Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le patriarche Abraham entre l'inceste et l'adultère

LA SŒUR-EPOUSE (Genèse 12 ; 10-20) Paris, Le Cerf, 2010

 

Ces quelques versets bibliques font partie des passages les plus controversés de la Bible. L’histoire est connue : Abraham obéit à l’injonction divine et se met en route pour aller vers la terre que Dieu lui montrera… En chemin, la famine l’oblige à changer ses plans et aller en Egypte. Parvenu aux portes du pays des Pharaons, il présente à son épouse Sarah une étrange requête : de grâce, veuille bien dire que tu es ma sœur et ainsi tu me sauveras la vie (mon âme vivre grâce à toi, littéralement).

Le patriarche n’a pas eu cette idée par hasard car il commence par dire à son épouse qu’elle est très belle, que sa beauté suscitera la concupiscence des Egyptiens lesquels n’hésiteront pas à le tuer pour profiter des charmes de Sarah… D’où sa requête un peu étrange.

Ne nous mêlons pas de refaire l’histoire en nous demandant pourquoi le patriarche, homme de foi mais aussi de savoir et science, n’a pas évité ce triste pays où l’on tue les maris pour jouir de leurs épouses… Mais d’autres interrogations subsistent : comment le patriarche, choisi par Dieu, a-t-il pu placer sa vie sauve au-dessus de l’honorabilité de sa chaste épouse ? En lui faisant dire ce qu’elle n’était pas, il justifiait l’acte à venir du Pharaon… Sans même parler du mensonge qu’il fit endosser à sa femme. Laquelle demeure muette dans tout cet épisode : elle ne conteste nullement la décision de son époux et ne semble pas terrorisée à l’idée des conséquences qui risquent de s’abattre sur elle…

Bref, cette histoire ne s’accorde guère avec la haute stature éthique d’Abraham. En outre, certains schémas littéraires rappellent trop d’autres scènes similaires pour ne pas penser qu’il s’agit tout simplement d’un calque, d’une reproduction à l’identique d’un véritable topos… C’est d’ailleurs ce qui se produira dans les mêmes conditions pour Isaac, fils d’Abraham.

Le traitement est différent selon qu’il s’agit du Pharaon (Gen. 12) ou d’Abimélech (Gen. 20) : ce dernier est nettement mieux traité que le premier puisqu’il fait acte de repentance et use même de formules solennelles : je jure que j’ai agi avec un cœur pur et les mains propres… Dans ce cas, on peut être sûr que l’honorabilité de la matriarche n’a guère souffert.

Il y a des détails qui permettraient de conclure à certaines imprécisions du texte biblique : dans sa relation à Loth, Abraham dit qu’il est son neveu (fils de son frère) ou son frère, tout simplement. Et dans sa demande d’entretenir de bonnes relations avec lui, Abraham dit bien : de grâce qu’il n’y ait point de conflit entre moi et toi, entre mes bergers et les tiens car nous sommes des hommes frères. Il arrive, en fait, que l’on qualifie de frère son propre neveu, c’est-à-dire le fils d’une frère…

Dans la tradition exégétique, notamment chrétienne, on a refusé de laisser le patriarche s’enfermer entre l’inceste, d‘une part, et l’adultère, d’autre part. Pour se sortir d’affaire, des exégètes comme Philon d’Alexandrie ou Origène ont résolument opté pour l’interprétation allégorique. Après tout, ne lit-on pas qu’il convient de dire à la sagesse, tu es ma sœur… (Proverbes 7 ;4). Ce serait alors pour cette raison qu’Abraham dit de Sarah qu’elle est sa sœur… Et dans ce cas, même le Pharaon veut prendre part à la sagesse dont Sarah n’est que la figure.

Dans ce cas, le remède risque d’être pire que le mal. Car l’historicité des personnages bibliques s’évanouit, comme sous l’action d’allégoristes débridés juifs de la fin du XIIIe siècle qui virent en Abraham et en Sarah des figures de la forme et de la matière, selon Aristote . On connaît les réactions provoquées par de telles exégèses…

Flavius Josèphe est nettement plus adroit en faisant reculer le degré de parenté entre les époux puisqu’il fait de Sarah la nièce d’Abraham, et non plus sa sœur du côté paternel.

L’exégèse chrétienne médiévale ne s’embarrassera pas de tous ces scrupules en faisant de Sarah l’incarnation de l’Eglise et d’Abraham la préfiguration du Christ.

Au fond Hugues de Saint-Victor a bien posé le problème sans tenter d’en réduire l’enjeu moral : On demande pourquoi un homme si juste a voulu sauver sa vie corporelle au prix de la mort de l’âme ou pourquoi il a voulu veiller à sa propre vie plutôt qu’à la pudeur de son épouse. On ne peut pasdire que les arguments de cet exégète soient convaincants, même s’il rappelle que le patriarche a agi conformément à l’injonction divine…

Par ailleurs, la notion même de mensonge peut se discuter : Abraham n’a jamais dit qu’elle n’était pas sa femme mais qu’elle était sa sœur… Mais cette solution n’est qu’apparente, car si on la suit jusqu’au bout, on retombe dans le délit de l’inceste, et si on s’en écarte, on retombe dans celui de l’adultère…

C’est une véritable quadrature du cercle.

Les commentaires sont fermés.