, véritable Bible de la kabbale, montre que la veine des kabbalistes ne s’est jamais vraiment tarie…
Au fond, cette littérature exégétique d’un type assez particulier qu’on nomme kabbale ou mystique juive, tente, comme dans les autres religions monothéistes (christianisme et islam) de rendre compte, à sa façon, de la divinité, de la question du monde (émanation ou création ?) et de la destination de l’homme. Mais c’est bien Dieu et le mystère de la foi (en araméen raza de-méhémnouta) qui occupent la place centrale, tous les autres thèmes traités n’en sont que des ramifications. Et pour apporter des réponses à toutes ces questions, la kabbale s’écarte des voies de la philosophie à laquelle elle s’était, dès l’origine, fortement opposée, mais qu’elle tentera aussi, plus tardivement, d’assimiler en la repensant dans un esprit conforme au sien.
Définir l’essence de la kabbale est chose relativement aisée mais nécessite, parallèlement, la mobilisation d’un vaste spectre d’interprétations et de conceptions qui n’en faisaient pas vraiment partie à l’origine et qui ne s’y sont greffées qu’au cours d’une longue évolution. Le symbolisme de l’exégèse kabbalistique de la Bible a inspiré tant de gens qui voulurent y puiser la justification de leurs propres idées ; ainsi, par exemple, des kabbalistes chrétiens[3], des Francs-maçons et des adeptes de l’alchimie : peu importait que cette dernière fût vraiment matérielle et vouée à la transmutation des métaux, ou, au contraire, spirituelle et soucieuse de sublimer les passions humaines… Car avant de devenir une theologia mystica, la littérature kabbalistique fut d’abord une receptio symbolica.
Gershom Scholem, déjà cité supra, a décrit le grand étonnement du Moyen Age chrétien en voyant apparaître cette stupéfiante floraison mystique dans un judaïsme considéré comme une survivance du passé, un vieux tronc desséché dont la sève avait été captée par le nouveau rameau chrétien. Cette fécondité, aussi vigoureuse qu’inattendue, prouvait que le judaïsme pouvait encore abriter en son sein une riche vie intérieure et dépasser le cadre étroit du sens littéral. La phrase qui, aux yeux des chrétiens de l’époque, caractérisait le plus souvent -mais pas forcément le plus justement- le judaïsme médiéval, s’énonçait ainsi : sensus judaicus sensus carnalis (le sens juif est le sens charnel). Partant, pas d’allégories, ni de formes figurées ni même de simples symboles chez les juifs. Rien qu’une doctrine sclérosée, pétrifiée, exclusivement centrée autour d’une pratique mécanique des préceptes divins que l’Eglise avait, pour sa part, entièrement allégorisés et vidés de leur contenu. En somme, le judaïsme devenait une pure orthopraxie, incapable de générer la moindre pensée mystique. Or, celle-ci finit par naître ou ressurgir et prit le nom de kabbala, la tradition authentique.
Cet arrière-plan de polémique chrétienne a incontestablement pesé de tout son poids sur le développement de la doctrine ésotérique chez les juifs. Avant cette période médiévale où les exégètes chrétiens se grisaient de mystères et d’allégories, pour justement s’écarter du sens obvie des Ecritures et s’affranchir ainsi de la Loi, le judaïsme n’avait encore jamais utilisé autant de termes pour désigner ce qui est caché, mystérieux et occulte, comme cette nouvelle littérature mystique allait le faire en hébreu ou en araméen. N’était-ce pas là une réponse indirecte aux reproches des théologiens chrétiens qui se grisaient de mystères là où les juifs semblaient incapables de transcender le sens littéral des Ecritures ? Cette propension nouvelle devient littéralement jubilatoire sous la plume de Moïse de Léon, l’auteur de la partie principale du Zohar, qui s’y réfère sans cesse dans ses exégèses. Cette terminologie exégétique pour l’occulte et le mystérieux est très diversifiée : satoum (fermé), hatoum (scellé), néélam (occulte), ganouz (enfoui), amok (profond), tamir (caché), tseniout (occultation), sod (secret), raza[4] (mysère). Signalons aussi ce syntagme araméen qui connut un vif succès et eut des équivalents en latin et en arabe : raza de-razin, le secret des secrets, secretum secretorum, et en arabe sar al-asrar… Pour désigner le couple antithétique exotérique / ésotérique, la tradition juive utilise les termes suivants niglé / nistar. Et pour caractériser l’ésotérisme en général on dit torat ha-sod ou torat ha-nistar. Ou tout simplement, hochmat ha-kabbala : la doctrine kabbalistique
Cet arrière-plan de polémique chrétienne a incontestablement pesé de tout son poids sur le développement de la doctrine ésotérique chez les juifs. Avant cette période médiévale où les exégètes chrétiens se grisaient de mystères et d’allégories, pour justement s’écarter du sens obvie des Ecritures et s’affranchir ainsi de la Loi, le judaïsme n’avait encore jamais utilisé autant de termes pour désigner ce qui est caché, mystérieux et occulte, comme cette nouvelle littérature mystique allait le faire en hébreu ou en araméen. N’était-ce pas là une réponse indirecte aux reproches des théologiens chrétiens qui se grisaient de mystères là où les juifs semblaient incapables de transcender le sens littéral des Ecritures ? Cette propension nouvelle devient littéralement jubilatoire sous la plume de Moïse de Léon, l’auteur de la partie principale du Zohar, qui s’y réfère sans cesse dans ses exégèses. Cette terminologie exégétique pour l’occulte et le mystérieux est très diversifiée : satoum (fermé), hatoum (scellé), néélam (occulte), ganouz (enfoui), amok (profond), tamir (caché), tseniout (occultation), sod (secret), raza[4] (mysère). Signalons aussi ce syntagme araméen qui connut un vif succès et eut des équivalents en latin et en arabe : raza de-razin, le secret des secrets, secretum secretorum, et en arabe sar al-asrar… Pour désigner le couple antithétique exotérique / ésotérique, la tradition juive utilise les termes suivants niglé / nistar. Et pour caractériser l’ésotérisme en général on dit torat ha-sod ou torat ha-nistar. Ou tout simplement, hochmat ha-kabbala : la doctrine kabbalistique.
L’exégèse ésotérique du talmud , ancêtre de la kabbale
Cependant, même si, dans quelques sources juives anciennes, la littérature talmudique, notamment, on lit des exégèses nettement ésotériques, cette nouvelle approche ne soumet jamais les parties juridico-légales du Pentateuque à une interprétation qui les priverait de leur sens premier. C’eût été ouvrir la voie à cet antinomisme honni des juifs alors qu’il constituait les délices des chrétiens.. Cette attitude juive, empreinte d’une véritable crainte révérencielle à l’égard de la partie législative du Pentateuque, a toujours caractérisé l‘exégèse biblique des kabbalistes depuis les origines, c’est-à-dire des débuts des XIIe-XIIIe siècles (Bahir et Zohar) à nos jours. C’est précisément pour cette raison que la tradition kabbalistique a vraiment emporté l’adhésion de personnalités strictement orthodoxes tels Abraham ben David de Posquières ( 1120-1197), l’implacable censeur du Mishné Tora de Maimonide, rabbi Salomon ben Adret (1235-1310), connu pour son rôle dans la controverse autour des écrits scientifiques et philosophiques, Joseph Caro (1488)1575), le compilateur du code religieux Shulhan aroukh, Moshé Cordovéro (1522-1575), le grand théoricien de la kabbale au XVIe siècle, Hayyim Joseph David Azoulay, éminente figure rabbinique, etc… Ce dernier n’hésitait pas écrire que l’étude assidue de la kabbale était supérieure à tout le reste. Il recommandait à tous de lire le Zohar, même à ceux qui ne comprenaient manifestement pas ce qu’ils lisaient, car cela est bénéfique à l’âme. Tous ces hommes étaient d’éminentes autorités de la halacha, la règle normative juive. Une coïncidence absolue entre la mystique et la halakha était nécessaire pour prouver que la kabbale était la seule tradition authentique du judaïsme. Enfin, alors que les mystiques et les adeptes de courants ésotériques ont généralement tendance à s’affranchir des rites et des dogmes, les grands maîtres de la kabbale n’ont jamais cédé à l’antinomisme. Le cas de Sabbataï Zewi (1626-1676) (sur lequel nous reviendrons plus loin) est l’exception qui confirme la règle.
Mais la kabbale fait aussi preuve d’originalité dans d’autres domaines de l’existence, : par exemple, les relations conjugales n’ont jamais été formellement bannies ni même déconseillées. Le talmud se contente de rappeler que le membre viril ne doit pas occuper de place primordiale dans le corps humain, en ces termes : si tu le rassasies, il a toujours faim, mais si tu l’affames il est rassasié… Ce refus d’abstinence absolue sépare les mystiques juifs de ceux d’autres confessions. Le Zohar va jusqu’à affirmer que l’étreinte vertueuse (ziwwuga kadisha) et sincère des époux évoque l’unification divine et donne naissance à une harmonie des plus parfaites.
Pour comprendre la naissance ou l’émergence du courant kabbalistique dans le judaïsme rabbinique, et appréhender correctement son essor et sa diffusion depuis la période médiévale jusqu’à l’époque moderne et contemporaine, on doit s’interroger sur la terminologie et sur la manière dont les tenants de ce courant foncièrement ésotérique se définissaient eux-mêmes. Le terme « kabbale », dérivé de l’hébreu kabbala, signifie réception d’une transmission, donc une tradition, c’est-à-dire un legs religieux ou spirituel transmis par les générations précédentes (voir supra).
Les adeptes de ce courant ésotérique qui se découvrait des racines remontant à l’Antiquité la plus reculée se considéraient comme les héritiers de l’authentique tradition du judaïsme originel et se nommaient les mequbbalim (en français les kabbalistes), ceux auxquels la tradition donne son agrément et en lesquels elle voit ses dignes représentants. Dans la littérature rabbinique proprement dite, c’est-à-dire dépourvue de toute imprégnation mystique, le terme kabbala couvrait à peu près le même champ sémantique qu’un autre vocable hébraïque, massorét, par exemple. Et lorsque les sages du talmud l’utilisaient, c’était pour définir un legs spirituel ou religieux, une tradition ancestrale tout simplement. Ainsi, lorsque des groupes ethniques différents avaient des us et coutumes qui n’avaient pas l’agrément de la Tora, les sages expliquaient que la responsabilité en incombait à la transmission d’un legs (massorét avotam be-yadam). Et dans un contexte voisin, en l’occurrence le recours au terme kabbala, les sages du talmud disaient souvent qu’ils n’avaient pas de tradition sur tel ou tel sujet (eyn lanou kabbala ‘al zé). C’est seulement après la seconde partie du XIIIe siècle que le terme kabbala a pris une connotation exclusivement mystique. A partir de là, ce terme se suffisait à lui-même : nul besoin de le définir davantage. La kabbala était dès lors la kabbale, l’enseignement mystique ou ésotérique, par excellence.
Ce choix n’est guère le fruit du hasard : en s’autoproclamant[5] tradition (kabbale), les adeptes des doctrines ésotériques revendiquaient pour eux seuls la fidélité à la tradition authentique. Cette remarque est à rapprocher de ce que nous écrivions supra : l’habillage juif de la philosophie aristotélicienne ne confère pas à ce legs intellectuel importé une légitimité suffisante. Derrière cette affirmation identitaire, on distingue un procès en illégitimité intenté aux partisans de la philosophie rationaliste de Maïmonide (1138-1204), lequel ne visait que la contemplation pure. La chasse implacable aux anthropomorphismes bibliques, à laquelle se livre Maïmonide dans son Guide des égarés et sa volonté de dépouiller l’essence divine de toute corporéité, faisaient craindre l’émergence d’un judaïsme abstrait et désincarné dont les jours seraient comptés. Nous verrons infra que les premiers textes de la littérature kabbalistique réagissaient précisément contre cet intellectualisme maimonidien en se grisant d’un exubérant symbolisme sexuel et de descriptions fantastiques de la forme mystique de la divinité (Shi’ur Qoma : mesure de la taille ).
Kabbala versus philosophie
Par delà son essence si riche et si consistante, la kabbale se voulut surtout une opposition à une reformulation intellectualiste et rationaliste du judaïsme qui lui inspirait les pires inquiétudes. Si l’on cherche des traces de ce courant kabbalistique ou ésotérique dans les sources juives anciennes (midrash et talmud), peu d’éléments apparaissent, ce qui ne signifie nullement qu’ils n’y avaient pas figuré en plus grand nombre au temps jadis. Dans ce judaïsme rabbinique qui fut lui-même le successeur (ou le fossoyeur) du culte sacrificiel d’un temple désormais détruit, une main anonyme peut très bien avoir censuré les éléments à la tonalité trop mystique, au motif qu’ils étaient difficilement assimilables par le commun des croyants.
Comme on le verra dans les pages suivantes, les antiques spéculations sur l’œuvre du char (ma’assé merkava) et sur l’œuvre du commencement (ma’assé beréshit) font l’objet d’une sérieuse mise en garde dans le traité talmudique Haguiga (fête ou cérémonie). Le talmud fait aussi référence à au moins deux classes d’exégètes qui exerçaient leur ingéniosité sur les passages les plus obscurs et les plus délicats de la Tora : les dorshé hamourot (interprètes de passages difficiles) et les dorshé reshumot (interprètes de passages sensibles).
En mettant sur pied des règles herméneutiques très élaborées, la littérature talmudique a voulu conférer à la règle normative juive, la halakha, un aspect qui se rapprochait de la logique et tournait le dos à tout courant charismatique ou ésotérique : les préceptes divins qui constituent la loi juive, pensaient les docteurs des Ecritures, ne sont pas des mystères et ont été promulgués à l’intention de sujets dotés d’un entendement sain. Ces derniers peuvent donc, jusqu’à un certain point, en comprendre les motivations et en assumer l’accomplissement. Certes, les visions extatiques existent, la vocation prophétique est, elle aussi, très importante, mais Moïse, auteur présumé du Pentateuque, est le seul prophète-législateur qui se soit exprimé clairement, évitant les énigmes, les paraboles et les allégories. Ses successeurs n’ont fait que soutenir et renforcer ce qu’il avait précédemment dit. Et pourtant, les kabbalistes parviendront à en faire une lecture répondant parfaitement à leurs attentes mystiques.
Tout le courant kabbalistique, rendu, faute de mieux, par des expressions comme « mystique » ou « ésotérisme », vit dans cet étrange paradoxe : alors que la constitution de son corpus est essentiellement médiévale, ses adeptes les plus convaincus et les plus patentés lui trouvaient des racines antiques qui plongent dans le tréfonds de la foi d’Israël.
Les kabbalistes sont-ils des prophètes ?
La kabbale se fonde sur des visions surnaturelles et des expériences extatiques. Comme cette littérature est protéiforme, il est difficile de définir avec exactitude son périmètre. On peut néanmoins avancer que deux points primordiaux retiennent son attention : l’examen le plus approfondi possible de la vie intime de la divinité qui se déroule au sein de l’univers séfirotique, d’une part, et l’interprétation symbolique des préceptes divins, d’autre part, sans que cela ne dispense de leur accomplissement. Un tel programme n’était pas à la portée de tous, d’où le respect scrupuleux de la discipline de l’arcane par les kabbalistes. Ces derniers se trouvaient dans la situation d’hommes qui recherchaient une relation toujours plus intime avec Dieu. Un Dieu qui prescrit et, face à lui, un homme qui ne souhaite qu’une chose : lui obéir
Peut-on dire que les kabbalistes se prenaient pour des prophètes ? En effet, puisque leur science prétendait avoir pour origine ultime une révélation du prophète Elie, transmise ensuite de maître à disciple, on peut s’interroger sur ce qui les sépare vraiment des devins et des visionnaires bibliques. Avec Abraham Aboulafia, si magistralement étudié par Moshé Idel, nous nous trouvons au cœur même de ce kabbalisme prophétique. Mais peut-on transmettre une expérience ineffable ? Et dans ce cas, comment ne pas s’étonner de la diversité des œuvres kabbalistiques ? Ces hommes, dotés d’une sensibilité très fine et de qualités intellectuelles nettement supérieures à la moyenne, ont bien perçu la difficulté. Prenons un seul exemple, certes, éminent, puisqu’il s’agit du disciple préféré d’Isaac Louria, Hayyim Vital (1542-1620), qui consigna par écrit l’essentiel de l’enseignement oral de son maître et auquel nous devons la reconstitution du lourianisme. Vital rappelait que les enfants d’Israël étaient au nombre de six cent mille lors de la théophanie du Sinaï. A ce nombre impressionnant d’auditeurs correspond, selon le disciple de Louria, un nombre équivalent d’interprétations de la Tora… Chacun interprète la Tora de Dieu selon les «racines de son âme», ou en termes plus clairs, suivant ses propres facultés intellectuelles. Et c’est ainsi qu’on évite un sérieux écueil qui tenait à la diversité des exposés kabbalistiques… Beaucoup plus tard, au cœur même du XIXe siècle, un sage hassidique expliquait la chose suivante : lorsque je prêche le samedi après-midi devant trois cents auditeurs, j’ai l’impression de prononcer… trois cents sermons ! Car chaque auditeur y puise ce qu’il peut…
Comme nous le verrons dans les chapitres suivants, les kabbalistes, tant ceux d’Espagne que ceux de Safed considéraient que le sens littéral obscurcissait les lumières de chaque lettre de la Tora. Louria pensait que le Tora était constituée des âmes des enfants d’Israël qui la reçurent au pied du Mont Sinaï. C’est la raison pour laquelle chaque âme reçoit et interprète cette Tora selon ses «racines». Et c’est aussi cette lecture individuelle que les âmes pourront faire de la Tora lorsqu’elles seront au paradis où la Tora de Dieu leur apparaîtra dans son éclat premier. Poussant ce raisonnement jusqu’au bout, Cordovéro dira que chacune de ces six cent mille âmes possède en propre un mot ou une lettre de cette Tora… Mais aujourd’hui, la Tora que nous avons ne compte qu’environ trois cent quarante mille lettres. Mais lorsqu’elle fut gravée sur les premières tablettes remises à Moïse elle en contenant un nombre équivalent à celui des enfants d’Israël. Cependant, grâce à l’art combinatoire des lettres et à une exégèse appropriée, notamment celle inspirée par Joseph Gikatilla, on parvient à en reconstituer le volume originel.[6]
Mais dans ce cas, comment être sûr que l’intention de l’orateur a été correctement saisie par son auditoire ? Cela pose vraiment le problème du caractère ineffable de l’expérience mystique : si l’on parle de sujets occultes,
dérobés à la vue du commun des mortels, comment être sûr que l’on a été bien compris ? Certains mystiques médiévaux, y compris des kabbalistes, comparent cela à un mets dont on ne peut parler qu’après l’avoir goûté. Cela s’applique tout autant à l’amour de Dieu qui naît dans le cœur de l’homme : comment faire part de cette expérience à ceux qui ne l’ont pas encore vécue ? A l’évidence, le kabbaliste tente d’abolir, ou au moins, de réduire la distance qui le sépare de l’entité divine. Il est évident que ce rapprochement ne peut pas s’effectuer par la connaissance rationnelle ni par la spéculation philosophique. Isaac l’Aveugle (vers 1200), généralement placé aux origines de la kabbale médiévale, soulignait que ce mode d’appréhension de la divinité se faisait par succion (yeniqa) ou absorption et non par la connaissance rationnelle (yedi’a). En effet, au sein de l’univers sefirotique, c’est ce mode opératoire, celui de la succion, pour ainsi dire, qui a cours, parallèlement au processus émanatiste. Les entités divines que sont les sefirot émanent les unes des autres, les supérieures donnant naissance aux inférieures.
On distingue aussi, tant dans la talmud que chez certains érudits juifs qui n’étaient pas des kabbalistes, des techniques propres à favoriser le dévoilement des mystères contenus dans la Tora. Mais avant tout, il y a ce verset programmatique du Psalmiste (119 ;18) et qui fit florès chez les mystiques : dessille mes yeux pour que je regarde les merveilles de la loi… Il s’agit là d’une invocation claire de la grâce divine susceptible de permettre l’élucidation des secrets divins. Le talmud évoque en mains endroits (Avoda zara 17a et Berachot 34b) le cas de pénitents qui restaient à genoux, entreprenaient de longues périodes de jeûne et inclinaient la tête contre leurs genoux. Tant les actes de contrition des pénitents que la concentration des apprentis kabbalistes visaient une purification ou une rupture avec les liens matériels. Il existait donc des techniques propres à favoriser l’émergence d’une inspiration mystique : depuis le gaon Hay (VIIIe siècle) jusqu’à Moshé Cordovéro (XVIe siècle) on recourait au jeûne, au recueillement, la tête entre les genoux, au fait de s’asseoir à même le sol, sur la poussière, en signe d’humilité et de modestie.
Même dans la kabbale, les exemples ou les attestations scripturaires les plus marquantes proviennent toujours du Zohar. On y trouve un passage (III ; 166b) assez extraordinaire décrivant rabbi Siméon ben Yochaï dans une extase mystique caractérisée : Tora, Tora ! s’écrie-t-il, que dire de toi, biche des amours ? Qui aura le privilège de recueillir (sucer) tes secrets, comme il convient ? Tu constitues les délices de ton Seigneur. Rabbi Siméon se mit à pleurer, enfonça sa tête entre ses genoux et baisa la poussière… Dans cet état de prostration, il vit apparaître autour de lui ses compagnons qui le rassurèrent. Le Zohar poursuit son récit miraculeux en soulignant que rabbi Siméon prit bonne note de tout ce qui lui fut révélé cette nuit là, sans omission aucune. Et la lumière qui l’entourait perdura pour ne disparaître qu’aux premières lueurs de l’aube. Lorsque deux messagers vinrent le trouver, ils le découvrirent prostré, la tête entre les genoux. Ils lui dirent : hommage, hommage à celui que les êtres d’en haut s’empressent de saluer les premiers…
D’autres techniques, moins élaborées, peuvent être utilisées par le mystique qui entend se rapprocher des mystères divins : le port de vêtements neufs, symbole de pureté et de régénérescence, la récitation de nombreux noms divins et aussi une certaine prédilection pour la couleur blanche. Dans son article sur le nihilisme religieux de Sabbataï Zewi et de son lointain successeur Jacob Frank, Gershom Scholem rappelle que le faux Messie aimait recevoir ses amis , tout de blanc vêtu. Il rappelle aussi que les kabbalistes de Safed accueillaient le chabbat en vêtements blanc, à l’instar des anges au ciel…
D’autres détails retiennent notre attention pour l’acquisition ou la transmission de ces fameux secrets, comme par exemple, la proximité d’un cours d’eau. Déjà Ezéchiel a eu des révélations près du fleuve Chébar, tandis qu’un midrash du premier chapitre de ce livre, les Reouyot Ezéchiel, daté du Ve siècle, affirme que Dieu a offert à son envoyé un miroir à travers lequel il put voir les sept cieux… Et d’ajouter que ce miroir n’était autre que l’eau du fleuve. D’autres mystiques, médiévaux cette fois, parlent du rôle de l’eau comme d’un catalyseur permettant la transmission des secrets divins[7]. Bahyé ben Asher, l’un des meilleurs vulgarisateurs de la kabbale au XIIIe siècle, évoque la nécessaire présence de l’eau lorsqu’un maître initie son disciple aux secrets de sa science occulte… Mais le meilleur exemple nous vient, une fois de plus, de Hayyim Vital qui relate que son maître Louria puisa un jarre d’eau dans le lac de Tibériade et la lui fit boire, ce qui accéléra son intelligence de ces mêmes mystères… Enfin, toujours au XIIIe siècle, un autre vulgarisateur de la kabbale, Menahem Reécanati raconte qu’à ses débuts il ne parvenait pas à assimiler la science de la kabbale jusqu’au jour où un homme lui apparut et lui donna de l’eau à boire… Dès lors, les choses se passèrent nettement mieux.
L’unio mystica
Tant dans son ouvrage théologique le Mishné Tora que dans son testament philosophique, le Guide des égarés, Maimonide soulignait qu’on ne pouvait aimer que ce que l’on connaissait d’une connaissance purement intellectuelle. Les kabbalistes qui avaient étudié les œuvres de Maimonide avant de s’en détourner par la suite, ne pensaient pas ainsi. Pour eux, la meilleure manière d’accéder un tant soit peu au secret de la divinité consistait en une forme d’allaitement (yeniqa ; voir supra) spirituel, voire une absorption, une aspiration qui reposait plus sur du concret que sur l’abstraction dont ils combattaient les méfaits chez les philosophes. On lit dans le Guide des dévotieux (Sefer hassidim), ouvrage d’édification produit par les piétistes rhénans du Moyen Age, la confession d’un jeune berger ignare qui se voulait un modèle de piété naïve (§ 5) : Maître du monde, tu sais bien que je me fais toujours payer pour garder les troupeaux des gens, mais si toi tu en possédais, je m’en occuperai gracieusement car je t’aime…
Les kabbalistes ne vivaient pas dans un univers clos, coupé du reste du monde et du mouvement des idées de leur temps. On s’est souvent demandé s’ils ne cherchaient pas eux aussi une sorte de conjonction avec les entités supérieures, ce que les scolastiques latins nommaient la conjunctio, la conjonction avec l’intellect agent (intellectus agens, ha-sékhél ha-po’el, al-‘aql al-fa’al), dernière intelligence cosmique préposée au gouvernement de ce bas monde. Une sorte d’unio mystica pouvant aller jusqu’à la perte de toute conscience individuelle. Les kabbalistes ne semblent pas avoir privilégié une telle piste, réputée inatteignable. Plus tard, les hassidim du XVIIIe siècle parleront d’adhésion spirituelle (devékout) à Dieu, sous l’égide de leur guide spirituel, le Baal Shemtob (ob. 1765). Le plus haut niveau accessible à un illustre mortel, Moïse, en l’occurrence, fut la conjonction avec la sixième sefira , tif’érét (la magnificence). Tous les autres prophètes n’ont pu accéder qu’à la dixième sefira, la dernière avant notre bas monde, malkhout, le royaume. Ce qui correspond chez les philosophes au niveau de l’intellect agent (voir supra) auquel l’intellect humain le plus développé peut espérer se conjoindre. L’humanité ne peut accéder à un niveau plus élevé.
[1] Cité par Moshé Hallamish, Mavo la-kabbala (Introduction à la kabbale) p 61, note 75.
[2] Cité par Hallamsih (note 10 page 86 qui cité la biographie hébraïque (Toldot ha-Ari) de Louria publiée par Méir Benayahou p 155.
[3] Auxquels on réservera dans ce livre la place qui convient.
[4] Les kabbalistes avaient une prédilection certaine pour la valeur numérique des termes ; et il se trouve que la valeur numérique de RaZa est la même que celle de OR, lumière (207)…
[5] J’ai traduit la formule allemande eine sich selbst benennende Kabbala utilisée par Wilhelm Bacher (1850-1913) dans son ouvrage ancien mais toujours consultable avec fruit Die Bibelexegese der jüdischen Religionsphilosophen des Mittelaters vor Maimuni (1892) :. Bacher avait aussi publié une remarquable étude sur l’Exégèse biblique dans le Zohar dans le tome XXII de la Revue des Etudes Juives que Scholem complétera quelques décennies plus tard.
[6] Selin Menahem Azaria da Fano, Traité de l’âme (Ma’amr ba-néfésh) fol. 17a. Cité par G. Scholem, La loi dans la mystique juive in Le Nom et les symboles de Dieu dans la mystique juive . Traduit de l’allemand et introduit par Maurice-Ruben Hayoun (Paris, Cerf, 1983)) p 127.
[7] Dans le chapitre consacré à la kabbale de Safed on trouvera une citation de Hayyim Vital pour lequel l’interprétation de la Tora et l élucidation de ses mystères ne peut se faire que par le don don prophétique et l’inspiration divine.. Voir M. Idel, Kabbalah, new perspectives, 1988, p 240s.