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La badaliya de Louis Massignon; un piège?

La badaliya, au nom d’autre de Louis Massignon (1947-1962)

Cerf, Paris, 2010

 

Voici un curieux ouvrage, certes d’une importance documentaire incontestable mais qui jette sur la personnalité et l’œuvre de Louis Massignon, insurpassable islamologue, une lumière plutôt crue, voire étrange.

Dans ce même blog, j’ai déjà eu la possibilité de rendre hommage à l’œuvre du célèbre professeur de sociologie musulmane au Collège de France en rendant longuement compte de deux volumes de ses Ecrits mémorables, parus dans la collection Bouquins. J’avais donc déjà rencontré cette notion de badaliya, en français sodalité, et qui consiste à prendre la place d’un autre.

Massignon, qui fut, sa vie durant, écartelé entre sa foi chrétienne, d’abord perdue et ensuite retrouvée en Orient arabe, et son amour pour la langue et la civilisation islamiques, était habité par des visées prosélytistes assez incroyables. Tant elles étaient fortes et ne cédaient devant rien.

Je ne remets nullement en cause l’incomparable expertise philologique et sociologique de l’homme, il suffit de voir le soin scrupuleux qu’il mit à établir l’édition des textes d’al-Hallaj pour s’en convaincre. Ce que je conteste respectueusement et sans offusquer en quoi que ce soit sa mémoire, c’est sa volonté de racheter, de convertir à la foi chrétienne tout ce qui ne l’est pas, ou ne l’est pas encore. Comme si c’était, comme disent les Allemands, eine allein seligmachende Kirche. Non, un même D. nous a tous créés avec la même dignité et la même valeur.

La badaliya, telle que conçue par Massignon et son amie Mary Kahil, chrétienne de rite melkite, descendante égyptienne d’une très vieille famille grecque établie sur les rives du Nil, vise à remplacer des non chrétiens, en l’occurrence des musulmans par des chrétiens, dont l’amour manque au Christ. En soi, le but est louable, mais imaginez un peu ce qui se passerait aujourd’hui si les fondamentalistes musulmans (et je ne parle même pas des radicaux violents de Ben Laden) prenaient connaissance de telles visées qui aboutissent nécessairement à l’apostasie, voire à une mort certaine, puisque même à l’époque, des musulmans égyptiens qui s’étaient rapprochés de l’idéal de Massignon, furent assassinés.

En tout état de cause, les présentateurs de ce volume se sont choisis le préfacier qu’il leur fallait, en la personne de SE le cardinal Tauran lequel commence son texte en relatant le discours tenu par le roi Saint Louis à l’ambassadeur du roi de Tunis, alors que le monarque franc venait de convertir un adulte juif. Pour illustrer le dialogue interreligieux, on peut mieux faire…

En fait, la passion (car c’en fut une) de Massignon pour l’islam lui faisait découvrir des similitudes imaginaires entre cette religion et la sienne propre qui n’existaient pas en réalité : ne va-t-il pas jusqu’à discerner dans Fatima les traits de la Vierge Marie ?

Mais je ne veux pas être juge trop sévère, il faut prendre ce document pour ce qu’il est : une attestation de ce qu’éprouva un homme et quelques autres personnes en voyant que la terre qui avait vu naître le Christ et le christianisme faire ses premiers pas, était désormais entièrement occupée par une autre confession, balayant tout sur son passage…

Je relève quelques définitions de ce livre, insinuant dans cette direction (p 28) : la badaliya… un témoignage évangélique de vie chrétienne en esprit de compassion et de substitution pour leurs amis ou compatriotes musulmans…

Mais même en 1955, moins de sept ans avant sa mort, Massignon eut tout de même quelques lueurs de lucidité : (p 43) : on nous dit que la badaliya est un leurre, car on ne peut pas se mettre à la place d’un autre, et que c’est un rêve d’amoureux.

Le reste du livre est de la même veine. En soi, pourquoi pas ? Mais si certains se saisissaient de ce livre pour dénoncer le zèle convertisseur des chrétiens, la volonté de convertir des millions de musulmans, aurait aujourd’hui des effets dévastateurs. Et compromettrait pour les décennies à venir le dialogue entre les cultures car l’une des deux parties y décèlerait un piège.

On nous répondra qu’il faut faire un effort sur nous même et comprendre que notre sainte mère l’Eglise se soucie du salut de notre âme… Dans la Realenzyklopiae für Theologie und Kirche, j’ai pourtant bien lu que l’adage Extra ecclesiam… (Hors de l’Eglise, point de salut) était un simple apocryphe. Alors, c’est un apocryphe qui a la vie dure…

De nos jours, les rares chrétiens encore en vie en Orient ont besoin de tout autre chose. Mais ce livre a cependant une grande valeur documentaire que les historiens ne sauraient négliger.

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