La philosophie peut-elle contribuer à désamorcer les conflits armés? Vers une résurrection de la symbiose philosophique judéo-arabe … Telle fut la question qu’un petit colloque a tenté de traiter récemment à Tel Aviv avec le concours de France-Culture et de l’Institut français d’Israël. On ne peut pas dissimiler son étonnement, voire son désarroi quand on réalise que le conflit opposant les Juifs et les Arabes, et tout particulièrement les Israéliens et les Palestiniens, perdure depuis des décennies, voire des siècles, alors que ces deux partis partagent tant de choses en commun. Je ne parle pas uniquement d’aujourd’hui, de l’histoire récente depuis la création de l’Etat d’Israël en 1948, mais de profondeur historique.
La philosophie peut-elle contribuer à désamrocer les conflits armés? Je vais tenter de faire ressortir les points les plus saillants de ces valeurs communes, de ces sources communes, et aussi de cet héritage commun. Commençons par la littérature biblique, et notamment par le livre de la Genèse qui relate du chapitre 12 au chapitre 25 la grande saga abrahamique. Arrêtons nous un instant sur l’épisode de la servante égyptienne de la matriarche Sarah, Agar qui donna au patriarche Abraham un fils Ismaël, réputé être l’ancêtre des arabo-musulmans. Certes, l’historiographie biblique est ce qu’elle est, nous n’y pouvons rien, mais dans le problème qui nous occupe, on n’assiste pas à la négation de cette fraternité entre Isaac et son frère aîné Ismaël qui est très bien traité par le texte : l’ange du ciel va jusqu’à rassurer sa mère en lui promettant un grand avenir pour son fils. On peut donc dire que cette filiation abrahamique unissant Juifs et Arabo-musulmans dans un même espace culturel et spirituel, les tribus sémitiques, est un bon départ. On ne va pas donner ici un tableau idyllique de cette relation, jalonnée, hélas, de tant d’occasions manquées, mais comme nous parlons de populations d’origine sémitique (et un pape célèbre avait jadis lancé que nous sommes tous des Sémites spirituellement puisque Jésus lui-même en a fait partie) il faut rappeler que les langues hébraïque et arabe sont des langues sœur. Avec l’araméen, la langue du Christ, elles constituent un trio inséparable où les similitudes et les correspondances, tant vocaliques que consonantiques, sont légion. Le manque d’espace m’empêche de donner ici des exemples : celui qui sait un peu d’hébreu ou un peu d’arabe, peut comprendre une des deux langues à partir de l’autre, celle qu’il parle et maîtrise… Selon les linguistes, ces deux langues font partie du groupe nord-sémitique : l’hébreu dispose d’environ mille cinq cents racines en propre, c’es-à-dire non dérivées, alors que l’arabe en compte plus de trois mille cinq cents… Malgré cette grande proximité linguistique, le conflit entre Israéliens et Palestiniens n’a pratiquement jamais baissé d’intensité. Il connaît même, à intervalles réguliers, des regains de violence absolument inacceptables. Deux peuples voisins, partageant des frontières communes, et ne parvenant pas à s’entendre… En fut il toujours ainsi ? Non point, il suffit de scruter la période médiévale qui vit l’émergence d’une véritable symbiose philosophique judéo-arabe où les élites juives furent, au début, un peu mieux traités qu’au sein d’une chrétienté persécutrice des «ennemis du Christ»… Mais tout est relatif, il faut se garder de tout peindre en rose. Apparu vers le milieu du VIIe siècle, l’islam s’est vite retrouvé à la tête d’immenses territoires allant des confins de l’Irak et de l’Arabie à l’Afrique du nord. Ayant vaincu ses adversaires sur le champ de bataille, ce même islam eut plus de difficultés à repousser ses adversaires doctrinaux, en l’occurrence, l’hellénisme tardif, le christianisme et le judaïsme qui durent s’accommoder d’un nouveau-venu jugé quelque peu encombrant. Les déclarations apocryphes prêtées au calife Omar au sujet de l’incendie de la belle bibliothèque d’Alexandrie ne résistent pas à la critique ni même au simple examen ; l’homme aurait scellé le sort de ce lieu de culture en ces termes : si ces livres disent le contraire de ce que dit le Coran, il faut les brûler, et si ils disent la même chose, ils sont donc inutiles et il faut aussi les brûler… En réalité, avec l’aide de moines nestoriens, maîtrisant à la fois le grec et l’arabe, des traducteurs se mirent au travail pour constituer un immense legs intellectuel gréco-arabe qui, par la suite, irriguera partiellement l’Europe chrétienne, laquelle, il faut le dire, eut accès à cet héritage hellénique par d’autres voies.. Ainsi naquit la falsafa, ainsi prirent naissance des penseurs d’origine musulmane , les falasifa qui se firent les représentant arabes ou persans de la pensée grecque. Or, c’est grâce à cet essor intellectuel et religieux que les Juifs, résidant en pays musulman, purent s’approprier toute cette culture et donner naissance à des produits aussi célèbres que Moïse Maimonide dont le patronyme arabe (mais non musulman comme certains ont voulu le faire croire) parle de lui-même : Moussa ben Abdallah ibn Maimoun al-kourdobi al israïli ! Sans sa double culture, juive et arabe, sans sa parfaite connaissance de la langue arabe, dans laquelle il rédigea d’ailleurs son œuvre majeure, le Guide des égarés (Dalalat al-Hayyirin), cet éminent penseur, natif de Cordoue en 1138 et mort à Fostat (Le Caire) en 1204, n’aurait jamais écrit l’œuvre qui est la sienne. C’est bien lui, qui s’appuyant sur sa culture judéo-arabo-grecque, a jeté les fondements d’un rapprochement entre la philosophie et la religion, la raison et la révélation. Mais il ne fut pas le seul, ses prédécesseurs, comme Abraham ibn Daoud ou même Juda Halévi, l’auteur du Cusari) avaient ouvert la voie. Maimonide avait accès aux sources arabes directement mais ce ne fut plus le cas pour ses successeurs qui recoururent à des traductions. Et ceci constitue un aspect majeur qui rend encore plus incompréhensible cette hostilité pluriséculaire entre ces deux descendants d’Abraham. Les Juifs ont traduit pour eux-mêmes et pour l’Occident chrétien la plupart des commentateurs arabes de Platon et d’Aristote : al-Farabi, ibn Badja, Avicenne, ibn Tufayl (le représentant de l’islam libéral au Moyen Age) et surtout le grand Averroès dont l’influence se prolongea des siècles durant en milieu juif, alors qu’il n’eut pas d’héritier dans sa propre communauté religieuse où on lui reprochait sa hardiesse philosophique concernant l’origine du monde et la science divine ainsi que la vie dans l’au-delà et le dogme de la résurrection. Peu avant Maimonide, il y eut ce Juda Halévi, fin lettré mais adversaire de la philosophie dont il dénonçait les dérives ; son Cusari, qui relate la conversion théâtrale d’un roi chasare au judaïsme, fut rédigé en langue arabe avant d’être traduit en hébreu, après la ré-hébraïsation de la philosophie juive. On le compare souvent à son alter ego musulman, le théologien mystique Abuhamid Al-Ghazali, mort en 1111, après avoir écrit deux pamphlets antiphilosophiques (Les intentions des philosophes et la Destruction des philosophes) Cet effort exégétique mené en commun a constitué une véritable symbiose philosophique judéo-arabe. On a même parlé d’un âge d’or dont Maimonide serait le plus beau fleuron… Mais voilà, il y a aussi un bémol : le grand Maimonide, lui-même, a dû, à deux reprises, quitter sa ville natale Cordoue et ensuite la ville de Fès, car la secte fanatique des Almohades y menaçait l’intégrité philosophique et religieuse de ses coreligionnaires. Et même en Egypte où il trouva refuge et devint le médecin du palais on tenta de le discréditer sous la fausse accusation d’apostasie… Mais le legs spirituel et intellectuel demeure. Il perdure, mais de manière résiduelle. On peut espérer ressusciter cet héritage, le rendre bien vivant et surtout accessible à ceux qui ne se nourrissent que de haine et de violence et prêchent une culture de mort, matin, midi et soir. Au fil des siècles, l’héritage de ce penseur religieux du Moyen Age, Juda Halévi, a pu atteindre un philosophe juif typiquement allemand, Franz Rosenzweig, mort à Francfort sur le Main en 1929. Ce grand philosophe, originellement hégelien, a rendu hommage à son illustre devancier en traduisant en allemand plusieurs dizaines de ses hymnes. Du XIIe siècle au début du XXe, l’héritage a perduré, triomphant de tous les obstacles. Oui, la philosophie peut contribuer à désamorcer des conflits armés. Surtout quand on partage un tel héritage en commun.