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Emmanuel Levinas, critique du judaïsme de son temps

Emmanuel Lévinas, critique du judaïsme de son temps.

L’auteur de Totalité et infini (1961) le grand philosophe français Emmanuel Levinas, ne jugea pas inférieur à sa dignité professorale de rédiger un essai provocateur intitulé Comment le judaïsme est-il possible ? , publié dans la revue L’Arche en 1959. Quand on analyse en profondeur cet article qui passa presque inaperçu à l’époque, on se rend compte qu’il équivaut à un véritable projet de réforme, de fond en comble, du système éducatif juif de l’époque. Et l’on s’aperçoit aussi que Levinas, qui fut l’un des tout premiers lecteurs de Franz Rosenzweig et son introducteur dans notre pays, avait également fait son profit d’une texte sur la réforme de l’éducation juive en Allemagne, adressé par l’auteur de L’Etoile de la rédemption (1921) sous la forme d’une lettre ouverte au coryphée de la science du judaïsme de l’époque, Hermann Cohen, le philosophe néo-kantien de Marbourg, quelques mois avant sa mort en 1918. Certes, Levinas n’a pas repris les détails de la réforme préconisée par Rosenzweig car ceux-ci étaient adaptés au système scolaire allemand, mais il en a repris l’esprit et les grandes lignes. Ce qui frappe aussi, au premier coup d’œil, c’est que ni l’ penseur français ni son maître allemand n’étaient des rabbins, mais des Juifs fervents, viscéralement attachés à la survie et à l’avenir radieux de leur tradition religieuse.

Emmanuel Lévinas, critique du judaïsme de son temps.

 

Levinas commence par dire sa satisfaction de voir clairement exposée l’idée sur laquelle repose la conscience juive en France. Dès les premières lignes, il souligne la différence entre la nation et la religion, l’universel et le particulier, la vie publique et la vie privée. La laïcité assure nos droits de citoyen, écrit-il, toutefois il convient de donner à cette formule un contenu meilleur et plus substantiel . Le philosophe constate que la part a été inégale entre l’énergie spirituelle juive qui s’est investie dans toutes les formes de la nation française et celle qui alla à l’intimité, c’est-à-dire du soin apporté à son propre jardin. On sent là l’idée récurrente de Levinas selon lequel l’identité juive authentique fut troquée, vers 1800, contre le plat de lentilles de la culture européenne.. Levinas admet toutefois que la vie de citoyen fut le plus grand événement de notre histoire moderne. Mais il écrit ceci : ces descendants de prophètes se révélèrent décidément peu doués pour la vie intérieure… En effet, les Juifs brillent partout dans tous les secteurs de l’activité intellectuelle mais la Synagogue perd en influence malgré tous ces noms devenus célèbres, évoqués avec fierté. : les pratiques se perdent et les Juifs se sentent de plus en plus étrangers à leurs synagogues.. Levinas qui a le sens de la formule écrit littéralement : la mécréance des fidèles infidèles. Mais pour quelle raison, les œuvres,  les institutions, les écoles et les assemblées juives manquent-elles de brillant, d’horizon et se démodent dès le lendemain de leur inauguration ? Les Juifs ont l’impression que les vraies choses, les grands événements, les vraies choses se situent au-dehors.

On rapporta même à Levinas l’horrible propos d’un éminent dirigeant communautaire : Tout ce qui est juif est disgracieux. Alors pourquoi donc cette disgrâce ? Levinas pense pouvoir l’expliquer par cet archaïsme qui voit dans la religion une relation exclusivement liturgique à Dieu. L’intériorité d’Israël, poursuit-il, appelée à un grand destin, s’est retrouvée confinée dans les quatre coudées d’une maison de prières.. Il en découla une réduction générale des institutions juives : les rabbins, jadis esprits profonds et féconds, devinrent des serviteurs du culte, les savants et les penseurs font désormais figure d’ecclésiastiques, et les écoles évoluent vers des séminaires rabbiniques.

Communauté privée au sein de la nation, le judaïsme a transformé en affaire privatissime (sic) sa vie spirituelle. Elle échut, dit Levinas, aux spécialistes du spirituel. Une telle démarche ne se contente pas de faire du judaïsme un musée, un fossile, mais en trahit l’essence profonde. Levinas ne veut pas passer pour un ennemi du culte synagogal et il précise que critiquer la pensée qui voit dans le culte la suprême expression de la vie religieuse, ne signifie pas s’opposer au culte. Car la Synagogue sans fondement ne saurait subsister. Il faut rechercher les conditions de sa possibilité ; un fait est certain : réduite à elle-même, sous les tempêtes des temps modernes, la Synagogue vide les synagogues.

Nous sommes, dit Levinas, désavantagés face à un christianisme omniprésent même dans un Etat laïque ; le judaïsme n’ose pas se montrer au-dehors car il craint de rompre ce pacte scellé avec l’Emancipation : se montrer, se manifester bruyamment, c’est commettre une impardonnable indiscrétion.. Dans tous les interstices de la vie sociale, le christianisme s’est niché. : la cité laïque a incorporé dans sa substance sécularisée les formes de vie catholique : elles y baignent comme dans la lymphe. Sans que l’on soit fondé à le leur reprocher, les églises s’intègrent naturellement dans le paysage.. L’imprégnation chrétienne est telle que l’on ne pense pas à cette atmosphère chrétienne comme on ne pense pas à l’air qu’on respire ! C’est exactement l’image utilisée par Rosenzweig lors d’un échange épistolier avec sa mère, à l’annonce de la conversion d’un de ses cousins qui suscita l’indignation de ses parents.. Tout ce qui nous entoure est d’imprégnation chrétienne, c’est ainsi, même la langue, dira Rosenzweig, qui est sursaturée de concepts chrétiens.

Levinas, lui, se contente de citer de grands auteurs comme Fénelon, Pascal, Bossuet et Racine qui ne sont pas de simples modèles de style pour la jeunesse ; il font partie d’une culture classique chrétienne qui se dit laïque. Comme Rosenzweig, Levinas souligne que c’est la culture chrétienne, répandue partout, qui fait la force du christianisme et non point les pieux sermons ou le journal paroissial. Et le philosophe juif de conclure : nous sommes seuls dans le monde à désirer une religion sans culture.. Ce n’est pas le curé de l’église voisine qui a converti nos enfants et nos frères, c’est Pascal, c’est Bossuet, c’est Racine : ils sont les vrais bâtisseurs des cathédrales de Chartes et d’ailleurs. Levinas fait le procès de l’assimilation galopante : il ne fallait pas laisser nos enfants seuls avec eux.

Le judaïsme, conçu comme Synagogue, se réduit à une abstraite confession… On n’est relié à elle que par d’émouvants souvenirs de famille, des mélodies populaires et des recettes culinaires. La religion s’est réduite, confinée à l’espace privé. ; Levinas ne pense pas que le culte, en soi, serait dépassé, mais, dit-il , avec ce sens de la formule : jalousement privé, il respire en serre chaude.. Il ne prolonge aucune énergie vitale ni ne se prolonge dans la vie. Ici aussi, cette mise en avant de la vie et de la vitalité se trouve déjà dans le fameux texte de 1917, adressé par Rosenzweig à Hermann Cohen qu’il considérait comme son mentor spirituel. Même les églises sont conscientes du rabougrissement et des limites strictes qu’une telle attitude impose à la foi. Laquelle doit suivre la règle de son épanouissement et de son expansion naturelles. Le judaïsme a lui aussi besoin de vivre à l’air libre.

Il ne faut pas limiter sa foi juive à la seule journée de kippour, au moment de la prière pour les morts, mais elle vaut pour tous les jours et concerne des êtres vivants. Souvenons nous de l’ampleur d’un Dieu que quatre murs ne parviendront pas à contenir. Le discrédit actuel de la religion ne tient pas à la dévaluation du divin mais à sa domestication; on n’a pas vécu dangereusement pendant vingt siècles comme juif et comme marrane pour aboutir à de belles cérémonies

Que veut dire un homme en affirmant ceci : Je suis juif ! Et la plupart du temps, il se croit obligé d’ajouter, je ne suis pas croyant ni observant, dès qu’il sent peser sur lui un regard scrutateur, voire inquisiteur ! Certes, depuis la création de l’Etat d’Israël il peut se raccrocher à quelque chose d’autre et donner un contenu palpable à sa déclaration d’appartenance sinon d’identité.

Alors, dans de telles conditions, le judaïsme est-il possible ? Levinas énonce trois faits qui lui semblent nouveaux et qui structurent l’identité juive contemporaine : a) l’Etat d’Israël, b) le développement des mouvements de jeunesse, c) le renouveau des études juives. Ces trois facteurs poursuivent désormais un but : la maison de prières doit déboucher sur le monde, elle ne doit pas rester confinée dans son espace réduit.

Comme Rosenzweig qui rentrait dans les détails en 1917, Levinas signale quarante ans plus tard, que le restaurant universitaire cacher du quartier latin attire de plus en plus de monde.. Lyrique, il s’écrie : face aux bâtisseurs de cathédrales, les maîtres de la tradition juive ont creusé des textes qui en font des bâtisseurs du temps (Abraham Heschel). Il faut, dit Levinas, faire remonter à la clarté de l’intelligence moderne, les cathédrales englouties dans les textes !

Comme Rosenzweig en son temps, Levinas souligne que seule la connaissance, l’étude, peuvent encore nous sauver de la disparition. Le judaïsme ne survivra que s’il est connu et propagé par des laïques.

Dans la dernière partie de son texte, Levinas expose ses idées de réforme du système éducatif juif. : il faut des écoles de qualité avec des enseignants de haut niveau et qui ne préparent pas qu’à des fonctions ecclésiastiques.. La méthode d’enseignement doit être aussi éloignée de l’apologétique que de la critique moderne des traditions religieuses. Levinas risque de nouveau une métaphore suggestive : des textes enseignants et non pas des reliques ni des alluvions du passé .

La nouvelle école prônée par Levinas ne doit pas être isolée, elle doit rayonner sur un environnement apte à profiter de son apport bienfaisant. Elle doit attirer les meilleurs élèves, faire en sorte qu’on la préfère à l’école publique. Elle doit être un centre d’excellence. Levinas qui fut pendant au moins trois décennies directeur d’en établissement d’enseignement secondaire, ajoute ironiquement au sujet de la France : nous sommes au pays des concours

On voit que Levinas suit presque pas à pas les directives données par Rosenzweig dans son article de 1917, si souvent cité ici; il faut recruter des maîtres qui joignent à leurs connaissances hébraïques une solide culture générale. L’enseignement doit être de qualité. Un autre indice pointe aussi dans cette direction : il s’agit du pluralisme des tendances ( orthodoxe, ultra-orthodoxe, conservative et libéral ou réformé) Rosenzweig en avait parlé lui aussi. Levinas a cette phrase : le pluralisme des tendances n’exclut pas l’unité de l’institution où elles pourraient se grouper. Ainsi, sera formée la future élite juive de la société française.

Levinas n’oublie pas les établissements talmudiques traditionnels, les yeshivot, qui doivent être intégrées à l’ensemble. Enfin, il faudra créer autour de ces établissements un vivier d’intellectuels qui exerceront sur les uns et les autres une influence bénéfique.

Et même le cas de la Province est examiné : puisque on ne pourra pas implanter des écoles juives partout, la jeunesse qui réside hors de Paris sera catéchisée les jours de repos hebdomadaire : le dimanche et le jeudi. Levinas va jusqu’à écrire que le seul fait de se réunir revêt pour la jeunesse juive un acte de valeur éducative.

Pour conclure son propos tout en nous indiquant ses idées sur l’essence du judaïsme, Levinas, fidèle à ses habitudes, cite un passage célèbre tiré du talmud. Il s’agit du païen qui demande au vénérable Hillel de contracter la formule la plus succincte de l’essence du judaïsme : pour éviter les longueurs, il lui dit que cela ne doit pas excéder le temps passé sur un seul pied. Le vénérable maître ne se laisse pas impressionner et répond par l’interprétation talmudique du fameux verset du Lévitique (tu aimeras ton prochain comme toi-même ) : ce que tu ne veux pas qu’on te fasse, ne le fais pas à ton prochain ! C’est toute la Tora ! Va étudier.

Levinas donne, pour finir, un exemple de sa virtuosité exégétique en offrant une interprétation actualisante d’un verset du Psaume 2 : servez Dieu avec joie et réjouissez vous en tremblant… C’est hautement paradoxal.

Pourquoi doit-on trembler ? Et qui donc doit trembler ? Israël et les nations ou ces dernières toutes seules ? Levinas nous donne son interprétation personnelle qui s’inspire des graves événements politiques qui affectaient l’Europe du rideau de fer :

Le tremblement n’est pas une simple peur, ni même l’angoisse… c’est quand les assises du monde s’ébranlent, quand l’identité des choses, des idées et des êtres se trouve brusquement altérée, lorsque A n’est plus A,… lorsque Monsieur A n’est plus Monsieur A, lorsque Monsieur B n’est plus Monsieur B, mais un traitre et une vipère lubrique, en attendant que Monsieur K ne soit plus Monsieur K ; le tremblement, c’est quand le journal qu’on achète vous achète, lorsque la parole que vous entendez ne signifie plus ce qu’elle signifie, lorsque le mensonge qui se dénonce ment en se dénonçant sans que la négation de la négation devienne une affirmation. Le tremblement, c’est tout le monde des deux côtés du rideau de fer, lorsqu’on le voit sans rideaux et sans volets ; le tremblement, c’est aussi c’est aussi quand on hésite à juger parce que -suprême tremblement- par ma bouche peut parler un inconnu qui m’a séduit ou m’a acheté…

Et le judaïsme dans tout cela, dans cette description apocalyptique ? Il nous promet, dit Levinas, une joie dans la possession de soi dans le tremblement universel, une lueur d’éternité à travers la corruption. Faut-il croire ? La signature est bonne, dit Levinas.

Maurice-Ruben HAYOUN

 

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