Voici le discours que je dois (D- voulant) prononcer dans moins d’une heure au Palais Beauharnais, devant une assemblée d’amis et de diplomates, à l’occasion de la parution de ma biographie de Léo Baeck (Armand Colin, mai 2011)
Excellence, Monsieur l’Ambassadeur Schäfers,
Madame,
Monsieur le Directeur Général des éditions Armand Colin,
Mesdames, Messieurs
Chers Amis,
Permettez moi, je vous prie, de commencer par rendre un vibrant hommage à la générosité et à la noblesse d’âme de Monsieur l’Ambassadeur Reinhard SCHÄFERS qui a tout de suite accepté d’organiser dans sa résidence privée, le palais Beauharnais où nous nous trouvons, cette belle réception pour honorer la mémoire d’un grand citoyen allemand du XXe siècle, Léo Baeck, né à Lissa en 1873 et mort à Londres le 2 novembre 1956. Grâce à vous, Monsieur l’Ambassadeur, Léo Baeck se retrouve un peu chez lui, ramené à sa première adresse, à la fois politique et intellectuelle, l’Allemagne de la culture et de l’esprit (das geistige Deutschland).
En quelques phrases succinctes, je dois vous dire qu’avant 1992, date de la publication de ma traduction de L’essence du judaïsme, très peu de gens en France avaient entendu parler de cet homme. En 2002, j’eus la joie de publier la traduction d’un autre livre marquant de Léo Baeck, publié en 1938 par le Jüdischer Verlag de Berlin et dont les rares exemplaires parus furent immédiatement saisis par la Gestapo. Il s’agit de l’Evangile une source juive (en fait la traduction littérale du titre allemand donne : L’Evangile en tant que document de l’histoire religieuse du judaïsme.) Véritable bouteille à la mer, pathétique appel au secours demeuré sans réponse, Léo Baeck, conscient des nuages noirs qui obscurcissaient l’horizon de son Allemagne natale, y souhaitait ardemment un geste significatif de la solidarité judéo-chrétienne qui demeura, hélas, lettre morte
Voici le discours que je dois (D- voulant) prononcer dans moins d’une heure au Palais Beauhranais, devant une assemblée d’amis et de diplomates, à l’occasion de la parution de ma biographie de Léo Baeck (Armand Colin, mai 2011°
Excellence, Monsieur l’Ambassadeur Schäfers,
Madame,
Monsieur le Directeur Général des éditions Armand Colin,
Et en 2007, mon éminent ami, M. Jean-Christophe Tamisier, Directeur général des éditions Armand Colin, a bien voulu publier ma traduction de la dernière œuvre de Baeck, Ce peuple. L’existence juive (Dies Volk. Jüdische Existenz). Je dois à l’amitié de Jean-Christophe d’avoir pu faire paraître cette première biographie de Léo Baeck dans sa prestigieuse maison d’édition. Je salue deux de ses collaboratrices qui m’ont si bien secondé dans la préparation de ce livre, Corinne Ergasse et Elodie Royer.
Voici un résumé rapide de la carrière de cet homme hors du commun : enfin nommé à Berlin, deux ans avant le premier conflit mondial, après avoir exercé son magistère rabbinique à Oppeln et à Düsseldorf, Léo Baeck devint la personnalité la plus prestigieuse du judaïsme dans l’aire culturelle germanique. Sa thèse, soutenue à Berlin sous la direction du prestigieux professeur Wilhelm Dilthey, portait sur les Débuts de l’influence de Spinoza en Allemagne. Durant près de trois décennies, Léo Baeck fut un guide spirituel dévoué au service de ses ouailles. Alors que l’étau se resserrait tragiquement autour des juifs d’Allemagne, cet homme intègre et digne refusa de quitter son poste et d’abandonner à leur triste sort ceux dont il avait la charge. Alors que la guerre faisait rage, que l’extermination et son cortège de déportations atteignaient leur paroxysme , Léo Baeck demeura à son poste à Berlin où la police du régime épiait tous ses faits et gestes. Le 27 janvier 1943 sonna l’heure de la déportation vers le camp de concentration de Theresienstadt. Il y demeurera jusqu’en mai 1945 et il y perdit la quasi-totalité de ses frères et sœurs : la fratrie comptait 11 membres !
Un détail qui illustre la totale abnégation de Léo Baeck : lorsque des officiers des services de renseignements militaires américains vinrent le chercher pour le conduire à Londres via Paris, il refusa de quitter le camp de Theresienstadt sans se préoccuper du sort de ses co-détenus : les déportés atteints du typhus étaient reclus dans une autre partie du camp et menaçaient d’en sortir et de contaminer ainsi toute la population. Léo Baeck fit preuve d’un incroyable courage physique : il se rendit auprès d’eux et leur expliqua qu’il ne fallait pas compromettre la vie de toute la collectivité. Il leur tint le dicours suivant : avant la libération du camp, nous avions deux ennemis ; les SS et le typhus. Aujourd’hui, seul le typhus nous menace, ne lui permettez pas d’exterminer les survivants ! Emus par son courage et son altruisme, les malades du typhus le laissèrent repartir et restèrent confinés dans leurs cantonnements jusqu’à l’arrivée des unités médicales de l’armée rouge. Léo Baeck put enfin s’en aller, avec la conscience du devoir accompli. En allemand on dit nach getaner Pflicht…
Mais ne limitons pas la vie et l’œuvre de ce grand humaniste à des épisodes si horribles.
Certes, nous avons le devoir sacré d’évoquer ces événements tragiques dans la vie d’un homme qui connut cinq Allemagnes comme son contemporain plus jeune, Fritz Stern : l’Allemagne impériale de Guillaume II où il naquit, la République de Weimar où il débuta sa carrière de guide spirituel, l’Allemagne national-socialiste qui le déporta et décima sa communauté religieuse, et enfin la République Fédérale qui marqua un renouveau et une renaissance. Mais il y eut aussi la République Démocratique allemande… comme le rappelait Fritz Stern, lorsqu’il reçut le médaille Léo Baeck à New York en présence de M. Joshka Fischer .
Léo Baeck incarnait toute l’histoire juive de ce vingtième siècle qui fut, on vient de le voir, si éprouvant. Cet homme avait aussi incarné une forme inédite de courage. Il a eu le mérite de s’opposer au nazisme, non par la violence de la force armée mais par la résistance spirituelle qui a toujours été invaincue et demeure invincible. Il eut l’audace de porter la parole de Dieu dans un camp de concentration où il enseigna la Tora, donnant ainsi naissance au Midrash de Theresienstadt. Ceci permet de lui assigner une place d’honneur parmi les maîtres de la tradition juive, depuis l’époque talmudique jusqu’à nos jours. En moins de deux ans passés au camp, il donna plus de vingt cinq conférences pour ses compagnons d’infortune qui se pressaient par centaines dans l’obscurité et le froid pour boire ses paroles. Qu’il parla de l’historiographie grecque ou juive, de Maimonide, de Saint Thomas d’Aquin ou de maître Eckhart ou encore de la philosophie de l’histoire de Hegel, Baeck ne disposait d’aucune note ni d’aucun ouvrage pour y puiser sa science : tout provenait de sa prodigieuse mémoire… Certains survivants ont témoigné qu’il leur avait redonné espoir, déroulant devant eux les trésors spirituels et intellectuels de l’humanité dans un univers concentrationnaire si inhumain.
Le Docteur Alexander Huber de l’ambassade que je tiens à remercier très chaleureusement pour son aide précieuse dans l’organisation de cette réception, m’a prié d’inclure dans ce bref exposé une citation particulièrement marquante de Baeck lui-même. J’en ai trouvé une qui me paraît révélatrice à la fois d’un événement vécu par l’auteur,(en allemand Erlebnis) et d’un trait de son caractère : réfugié à Londres vers la fin du mois d’août 1945, il évoqua pour un journal londonien ses premières impressions à son arrivée dans le camp de Theresienstadt. De toute l’œuvre de Léo Baeck, cet extrait est probablement le plus poignant mais aussi le plus retenu et le plus sobre. Les Allemands utilisent généralement l’expression kalt und nüchtern et elle,s’applique ici aussi, car dans les lignes que je vais vous lire, nulle trace de haine ni d’esprit revanchard :
Quelle était la première impression ressentie par le déporté, à son arrivée dans le camp ? Lorsqu’il franchissait le portail de la forteresse, entre les bastions et les remparts, emporté par la marée humaine, il avait la sensation que les portes du destin s’étaient refermées sur lui, peut-être même à tout jamais. Il était incarcéré dans un espace militaire des plus exigus, prévu, à l’origine, pour trois mille personnes tout au plus, mais plus de quarante-cinq mille hommes y étaient souvent entassées dans des baraquements ou des casernes.. Lorsque le soleil brillait, les rues du camp étaient couvertes d’une épaisse poussière que les hauts murs retenaient prisonnière, et lorsqu’il pleuvait ou neigeait, une horrible couche de saleté semblait grossir de jour en jour. Et par dessus tout, il y avait cette invasion d’insectes de toutes sortes qui allaient et venaient de toutes les directions : une véritable armée d’insectes volant, rampant, bondissant qui se lançaient à l’assaut d’hommes assis, couchés, ou débout. En somme, des bestioles affamées qui s’en prenaient à des hommes mourant eux mêmes de faim C’était un combat perpétuel, une confrontation de chaque instant, des jours durant. Et dans un tel univers, l’individu était englouti par la masse. On se sentait prisonnier, encerclé par les détritus, la poussière, confiné dans un espace si réduit, victime de ces innombrables insectes qui vous ne laissaient jamais le moindre répit, tenaillé par la faim, une faim qui ne cessait jamais. Dans cet univers concentrationnaire, on n’avait pas un seul instant à soi. (Œuvres, volume VI, p 362s).
De cet homme on ne dira pas uniquement qu’il avait la foi chevillée au corps. Comme il l’écrivit lui-même, l’homme est le seul être qui espère et il espère tout au long de son existence terrestre. Dans toute son œuvre, vous ne trouverez pas une seule imprécation, une seule malédiction dirigée contre ses bourreaux et ceux de son peuple. A cette sérénité sans pareille, à cette véritable équanimité, Léo Baeck joignait une humilité et une modestie rares :
comblé de distinctions honorifiques, il s’est toujours humblement présenté comme un simple rabbin, Rabbiner Léo Baeck, ni président, ni grand rabbin, ni guide spirituel, ni même prédicateur, titre pourtant porté à Berlin par un contemporain aussi fin que Benno Jacob… Le titre rabbinique lui suffisait amplement et il sut s’en rendre digne jusqu’au bout. Du reste, il s’était choisi comme épitaphe, la phrase hébraïque suivante : mi-guéza’ rabbanim, issu d’une lignée rabbinique…
Il est resté fidèle à sa vocation jusqu’au bout. Jusqu’au bout, il a enseigné ce qui était pour lui la parole du Dieu vivant, guidé par quatre principes immuables le sens de l’histoire, la foi, l’éthique et l’espérance.
J’ai évoqué il y a un instant l’intérêt de Léo Baeck, fin lecteur des Evangiles, pour le christianisme. En dépit de toutes les déceptions éprouvées en raison de cette non assistance si criante durant la guerre, cette carence générale des prêtres et des pasteurs de son pays, Léo Baeck n’a jamais condamné le christianisme sans appel : il a, certes, stigmatisé l’attitude de Saint Paul, responsable, selon lui, de cette rupture brutale avec le judaïsme en raison de son antinomisme prononcé : pas de circoncision, pas d’interdits alimentaires, et un seul mot d’ordre, sola fide. Aux yeux de Paul, rien n’existe, rien ne compte, hormis la foi. Pour Léo Baeck, il existe deux types de foi, celle qui pétrifie et sclérose et celle qui, au contraire, féconde et fructifie. Cette théorie tient en une phrase lapidaire : pas de judaïsme sans tradition juive. C’est une réponse à Saint Paul qui entendait remplacer le judaïsme par la foi de Jésus tout en faisant table rase de la tradition juive de Jésus. Est-ce possible ? La réponse de Baeck est négative.
Aux yeux de Léo Baeck qui fut durant de longues années professeur d’homilétique à la Hochschule für die Wissenschaft des Judentums de Berlin, le genre littéraire et philosophique le plus authentiquement juif était le midrash avec ses allégories, ses récits paraboliques et sa grande proximité à la foi naïve mais profonde, à la religiosité non conceptualisée des gens simples. Baeck n’était pas fermé aux apports extérieurs, comme on a pu le voir dans les pages qui précédent, il a simplement voulu cerner le noyau originel de la pensée juive. Or, celle-ci évolue dans un double cadre, une tradition écrite et une tradition orale qui empêche la pétrification de la parole du Dieu vivant.
Quel est le plus grand mérite de Léo Baeck ? Celui d’avoir su préserver le legs spirituel et intellectuel du judaïsme allemand (das geistige Vermächtnis). Il en est le légataire testamentaire, celui qui l’a préservé de l’oubli.
Tournant le dos à l’historicisme d’une certaine science du judaïsme, il a écrit une nouvelle page du judaïsme d’Europe et d’Amérique.
C’est dans des circonstances extrêmes que se révèle l’homme : à Theresienstadt, il fut l’incarnation de la conscience morale et se conduisit suivant ses principes : avec humanité, sérénité et bienveillance. Pour reprendre la belle formule de l’historienne Selma Stern-Täubler, Léo Baeck fut le plus noble défenseur des juifs judeorum defensor nobilissimus.
Mesdames, Messieurs,
J’en viens à la fin de mon exposé. Comme tous les grands hommes, Léo Baeck n’a pas voulu injurier l’avenir et a salué avec courage et discernement le vote du Bundestag le 27 septembre 1951 sur les réparations dues par l’Allemagne. Il a accordé sa confiance à la jeune République Fédérale. Et l’histoire lui a donné raison puisque il y a tout juste quelques mois, Madame la Chancelière fédérale Angela Merkel a reçu à New York la médaille Léo Baeck. C’est dire combien ce grand homme est d’actualité !
Après l’adoption de la loi sur les réparations, Léo Baeck n’avait plus que cinq petites années à vivre au terme d’une existence bien remplie. En cette même année 1951, il déclara -je le cite verbatim- que ce vote inspire la confiance par sa volonté de réconciliation et son esprit humanitaire. Jusqu’à la fin, Léo Baeck croira aux idéaux de Humanität, si merveilleusement incarnés par Goethe et Schiller.
Mesdames, Messieurs, je vous remercie de votre attention. Si vous avez des questions, je suis disposé à y répondre.