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La kabbale de Safed et le renouveau d’Isaac Louria au XVIe siècle

(Conférence d'hier soir à la Mairie du XVIe arrondissement)

 

La kabbale de Safed et le renouveau d’Isaac Louria au XVIe siècle

Généralités : l’expulsion des juifs de la péninsule ibérique

Mesure-t-on réellement ce qu’a pu signifier pour la mémoire collective des juifs de l’Europe méridionale, si ancrés dans la socio-culture de leur terre d’adoption, un tel décret d’expulsion signé en 1492 par Isabelle la catholique et son époux Ferdinand ? D’un trait de plume, les juifs étaient chassés d’un territoire devenu leur patrie d’adoption tandis que tous leurs repères séculaires disparaissaient. Ils s’étaient sentis intégrés dans ces possessions de la couronne espagnole, arrachés, au terme de luttes longues et âpres, à l’expansionnisme musulman qui avait réussi à se maintenir dans la péninsule pratiquement jusqu’à la fin du XVe siècle.… La symbiose avec le milieu ambiant fut si totale que les juifs avaient même donné naissance à une langue judéo-espagnole comme le ladino, dans laquelle ils rédigèrent certaines de leurs prières, intégrées à la liturgie hébraïque ancestrale.

Leurs aïeux s’étaient illustrés dans tous les secteurs de la vie publique  et avaient conquis une place enviée dans la direction politique du pays, à la cour des monarques, dans les arts et les lettres, la médecine, les sciences etc… L’un des leurs, le célèbre Moïse Maimonide (1138-1204), contraint de quitter sa ville natale, Cordoue, n’avait jamais oublié la cité qui l’avait vu naître, même dans son lointain exil égyptien[1]… Au soir de sa vie, il continuait d’être en relation épistolaire avec ses frères demeurés sur place. Il ne fut pas le seul puisque la plupart de ceux qui allaient, des siècles plus tard, subir le terrible décret d’expulsion, se feront appelés les mégorashim (expulsés d’Espagne) même après avoir fait souche dans les pays du pourtour méditerranéen.

Aucun secteur n’était soustrait à l’influence des juifs de la péninsule, excepté le culte établi, la religion majoritaire, qui finit par avoir raison d’eux. Le seul secteur qu’ils n’avaient pas pu investir en raison de leur fidélité à la religion de leurs ancêtres. Une fidélité qui ne pesa pas lourd face aux exigences du clergé catholique, soucieux de renforcer son pouvoir en parachevant l’unité religieuse du royaume : tous les territoires de la couronne, en Castille, en Andalousie, en Aragon, dans le territoire de Léon, partout, la puissante église catholique entendait affirmer son hégémonie qu’elle croyait menacée par la montée en puissance des juifs dont tant de hautes personnalités l’avaient pourtant déjà rejointe. Nous reviendrons dans les chapitres suivants sur le cas de convertis célèbres comme Abner de Burgos devenu Alfonso de Valladolid ; mais il y eut aussi des milliers d’anonymes, notamment lors de la vague de conversions de 1349 dont Fritz Isaac Baer parle dans son célèbre ouvrage.[2] S’étant fortement impliqués dans tous les secteurs de la vie politique et culturelle, les juifs s’étaient progressivement assimilés. Leur fusion ethnique et religieuse au sein du corps social traditionnel devenait une nécessité absolue aux yeux de l’église catholique qui craignait qu’une puissance, originellement juive, ne portât atteinte à l’identité même du royaume.

Il fallut choisir entre le départ, donc l’exil, et la conversion. C’est ainsi que naquit le phénomène marrane qui ne manqua pas de réserver quelques surprises à l’église catholique. L’écrasante majorité des juifs refusa d’abjurer sa foi et préféra l’exil à l’apostasie. Les pays du Maghreb, mais aussi la Turquie et l’Europe bénéficièrent de cet important afflux de populations. Les cités-Etats d’Italie accueillirent les expulsés, notamment la ville de Venise dont le ghetto abrita des personnalités aussi prestigieuses que Isaac Cardoso[3] et Isaac Abrabanel, le grand philosophe et exégète biblique, familier des rois et des reines.

Cette rupture et ce traumatisme ne peuvent pas ne pas avoir laissé de traces profondes dans le vécu et le penser de ces hommes qui durent tout abandonner pour conserver leur foi. Empreints d’une religiosité profonde, ils ne manquèrent pas de s’interroger sur ce coup du sort. Pourquoi Dieu les avait-il abandonnés, une fois encore ? Eminemment convaincus de l’existence d’une impeccable théodicée, ils ne pouvaient s’en prendre à Dieu ni lui adresser le moindre reproche : leur seule ressource consistait à découvrir en eux-mêmes les raisons d’un tel malheur qui frappait une nation dans son ensemble. Il ne s’agissait plus des manquements d’une seule personne ou d’un groupe limité, mais de tout un peuple : qu’avait-il bien pu commette comme délit pour en être arrivé là ? Il fallut chercher en son for intérieur ce qui avait déclenché une telle punition divine. Même un esprit aussi rassis que Abrabanel, homme de conviction mais aussi de savoir scientifique, a cru que si les juifs avaient essuyé l’ire divine, c’est parce qu’ils avaient trop cultivé les lettres grecques, délaissant les textes sacrés de la Révélation, c’est-à-dire la Tora… L’expulsion d’Espagne a largement pesé sur le mode de pensée d’Abrabanel qui, sans ce grave accident politique, aurait peut-être pris une tout autre direction. On perçoit nettement dans ses écrits le procès qu’il intente aux averroïstes, coupables, à ses yeux, d’avoir singulièrement tiré vers eux les thèses du Guide des égarés de Maimonide.[4] En d’autres termes, d’avoir déformé la pensée de Maimonide et d’avoir substitué leurs propres idées aux siennes.

Cette attitude dénote au moins une chose : face au drame du déracinement et de l’exil, les intellectuels juifs de la fin du XVe et du début du XVIe siècles ont cherché à apporter une réponse, à défaut d’une explication : les enfants d’Israël ont été chassés par la main de Dieu d’un lieu où ils s’étaient crus à l’abri d’un coup du sort pour la seule raison qu’ils avaient abandonné leur héritage religieux traditionnel. Ils n’auraient pas dû conceptualiser leur judaïsme au point de le transformer en philosophie pure. Il convenait donc d’en tirer les conséquences et de revenir sur le terrain de la tradition ancestrale

Dans ce contexte, la kabbale lourianique constitue une sorte de réponse mystique à cette mesure d’expulsion, de nature religieuse elle aussi, mais avec d’indéniables conséquences politiques. L’âme juive, acculée de toutes parts, livrée, pieds et poings liés, à l’arbitraire de ses ennemis, ne pouvait plus placer son espoir en un rationalisme maimonidien qui l’avait menée là où elle se trouvait

La mutation ne s’est pas effectuée du jour au lendemain, elle avait été amorcée depuis le début du XIVe siècle, lorsque les kabbalistes avaient prétendu dépasser la synthèse maimonidienne en l’enserrant dans un édifice absolument mystique. Souvenons nous de ce que disaient deux auteurs pré-zohariques aussi incontournables qu’Abraham Aboulafia et Joseph Gikatilla : leur propre approche constitue une sorte de couronnement de l’édifice maimonidien dont ils se voulaient les continuateurs… On assiste donc, dès le milieu du XIIIe siècle à une tentative, discutable quoique sincère, d’appropriation de l’héritage maimonidien par des penseurs mystiques. Ce phénomène ira en s’amplifiant : d’autres kabbalistes, tels Isaac Ibn Latif ou Joseph ibn Waqar, tenteront de mettre sur pied une synthèse philosophico-kabbalistique ou de repenser des chapitres entiers du Guide des égarés dans un esprit mystique… Progressivement, les nomenclatures séfirotiques vont s’imposer, détrônant les intellects séparés de la cosmologie des aristotéliciens arabes. Les persécutions continues de l’église catholique, les vagues de conversions successives, volontaires ou forcées, vont contribuer à un véritable repli identitaire des penseurs juifs qui finiront par voir en la kabbale la seule expression véritablement légitime de toute pensée juive authentique. Dans un tel cas de figure, même un Maimonide, non repensé dans un esprit mystique, faisait figure de simple représentant juif d’Aristote. On peut donc en conclure que le déferlement de la kabbale sur tout le champ de la pensée juive s’est effectué grâce à l’escamotage du rationalisme et de l’intellectualisme maimonidiens.

Lorsque la mesure d’expulsion intervint, un tel mode de pensée, un tel type de spéculation, n’était guère en mesure d’apporter une réponse satisfaisante alors que le Zohar et ses commentateurs offraient de substantiels développements sur la rédemption messianique et le salut d’Israël. Deux thèmes particulièrement chers au cœur d’un judaïsme si gravement éprouvé.

Nous verrons dans les pages suivantes comment un génie mystique comme Isaac Louria, ainsi que tant d’autres kabbalistes, surent cristalliser autour de leur pensée, les attentes de tout un peuple et pas uniquement d’une fine couche d’érudits. Car, ainsi que nous le verrons infra, Louria n’était pas seul. Nous avons déjà évoqué d’autres mystiques éminents comme Moshé Cordovéro qui fut même, durant un temps, son maître. Nous trouvons aussi Shlomo Alsheikh, Salomon al-Kabbets, etc….

Quelques grandes figures de la kabbale de Safed

Moshé Cordovéro naquit en 1522, trente ans après l’expulsion des juifs d’Espagne. Il était à la fois aussi expert en halakha, la règle normative juive, qu’en kabbale. Comme tant d’autres esprits spéculatifs du XVIe siècle, il décida de faire le voyage de Safed où il finit par s’établir et y donner son enseignement. Même Isaac Louria fut, un temps, son disciple. Ce fut, incontestablement l’un des kabbalistes les plus brillants de tous les temps. Une spécialiste israélienne, Bracha Sack, lui a consacré un recueil d’études paru en 1995[5]. Ses œuvres principales sont le Pardès rimmonim (le verger de grenades), le Shi’ur Qoma, le Elimah rabbati et le commentaire monumental du Zohar, Or yaqar (Précieux luminaire) dont seuls quelques volumes ont été imprimés. Il est aussi l’auteur d’un Tomer Devorah (Palmier de Dévora) et d’un Or néérav (Douce lumière) qu’on va présenter ici. Dans le premier de ces deux ouvrages, qui acquit une très grande popularité dans les milieux les plus ouverts à la piété populaire, Cordovéro invite l’homme simple à s’assimiler spirituellement aux sefirot afin de réaliser une sorte de jonction avec le monde supérieur. Ce sympathique petit traité, qui se lit sans difficulté, tant son style hébraïque reste élégant et sobre, est devenu le livre de chevet des milieux kabbalistiques et hassidiques d’Europe de l’est jusqu’ aux XVIIIe-XIXe siècles. Avant d’être heureusement traduit en français par Charles Mopsik (1986), il fut transposé en anglais par Louis Jacobs en 1960.

Dans la Douce lumière, Cordovéro[6] plaide en faveur de la kabbale injustement accusée par certains d’embrouiller les esprits, ou, tout simplement, de ne pas être vraiment ce pour quoi elle se donnait. Et comme on le relevait dans les Prolégomènes, l’auteur n’accepte pas la quarantaine comme l’âge requis pour s’occuper des mystères de la tradition ésotérique : pour lui, comme pour tous ses compagnons, la théologie kabbalistique se confond purement et simplement avec la théologie juive. Et pourtant, il se trouvait des juifs pour délaisser la kabbale en arguant que «les versets de la Tora n’ont que leur sens littéral.» Citant la littérature talmudique, Cordovéro affirme que le sens kabbalistique lutte contre le dessèchement de la lettre. Ainsi, lorsque l’Ecriture dit que la terre était tohu et bohu, il faut comprendre que le Saint béni soit-il et sa shekhina étaient taris et asséchés. En somme, ceux qui s’en prennent à la kabbale, ou simplement s’en détournent, troublent les canaux du flux séfirotique de hokhma en bina, et, par la suite de tif’érét et de malkhout, provoquant ainsi la régression de l’univers en son point de départ, ce qui rallonge d’autant la durée de l’exil ! Pour étayer sa thèse en faveur de l’approfondissement kabbalistique, Cordovéro parle du corps et de l’âme de l’Ecriture, tels que rabbi Siméon les évoquait dans le Zohar.

Selon Cordovéro, il existe une catégorie d’hommes qui justifient leur désintérêt pour la science ésotérique, en arguant de leur impréparation talmudique préalable, comme on l’a vu dans les Prolégomènes et le premier chapitre de ce livre. Ils prétendent qu’ils doivent remplir leur estomac de solides aliments talmudiques avant de s’adonner aux subtilités ésotériques. Pour Cordovéro, ces insensés risquent de quitter ce monde, dénués de toute sagesse. D’autres estiment ne pas avoir encore trouvé de maîtres suffisamment compétents pour entamer l’apprentissage de la kabbale sous leur direction. Aux yeux de Cordovéro, quiconque s’adonne à l’étude de la Tora sera récompensé, quelles que puissent être ses conditions de travail. Il existe, cependant, un cursus des études que nul ne peut ignorer : il faut exceller en Bible et en Mishna pour entamer avec succès la science ésotérique.

Lorsqu’il aborde le corps même des doctrines kabbalistiques dont il se fait l’avocat, Cordovéro se réclame de Maimonide, illustrant ainsi une parfaite synthèse philosophico-kabbalistique : avant de vouloir servir Dieu, il convient de le connaître. Or, comment connaître Dieu, sinon en appréhendant ses sefirot ? Certes, Maimonide n’avait jamais entendu parler de sefirot, mais Cordovéro tente de le «repenser», en l’annexant et en se l’appropriant. Il exploite subtilement les interdits maimonidiens d’attribuer la corporéité à Dieu et insiste de nouveau sur la nécessité de bien le connaître avant de l’aimer et de le craindre. Pour atteindre cet objectif, l’homme doit affronter le pire ennemi de la science, l’orgueil. Il doit simplement avoir atteint sa vingtième année et non point attendre d’être un quadragénaire.

En règle générale, l’étude de la kabbale requiert la crainte, la joie et l’humilité. Cordovéro cite un passage du Zohar (péricope Emor, III, 91a) qui interdit de transmettre aux incirconcis les mystères de la Tora : « Quant à celui qui transmet les mystères de la sainte Tora à qui n’est pas entré dans la sainte alliance, il transgresse trois alliances : celle de la Tora, celle du Juste et celle de l’ecclesia d’Israël.» C’est l’un des rares passages où une telle interdiction est formulée avec tant de force ; et Cordovéro semble y tenir, car il conclut son chapitre en ces termes : «Il ne faut pas enseigner la Tora et ses mystères à un incirconcis.» En somme, Cordovéro ne prisait guère les kabbalistes chrétiens ni les hébraïsants chrétiens ; ceci s’explique peut-être par les visées missionnaires d’hommes qui prétendaient que la vérité du christianisme était attestée par les sources juives les plus anciennes, et ce à l’insu des figures les plus éminentes du judaïsme rabbinique.

Enfin, la kabbale est la tradition sacrée des juifs et ceux qui la cultivent sont bien au dessus des talmudistes car les premiers relèvent du monde supérieur de la création, tandis que les seconds ne dépassent guère les mondes de la formation et de la fabrication.. L’âme du kabbaliste provient, elle, du monde de l’émanation.

La deuxième partie de cet ouvrage est consacrée aux symbolismes de la prière et des couleurs ; Cordovéro y résume sur un mode plus accessible ce qu’il avait écrit dans son œuvre majeure, le Verger des grenades. Autant qu’Isaac Louria, Cordovéro a contribué à la «kabbalisation» du judaïsme post-médiéval , le sauvant de la sclérose et de la fossilisation. Pour s’en convaincre, il suffit de relire les pages où il stigmatise ceux qui prient comme des «nouveaux-nés».

Cordovéro s’est beaucoup intéressé à la mystérieuse relation entretenue par En-sof et les sefirot. Nous nous y sommes déjà arrêté assez longuement. C’est dans son Verger des grenades qu’il s’interroge ainsi : sont-elles de simples instruments ou constituent-elles en fait l’essence même de la divinité ? Après de très subtiles développements, il parvient à la conclusion qu’elles sont à la fois l’instrument de sa puissance que Dieu projette dans la création, mais aussi le reflet de son essence puisque celle-ci en constitue la force efficiente. Mais Cordovéro, qui était un théoricien nettement plus subtil que Louria lui-même, s’est aussi beaucoup préoccupé de deux autres questions majeures : qu’elle fut la nature de la Tora avant la chute d’Adam ? Et quelle forme prendra-t-elle à l’époque messianique ?

Ces deux questions furent abordées dans son œuvre Elimah rabbati dont un kabbaliste ultérieur, Abraham Azoulay[7] se sert abondamment dans l’un de ses propres écrits. Cordovéro nous donne dans ce passage un nouvel exemple de sa virtuosité exégétique :

«Quand la Tora dit : Tu ne prendras pas de sha’atnez (Dt 22 ;11), cette interdiction ne pouvait s’appliquer avant qu’Adam ne revêtit ce vil vêtement matériel dont le nom mystique est « dépouille de serpent». Par conséquent, cette interdiction n’a pu figurer dans la Tora originelle, car quel rapport y a-t-il entre l’âme spirituelle revêtue d’un vêtement immatériel et le sha’atnez ? En fait, la combinaison primitive des lettres de la Tora d’avant la chute n’offrait pas l’assemblage de sha’atnez tsémer u-pishtim (sha’atnez, laine et lin) mais satan az metsar u-tofsim (Satan féroce, angoisse et possession).

Autrement dit, le texte primitif avertissait Adam de ne pas échanger son vêtement de lumière contre un vêtement fait de la peau du serpent qui symbolise les puissances démoniaques. . Celles-ci ne manqueraient pas de causer angoisse à l’homme, et, le possédant, le précipiter en enfer. Qu’est-ce donc qui modifia la combinaison originelle des lettres et leur fit signifier ce que nous lisons actuellement : sha’tnez tsémer u-pishtim ?

C’est que lorsqu’il se revêtit de la peau de serpent, son être devint matériel et il eut besoin d’une loi donnant des commandements concrets et d’une lecture correspondante des lettres pour transmettre ces commandements. Cette considération vaut aussi bien, et de la même manière, pour tous les autres commandements fondés sur la nature corporelle et matérielle de l’homme.»

Avant la faute d’Adam, la Tora était donc intrinsèquement spirituelle et le redeviendra aux temps messianiques car un nouvel assemblage des lettres aura lieu, excluant toute notion de mal, d’impureté et de mort.

Isaac Louria (1534-1572) dit ha-Ari ha-qadosh = (le lion sacré de la confrérie) est la figure la plus populaire sinon la plus éminente de la kabbale de Safed à laquelle il a même donné son nom. Le patronyme Ashkénazi renvoie à une origine allemande ou européenne de l’intéressé. Quant à l’appellation ARI, elle ne signifie pas seulement le lion, image souvent utilisée par la littérature talmudique pour désigner le plus grand érudit de l’académie, mais constitue aussi une abréviation hébraïque : ha-Elohi rabbi Isaac, le divin rabbi Isaac. Ici, l’épithète «divin» renvoie à la fois à la nature des sujets dont traitait Louria mais aussi à son éminence en tant que métaphysicien.

Après la mort de son père à Jérusalem, sa mère emmena le tout jeune Isaac en Egypte chez son frère, un certain Abraham Frances, qui était un important collecteur d’impôts. Il y grandit et y fit ses premières armes. En Egypte, Isaac étudia le talmud sous la direction de deux maîtres successifs. Parallèlement à ses études religieuses, Louria s’est investi dans le négoce du poivre et de céréales ; Scholem note qu’une semaine avant sa mort, il faisait encore ses comptes avec ses correspondants commerciaux.

En plus des matières traditionnelles, Louria étudia les documents ésotériques (Bahir, auteurs pré-zohariques, Zohar, commentaires de ce livre, etc…). Il se plongea dans les œuvres de Cordovéro qu’il étudia avec soin. Comme on l’écrivait précédemment, ce fut l’auteur du Verger des grenades qui parla, le premier, de la doctrine du tsimtsoum[8]. Il est intéressant de noter que Moshé Cordovéro auprès duquel Louria avait étudié quelque temps, fut supplanté dans l'esprit des kabbalistes ultérieurs par un disciple qui s'était mué en rival: Louria, interrogé sur ses divergences doctrinales avec Cordovéro, répondit que ce dernier traitait du “monde du tohu” alors que lui-même ne s'occupait que du “monde de l'harmonie cosmique.” Ce qui était une manière courtoise de masquer de profonds désaccords tout en les évoquant…

Le seul ouvrage que l'on ait directement conservé de lui est un commentaire sur une partie du Zohar, intitulée Sifra di-tseni'uta (Livre du scellement). Mais le secret du succès de Louria et de la notoriété quasi-indisputée de sa doctrine tient au caractère oral de son enseignement et à la fidélité sans faille de son disciple patenté, Hayyim Vital (1542-1620) qui nous fournit un vaste résumé des théories fondamentales de son maître dans un ouvrage, désormais classique de la bibliotheca kabbalistica, le Sefer éts hayyim (1575 environ). Il n’est pas certain que les notes prises par Vital au cours des séances ou à la suite de ses entretiens avec le maître reflètent fidèlement les idées de ce dernier.

Le système lourianique s’articule autour de trois thèmes majeurs dont le premier, et le plus important, est le tsimtsoum, l’auto-contraction de Dieu, l’action d’un repli divin sur soi-même. Par cette opération paradoxale, la divinité crée le néant mystique. Depuis les premiers développements de l’exégèse midrachique, les docteurs des Ecritures s’étaient interrogés sur la nature de la matière première ou du néant à l’aide duquel Dieu avait procédé à la création. Et depuis les tout premiers pas de la pensée kabbalistique, on s’était arrêté sur un passage des Pirké de rabbi Eliézer qui stipulait qu’avant la création il n’y avait que le Saint béni soit-il et son Nom. Le texte spécifie même en hébreu, levad, tout seul. On prête ainsi au Nom divin une puissance créatrice incomparable car les relations dialectiques entretenues par Dieu avec son nom ne sont pas les mêmes que celles qu’une personne humaine entretient avec son patronyme.. Dans l’essence divine le nom est créateur d’être. Le nom mène, d’une certaine manière, une existence autonome. Cela crée, certes, des problèmes doctrinaux, voire laissent même redouter une fractionnement de l’être divin ; mais les kabbalistes ne semblent pas s’en être émus.

Ce tour de passe passe exégétique a permis aux tenants de la kabbale lourianique de contourner un obstacle quasi-insurmontable. Car, quand on évoque la théorie de l'adventicité ou, au contraire, celle de l'éternité de l'univers, on traite nécessairement de l'idée du néant; on relève alors que là où les philosophes parlaient d'un néant philosophique, les adeptes de la tradition ésotérique pensent à un néant mystique qui constitue une sorte de super esse, c'est-à-dire une plénitude d'être à partir de laquelle Dieu peut créer l'univers. Pour les maïmonidiens, le néant “créateur”, ou si l'on préfère, la création ex nihilo, est impossible. Maïmonide l'explique à mots couverts dans son Guide des égarés : après avoir affirmé qu'Aristote n'avait pas réussi à prouver de manière apodictique l'éternité de l'univers, il signale que nous devons admettre cette théorie non démontrée, à titre d'hypothèse provisoire, au motif que sans elle, l'existence, l'unité et l'incorporéité divines seraient indémontrables Or, ces trois points, souligne Maïmonide, commandent tout le reste… Au fil de ses développements, Maïmonide reconnaît qu'il est extrêmement malaisé de détruire les thèses aristotéliciennes mais qu'il va néanmoins tâcher de les “affaiblir”. Pour finir, il ne revient plus jamais sur la question mais se contente de dire que l'admission d'une telle doctrine, en l'occurrence celle de l'éternité de l'univers, “renverserait toute la Tora sur son bord”, c'est-à-dire ruinerait ses fondements. Or, par ailleurs, Maïmonide semble admettre l'éternité de la matière première et, surtout, celle du temps : dans cette configuration, l'intitulé même du premier verset de la Genèse contient une contradictio in adjecto : poser l'existence d'un instant premier [Au commencement Dieu créa…] est indéfendable et induit l'idée que quelque chose existait déjà, puisque le temps mesure le mouvement qui est lui-même inséparable de la matière. En effet, on ne peut mesurer que le mouvement des parties constitutives d'un corps : comment, dès lors, opter pour une création à partir d'un néant absolu ?

Les mystiques de l’école lourianique ne se laissèrent pas enfermer dans ce dilemme philosophique : procédant par association d'idées et par substitutions de termes utilisés dans des contextes différents ils opérèrent un judicieux retour vers les anciennes catégories exégétiques juives : si le mot «commencement» qui se dit en hébreu RESHIT connaît des occurrences dans d'autres livres de la Tora, il suffit de procéder à une substitution pour découvrir un sens nouveau, un horizon plus large. L'ancien midrash ne proposait-il pas de remplacer RESHIT par Tora en se servant du chapitre 8 ; 22 des Proverbes ? Alors qu'il s'agit des origines de l’univers dans les deux contextes, le livre de la Genèse et celui des Proverbes, on peut faire permuter les deux termes. Or, le midrash proposait justement de lire en lieu et place de RESHIT le terme Tora, ce qui donne, dans le premier verset de la Genèse : non plus “au commencement ” mais “par la Tora Dieu créa les cieux et la terre.” La difficulté insurmontable que posait aux philosophes l'idée même de néant s'est littéralement évanouie

La kabbale lourianique a enrichi l’ésotérisme juif contemporain d’un nouveau concept-clé, la doctrine du tsimtsoum qui consiste, comme on l’a noté supra, en un repli de Dieu sur soi-même afin de libérer un espace primordial où l'univers créé doit prendre place; cette théorie fait partie des thèmes fondamentaux de la kabbale qui devait, elle aussi, rendre compte de l'origine de l'univers. L'idée même du néant n'avait rien de commun avec le processus émanatiste bien connu des penseurs médiévaux, ni même avec la doctrine aristotélicienne de la steresis (privation). Dans la Bible, la création ex nihilo ne se fait pas à partir de la parole mais à travers elle. La parole ne saurait être considérée comme une sorte de matière, de substrat de la création. Tout en se gardant de toute dérive panthéiste, les esprits religieux orientèrent leurs spéculations vers la volonté divine: comment établir le lieu de ce néant? Se trouvait-il au sein même de la volonté divine?

Cette doctrine de la création ex nihilo n'a pas été acceptée, depuis les origines, comme un dogme par l'ensemble des théologiens des trois grandes religions monothéistes; même l'aggada (la partie homilétique du talmud) semble hésiter entre deux conceptions: d'une part, Dieu n'aurait disposé de rien pour créer, et d'autre part, il se serait servi du manteau de lumière (Psaume 104) comme d'un matériau originel. Chez les chrétiens, les Sociniens furent les premiers à mettre en cause le caractère dogmatique et intangible de la création à partir du néant.

Contrairement aux philosophes juifs de leur époque qui se sentaient tenus par ces fameuses règles d'airain de la théologie rationnelle, les kabbalistes prirent à bras-le-corps le processus de la réinterprétation mystique du dogme de la création ex nihilo. Là où les philosophes ne savaient pas où se trouvait le néant, les kabbalistes avançaient que le néant de la création ne pouvait se trouver qu'en...... Dieu lui-même! Statuer l'existence du néant en l'essence divine elle-même était une exigence dictée par un impératif intangible: la perfection de Dieu. Comment des choses pourraient-elles subsister qui ne fussent en Dieu lui-même? Tsimtsoum signifie littéralement contraction en soi-même, descente en son propre tréfonds. C'est Dieu qui se retire de soi-même en soi-même. Au cours de cette auto-contraction de l'essence divine qui, au lieu d'agir vers l'extérieur, se tourne vers soi-même, apparaît alors le néant[9]. C'est donc un acte, un processus au cours duquel le néant est appelé à l'existence. Pour un philosophe tel que Maimonide, pareille démarche est impossible voire même inconcevable et contredit au dogme de l'impassibilité et de l'immutabilité de Dieu. La doctrine kabbalistique du tsimtsoum entend montrer que Dieu est capable d'un acte parfaitement libre, dût-il être en contradiction avec les idées philosophiques sur Dieu.

Cet acte du tsimtsoum n’est que le premier d’une trilogie qui comprend le bris des vases et, enfin, la restauration de l’harmonie cosmique. Il faut bien comprendre que ce système a été reconstitué grâce aux notes et aux témoignages de Hayyim Vital. La source suprême, la lumière première ou En-sof devait susciter un univers, séfirotique notamment, apte, par la suite, à faire naître le monde matériel. Louria a alors conçu une genèse au cours de laquelle le flux divin vivifiant devait être recueilli dans des vases, ceux de la création. Mais le jaillissement d’une telle semence était si puissant qu’aucun vase, aucun réceptacle ne pouvait résister à un telle décharge. Les vases se brisèrent donc et leur précieux contenu se répandit dans des mondes négatifs, quintessence de l’impureté et domaine des hiérarchies des forces démoniaques.

Les images choisies par Louria pour visualiser ces idées cosmogoniques sont assez suggestives et renvoient à des processus typiquement humains : de même que l’homme s’unit à son épouse et répand dans son organe génital sa semence fécondante, de même Dieu épanche son flux vivifiant (shéfa’) dans des vases terrestres qui évoquent le sexe féminin. Il y a là aussi un symbolisme sexuel, au moins aussi exubérant que celui du Zohar. Pour parler de cet accident à l’échelle cosmique, Louria utilise l’expression hébraïque suivante : shevirat ha-kélim.[10]. On a voulu voir dans ces deux opérations précédentes la transposition mystique de deux événements traumatisants vécus par Louria et sa famille ; l’expulsion des juifs d’Espagne et leur dispersion à travers le monde. Ces explications psychologico-mystiques ne sont pas dénuées d’intérêt et semblent fondées, à tout le moins pour ce qui est du choix des images. Pourquoi l’auteur a-t-il retenu ces images là et aucune autre ? Probablement parce qu’elles s’étaient imposées à lui en raison d’un traumatise vécu par sa propre famille ou ses proches, par la communauté juive d’Espagne dans son ensemble, ou bien par ce qu’il avait étudié dans les manuels kabbalistiques de son temps qui en parlaient.

La troisième et dernière opération de cette trilogie lourianique passe le relais à l’homme qui doit, par son oraison kabbalistique, rédimer toutes ces parcelles de pureté et de sainteté répandues dans un univers hostile. Ce dernier point de la trilogie se nomme tikkoun, la restauration de l’harmonie cosmique, gravement troublée par le bris des vases, évoqué supra. On perçoit ici un arrière-plan dualiste, voire gnostique, déjà présent dans le Zohar et dont la kabbale lourianique n’a jamais pu se défaire entièrement. Il faut aussi noter que les gouttes de semence divine se sont transformées en parcelles de lumière, favorisant la transition d’un symbolisme sexuel vers un symbolisme lumineux.

L’orant juif peut devenir l’associé de Dieu en récitant ses prières selon les règles kabbalistiques qui imposent d’orienter chaque partie de la liturgie quotidienne vers un niveau séfirotique déterminé. Un certain élément théurgique est indéniable dans ce contexte : l’homme répare une faute qui était, à l’origine, inévitable, sans même parler de l’inconduite du premier homme. Mais cette notion de tikkoun comportait un aspect explosif et dangereux qui se fera gravement sentir dans le mouvement sabbataïste. En voulant réparer le désordre et le déséquilibre créés par cet accident cosmique que fut le bris des vases, l’orant pourrait chercher à hâter la fin et à précipiter la venue de l’ère messianique. Ce fut, à peu de choses près, le processus qui déclencha l’hérésie sabbataïste, lorsque la ferveur messianique ne fut guère couronnée de succès et provoqua même une apostasie de grande ampleur. Comme nous le verrons infra, dans les chapitres consacrés, respectivement, au sabbataïsme et au hassidisme, on jugea plus prudent de remplacer cette notion de tikkoun, dangereuse en raison de son caractère collectif, par un autre concept absolument inoffensif, en raison de son caractère individuel, la devékout qui signifie l’adhésion spirituelle à Dieu.

 



[1] Maimonide signait toujours Moshé ha-sefaradi (Moïse d’Espagne)…

[2] Die Juden im christlichen Spanien. Urkunden und Regesten. Berlin, Akademie-Verlag 1929-1930. Réédité avec une bibliographie sélective et une introduction de l’auteur par Haïm Beinart chez Gregg International, Farnborough en 1970.

[3] Cf. Yosef Hayyim Yerushalmi, From spanish court to italian ghetto : Isaac Cardoso. A study in XVIIth marranism and jewish apologetics. Traduction française chez Fayard en 1987.

[4] Dans notre Moshé Narboni, Tubingen, JCB Mohr, 1986, pp 98-108 de la partie française . Abrabanel y critique durement les interprétations du Guide données par Moïse de Narbonne.

[5] Be-Sha’aré ha-qabbala shel rabbi Moshé Cordovéro. (La doctrine kabbalistique de Moïse Cordovéro) Jérualem, Mossade Bialik,

[6] Traduction française par Shmouel Ouziel aux éditions Verdier, collection Les Dix Paroles.

[7] Héséd le-Abraham, Sulzbach, 1685, IIe partie, § 27. Cité par Gershom Scholem in Le nom et les symboles de Dieu… p 133, note 51.

[8] A l’origine, c’est le Midrash rabba qui a évoqué cette doctrine mais sans lui donner cette connotation mystique qu’elle ne recevra qu’ultérieurement : Dieu, y lit-on, a choisi pour lieu de résidence un espace confiné entre les deux chérubins du temple.

[9] Voir Gershom Scholem, La création à partir du néant et l’auto contraction de Dieu in De la création du monde à Varsovie, Paris, Cerf, 1990, pp 31-59.

[10] Littéralement brisure des vases ou des récipients. Mais ces mêmes récipients peuvent être conçus comme des sefirot qui passent aussi, parfois, pour les instruments, les organes de la divinité.

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