Au bout du monde, au Béréchit de Mizpé Ramon (Néguev)
Tout le monde en parle et il figure dans la liste des hôtels les plus beaux et les plus insolites au monde : le Béréchit de Mizpé Ramon. Pourquoi Béréchit qui est le premier terme de la Bible hébraïque (in principio en latin) ? Parce que l’hôtel, si original et si inimitable est quasiment bâti sur un cratère préhistorique et depuis le balcon de chaque suite (avec piscine privée) vous pouvez contempler le désert. Je dis bien le désert sans aucune addition de la main de l’homme.
On me dit que c’est un observatoire sans égal, c’est en tout cas le sens du terme hébraïque pour désigner un point d’observation ou de vue. Mais pour Ramon on croit savoir mais je n’en suis pas certain, que ce serait une déformation de l’hébreu romaï pour romain car les légions romaines, du temps de leur domination en terre d’Israël, avaient construit une route jusqu’à cet endroit. D’où l’appellation ramon.
Quand vous êtes arrivés dans cette huitième merveille du monde, vous avez du mal à trouver l’ouverture, l’entrée principale. En fin de compte, vous vous engagez dans une allée carrossable qui vous conduit vers un bâtiment principal aux pierres apparentes et tout autour vous distinguez une noria de voiturettes électriques conduites par des jeunes gens d’une affabilité extrême surtout pour un pays comme Israël où l’idée même de service ou de servir n’est pas encore totalement entrée dans les mœurs.
On roule au pas et c’est heureux car à moins de dix mètres je n’en crois pas mes yeux : cinq ou six bouquetins broutent les maigres arbustes avant de se tourner vers l’eau des piscines individuelles des suites en rez de jardin.
Pour rejoindre sa chambre (une vaste chambre à coucher, une grande salle de bains avec douche et baignoire) et un beau balcon dominant le désert, une voiturette électrique se tient à votre disposition ; il en sera de même quand vous serez prêt à rejoindre la belle salle à manger pour le dîner.
Chaque suite dispose d’un escalier en bois et quand vous entrez dans la chambre les pierres du lieu sont apparentes, elles sont liées les unes aux autres par une espèce de mortier qu’aucune truelle n’a tenté d’uniformiser. L e dépaysement est total ; j’ai envie de dire : un très bel hôtel au milieu de nulle part. Un joyau aux vifs éclats et auquel le désert sert d’écrin..
Mais ce n’est rien par rapport à ce que vous allez ressentir le lendemain matin après une nuit de sommeil réparateur, car il ne faut pas oublier qu’il faut presque trois heures de route depuis Tel Aviv pour arriver dans ce lieu charismatique. Et trois heures de toute en Israël, ce n’est pas comme l’autoroute pour aller en Normandie !
Le matin venu, je me précipite pour tirer le lourd rideau qui bouche la vue et là c’est la révélation : un immense cratère au bord de l’hôtel, un désert à perte de vue, sans que la main de l’homme y ait changé quoi que ce soit. Seigneur Dieu, quelle vue ! Je lirai plus tard que ce cataclysme ayant entraîné ce cratère de plusieurs km de long et de large, remonte à quelques millions d’années et qu’il constitue une source infinie d’informations aux géologues et aux cosmognistes (si tant est que le mot existe).
Je prends place sur le balcon avant même de me raser. Et je reste là, cloué à ma chaise, vissé sur place. Des idées me reviennent à l’esprit ; je pense à Renan et à ses pages immortelles lors de sa visite en Orient, au Liban et ailleurs dans la région. Je pense à sa phrase inoubliable selon laquelle le désert ne peut être que monothéiste.
Il y a un contraste que les concepteurs de cet hôtel de luxe ont voulu maintenir et développer : un contraste entre le raffinement ouvragé de l’hôtel et la nudité, j’ai envie de dire la crudité de cette nature morte et pourtant bien là et bien vivante qui nourrit ma réflexion comme elle a nourri celle de Renan et de tant d’autres, avant et après lui.
Les chapitres de la Genèse (Béréchit) nous parlent des pérégrinations du patriarche Abraham et de son petit fils Jacob : des étendues désertiques, la nécessité de trouver des pâturages pour les troupeaux, des points d’eau pour que les bêtes ne meurent pas de soif, les querelles entre les bergers des différentes tribu… Er c’est ainsi que Moïse en personne trouve le chemin du cœur de Sephora, la fille de Jethro, le prêtre de Madian. Fort et courageux, il se met entre les jeunes bergères et leurs tourmenteurs, et celles-ci, ravies de cette aide providentielle, l’invitent dans la maison de leur père. On connaît la suite.
Quand vous scrutez de votre balcon ces blocs de pierre, fracassés par le froid nocturne et surchauffés par la température diurne, vous ne manquerez pas de vous interroger sur la fugacité de la vie humaine.
Un Psaume, récité par les Lévites au temple de Jérusalem, évoque la brièveté de la vie humaine, sa précarité et sa fragilité : les jours de nos années se montent à soixante=dix années, et pour les plus vigoureux parmi nous à quatre-vingts… Et ces pierres à nos pieds étaient déjà et le seront encore lorsqu’aucun souvenir de notre passage sur cette terre ne subsistera.
Le bulletin d’information de la télévision israélienne m’arrache à mes pensées maussades : à Jérusalem, mais aussi dans le nord du pays, on se demande si l’on vit une nouvelle intifada avec toutes ces agressions au couteau qui blessent, mutilent et tuent. Et les réactions de Tsahal qui s’adaptent à la gravité de la situation.
Troublé par ce que j’ai entendu dire par la télé, je reviens à mon poste d’observation et je me dis ceci : si ces pierres pouvaient parler, que diraient elles, elles qui en ont vu d’autres ? Probablement que la folie de certains hommes n’a pas évolué, en tout cas pas dans le bon sens.
Au moment où nous quittons la chambre pour aller dîner, un vent froid et piquant nous assaille et je me souviens alors de ce vers de Charles Baudelaire qui évoquait la dureté des hommes : Le cœur des villes change plus vite que le cœur des hommes
Maurice-Ruben HAYOUN in Tribune de Genève du 12 octobre