Où est l’intérêt bien compris de la Turquie ?
Les observateurs, même bien intentionnés à l’égard de ce grand pays se demandent avec insistance pendant combien de temps encore la Turquie pourra t elle mener une telle politique dont on ne discerne pas très bien les contours véritables ? On l’aura compris, la passivité étrange de l’armée par rapport à ce qui se passe dans la ville frontière de Kobané inquiète grandement les puissances occidentales.
Les Turcs surveillent ce qui se passe à leurs portes comme on surveille le lait sur le feu. Ils ont de graves problèmes avec les séparatistes kurdes du PKK et selon une logique bien rôdée les ennemis de nos ennemis sont nos amis : en clair, les combattants islamiques s’en prennent aux Kurdes qui sont contre nous les Turcs, eh bien, nous fermons les yeux sur leurs agissements puisque le PKK attaque nos troupes dans les montagnes, montent des attentats dans des villes turques, alors pourquoi voulez vous que nous les défendions ? Tel est, à peu de choses près, le raisonnement des Turcs. On peut les comprendre, mais c’est un raisonnement à courte vue et qui manque de profondeur.
Bien que la place de cette grande nation ottomane ne soit pas en Europe, ce que chacun sait sans jamais oser le dire clairement, ce pays est le seul allié musulman de l’Occident au sein de l’OTAN et à ce titre nous devons l’aider et coopérer avec lui. Cette nation comprend un fort pourcentage de Kurdes qui se sentent aussi turcs mais qui réclament légitimement des droits spécifiques car ils se veulent une minorité respectée. Il faudrait donc revoir les rapports entre les différentes composantes de cette grande nation, repenser même la vie nationale, donner une certaine autonomie à des régions peuplées majoritairement de kurdes, bref détendre les relations et ne plus réprimer aveuglément certaines velléités autonomistes.
A cela les autorités turques répondent avec raison que renforcer les kurdes reviendrait à se préparer des lendemains douloureux : si on aide les Kurdes militairement à Kobané, où s’arrêteront-ils ? Est ce que cela ne va pas leur monter à la tête ? Ne vont ils pas tenter d’aller plus loin, en exigeant purement simplement une indépendance et un Etat à part ? C’est un risque, c’est incontestable.
Ce sont ces craintes qui expliquent partiellement l’attitude du gouvernement d’Ankara et la passivité de l’armée qui assiste, l’arme au pied, aux assauts islamistes contre Kobané, à quelques milliers de mètres de la frontière.
Il n’est pas vraiment permis à des mortels de faire de vastes projets sur l’avenir. Qui sait à quoi ressemblera cette région mouvementée dans vingt ou trente ans ? Les révolutions technologiques qui se préparent ruineront tous nos systèmes de défense actuels… Les autonomies des minorités iront de soi : c’est pourquoi la Turquie actuelle devrait se moderniser aussi sur un plan institutionnel. Beaucoup d’eau coulera sous les ponts du Bosphore avant que les Kurdes ne puissent s’organiser en un Etat libre et indépendant. Il est vrai que ce peuple est le grand oublié du traité de Versailles, mais il peut encore, par des moyens pacifiques, se faire entendre.
Il y a une présence kurde dans plusieurs pays limitrophes de la Turquie : la Syrie, l’Irak et même l’Iran. On voit mal ces différents pays desserrer l’étau en même temps. Seul le Kurdistan irakien jouit aujourd’hui d’une autonomie digne de ce nom…
En fin de compte, le régime turc devrait modifier son approche des choses. Il devrait comprendre que son intérêt bien compris n’est pas d’aider (directement ou indirectement) les forces de l’Etat Islamique, mais de prendre langue avec les organisation kurdes démocratiques et modérées. Pour rebâtir une nouvelle grande Turquie, en paix avec tous ses voisins et avec elle-même.
Maurice-Ruben HAYOUN