AU SUJET DU RESPECT DÛ AUX MUSULMANS
LETTRE OUVERTE À MON AMI PASCAL DECAILLET
Cher Pascal,
J’ai lu avec l’intérêt que vous devinez aisément votre dernier article concernant le respect que nous devons tous aux Musulmans, et notamment à ceux de Suisse qui ont pu, des dernières années, se sentir mal aimés ou simplement l’objet de préjugés et de soupçons injustifiés quant à leur loyauté et à leur conne conduite citoyenne.
Si je vous envoie cette lettre ouverte, c’est pour deux raisons : d’abord parce que, tout comme vous, je trouve que les Musulmans d’Europe sont, dans leur écrasante majorité, animés par les mêmes sentiments que leurs concitoyens : participer, de la façon la plus honnête et la plus loyale au bonheur de la nation où ils ont choisi de vivre et où ils peuvent, sans contrainte aucune, vivre librement leur religion et pratiquer leur culte.
Je vous écris aussi, cher Pascal, parce que tout Genève qui vous suit dans vos émissions télévisées quotidiennes (Genève à chaud, etc) et lit vos articles et blogs (sur le support de la TDG), sait combien l’amitié qui nous lie est forte et pour s’en convaincre, , peut se reporter à toutes ces invitations que vous m’avez adressées pour réagir à des événements ou pour présenter mes livres.
C’est une marque d’amitié et de confiance à laquelle je suis très sensible et qui me touche sincèrement beaucoup.
AU SUJET DU RESPECT DÛ AUX MUSULMANS
LETTRE OUVERTE À MON AMI PASCAL DECAILLET
Vous avez eu l’amitié de citer mes ouvrages dans l’article auquel je me réfère, notamment mon intérêt, dans mes deux volumes intitulés Les Lumières de Cordoue à Berlin, pour Averroès, l’Ibn Rushd des Arabes, ses prédécesseurs et ses épigones, notamment chrétiens et judéo-hébraïques. Pour moi, en tant qu’homme (né dans un pays arabo-berbère, le Maroc, où je me trouvais hier encore pour un colloque dont je dirai un mot infra) il ne fait pas le moindre doute qu’un penseur aussi éminent qu’Averroès (1126-1198), le grand commentateur cordouan des œuvres d’Aristote, est l’un des pères spirituels de l’Europe à égalité avec Thomas d’Aquin, Albert le Grand, Maître Eckhart et Maimonide… Pourtant, il a fallu attendre un très long moment avant que cet auteur ne figurât au programme de l’agrégation de philosophie.
Il faut dire un mot, cher Pascal, de l’importance de cet homme dans le développement de l’identité culturelle de l’Europe. L’Europe, disait le philosophe Emmanuel Levinas, c’est la Bible plus les Grecs. Saisissante définition qui s’accorde avec ce que je dis d’Averroès : bien avant que ne le fassent les penseurs chrétiens de la Renaissance, le musulman Averroès, mort en 1198 à Marrakech, avait rédigé une excellent traité, dit Traité décisif, de son titre arabe, Fasl al-Maqal, traduit après la grande guerre par le recteur d’Alger Léon Gauthier et magistralement repris par mon collègue de Genève, Alain de Libéra. Le philosophe musulman fut le premier à élaborer convenablement une théorie des relations entre la philosophie et la religion. On peut, certes, épiloguer sur la manière de traduite le terme arabe hikma (sagesse, science, philosophie, par extension), mais le résultat est le même. Les averroïstes juifs ont traduit ce texte en hébreu et l’ont ainsi intégré à la culture universelle… Pourtant, et c’est un fait historique indéniable, Averroès ne fut pas suivi par sa communauté religieuse et n’eut de disciples que chez les juifs (Moïse Narbonne, Joseph ibn Caspi de Largentières ) et les chrétiens (Siger de Brabant). Cette remarque a le don d’exaspérer nos collègues musulmans qui dénoncent son usage parfois polémique, à savoir la pensée philosophique serait quasi impossible dans le cadre de la pensée arabo-musulmane. Et une telle assertion est absolument infondée.
Pour se faire une idée de l’importance de l’héritage d’Averroès au sein de la culture européenne, il convient de s’en référer à un important ouvrage du grand médiéviste Kurt Flash, intitulé Les sources arabes de la mystique rhénane.
Peut-être faudrait-il aussi signaler les mutations du monde chrétien qui s’aligna presque entièrement sur les doctrines thomistes, honnissant l’impiété d’Averroès au point que le pape Jean XXII considérait que l’assimilation des œuvres du docteur angélique était supérieure à la lecture des livres saints, tant l’auteur de la Summa contra gentiles avait absorbé, mieux que quiconque, les saintes doctrines de l’Eglise. Le tableau de l’église Santa Catarina de Pise résume bien le triomphe de Thomas d’Aquin. Cette peinture représente un Averroès barbu et enturbanné, gisant à terre, tel un vaincu, montré du doigt par l’un des théologiens qui voit en lui l’archi-hérétique.
Pourtant, Maître Eckhart ne voyait pas les choses ainsi : il voulait démontrer les vérités chrétiennes sur le monde et l’homme à l’aide d’arguments philosophiques. Et sans les théories d’Averroès, cela aurait été hors de sa portée.
Mais avant Averroès, l’islam philosophique, l’islam des Lumières, a connu au moins trois penseurs éminents qui ont laissé derrière eux une trace profonde dans la culture européenne : Abu Nasr al-Farabi, Ibn Badja et ibn Tufayl. Le premier est vraiment le fondateur de la noétique aristotélicienne en Islam, tandis que le second a élaboré une belle théorie des rapports entre l’homme bon et vertueux et la société viciée où il est parfois contraint de résider. Ibn Tufayl, quant à lui, a été le premier à faire une critique philosophique des traditions religieuses et de la Révélation monothéiste dans son Robinson Crusoé arabe, l’Epître de Hayy ibn Yaqzan.
Au vu de tout ce qui précède, cher Pascal, on ne comprend pas qu’il existe un problème entre l’identité musulmane et la culture européenne puisqu’un grand Musulman y a fait ses preuves et apporté sa contribution qui est loin d’être marginale . Pourquoi, contrairement aux juifs, certains Musulmans ne s’assimilent ils pas, tout en restant eux-mêmes, au même titre que d’autres ? C’est là tout le problème. Car l’Europe pourrait être une chance pour l’islam. Pourquoi ne pas la saisir ?
Je reviens d’un beau colloque initié par la Mowafaqa à Rabat : il s’agit d’un institut œcuménique de théologie, absolument unique en son genre, où des étudiants, provenant en majorité d’Afrique Noire, étudie le grec ancien, l’hébreu biblique, la langue arabe classique et d’autres sciences humaines. Il est dirigé par des protestants qui ont obtenu le droit d’y dispenser un enseignement de qualité, loin de toute prosélytisme et soucieux de servir la culture et l’éducation. Le directeur de cet Institut est le pasteur Bernard Coyault. Durant ce dernier week end, il a été inauguré officiellement en présence de hautes autorités du royaume marocain.
Le salut viendra peut-être de telles initiatives, cher Pascal, vous qui réclamez avec raison du respect pour les Musulmans de la Confédération. Il faudrait aussi que de leur côté les principaux intéressés fassent les pas nécessaires pour venir à la rencontre de notre continent et de sa culture. Je pense notamment au beau geste effectué par les Musulmans français qui se sont insurgés contre le traitement inhumain réservé par les fanatiques de l’Etat islamique aux chrétiens d’Orient.
Cette région du monde a été le témoin des tout premiers pas du christianisme dans ce bas monde. Il est donc inconcevable que cette zone devienne christenrein, vide de chrétiens. Comme le rappelait un père blanc d’Irak, c’est le christianisme primitif qui avait au début accueilli fraternellement l’islam sur ses terres…
Voici, cher Pascal, ce que je tenais à vous dire en vous renouvelant comme toujours mon amitié et en espérant que vos idées que je partage produiront l’effet bénéfique souhaité.
Maurice-Ruben HAYOUN
Le 22 septembre 2014