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Hommage à Malek Chebel, l'ami trop tôt disparu

 

Me trouvant à l’étranger pour une tournée de conférences, j’apprends par une brève, diffusée par BFM TV la disparition de mon ami Malek à l’âge de 63 ans. Je n’aime pas sacrifier à ce genre d’exercice, surtout depuis la survenue d’attentats à Paris, à Saint-Denis et à Nice. Toutes ces commémorations, tous ces hommages à nos compatriotes disparus sont indispensables, mais génèrent une atmosphère de deuil permanent. Et pourtant, sans douter le moins du monde de cette nécessité de rendre hommage, on souhaite la rapide arrivée d’événements heureux, réjouissants, voire vivifiants.

Pour Malek, aujourd’hui disparu, c’est un hommage amical, respectueux de l’homme et de son œuvre dans de multiples domaines que je souhaite lui rendre.

En lui, la communauté franco-musulmane perd un de ses meilleurs fils et représentants, attaché à sa culture religieuse autant qu’aux valeurs républicaines, c’est-à-dire en termes clairs, ne plaçant jamais au premier plan de son action d’autres valeurs, notamment religieuses. Ce n’était pas très difficile pour lui qui avait entrepris une œuvre de mise à portée, de rapprochement et d’explication, notamment par ses traductions, ses interviews à la radio et à la télévision au cours desquelles il a toujours donné l’avantage à un islam modéré et respectueux des convictions et engagements d’autrui.

J’ai souvenance d’au moins deux colloques auxquels nous avions participé, aux côtés d’autres personnalités. Le premier eut lieu dans la salle des fêtes de la mairie de Levallois et le second à Bordeaux. Nous nous croisions aussi lors de salons du livre en différents endroits

A Levallois, nous venions de nous rencontrer, ce fut la première rencontre et nous eûmes à confronter nos idées sur le dialogue interreligieux. Il y avait aussi un évêque dont le nom m’échappe… La question qui se posa en tout premier lieu portait sur l’ordre d’intervention. Malek eut quelques difficulté à accepter d’intervenir le dernier, l’islam étant le dernier représentant du monothéisme et cette postériorité temporelle n’avait rien d’ontologique ! En fin de compte, il accepta mais cela déclencha une petite opposition entre nous deux. En revanche, sur les questions de fond, notamment le respect absolu des règles de la laïcité, Malek développa un point de vue assez subtil, apparemment modéré mais assez tranché intérieurement. C’est que le musulman de base n’est pas toujours enclin à accepter dans sa vie quotidienne l’approche des intellectuels de sa propre communauté. Et Malek ne concevait pas son action comme une retraite dans une tour d’ivoire. Il fallait  comprendre mais aussi faire comprendre à la majorité silencieuse, faute de quoi on tenait un solipsisme…

La seconde rencontre fut plus longue, tout un week end à Bordeaux, et se déroula devant des centaines de spectateurs, musulmans à 99% (il y avait trois juifs, moi inclus, et je me souviens que le maire Alain Juppé avait ordonné à ses collaborateurs de ne pas divulguer l’adresse de mon hôtel…)

Malek fut à la fois l’organisateur de la rencontre et son principal orateur ; il avait inscrit au programme du colloque un thème qui lui a toujours tenu à cœur : l’Islam des Lumières, c’est-à-dire l’islam du Moyen Age, médiéval mais non moyenageux, un islam qui, au moins par ses couches sociales les plus cultivées et les plus ouvertes, est allé au devant de l’esprit, du prochain, n’hésitant pas, à l’instar d’Averroès, de reprendre ce qu’il y avait de mieux dans l’hellénisme tardif, générant ainsi un nouveau legs philosophique gréco-musulman.

La réinstallation de cette culture si riche et si ouverte dans les consciences, tel fut l’objectif de Malek qui, lors de ce colloque (où nous avons joué à guichets fermés, toutes les places étaient prises), a fait preuve de courage intellectuel mais aussi physique. Dire devant un tel auditoire de près de 400 personnes ce qu’il pensait de la personnalité et de l’œuvre terroriste de Oussama Ben Laden, m’a stupéfié. Moi, en ma qualité de philosophe juif, qui devais évoquer l’héritage de la philosophie d’Averroès , je marchais sur des œufs car certains trouvaient que je n’avais pas à intervenir dans un tel contexte. Avec le soutien de Malek qui me tressa des couronnes (imméritées) en me présentant, je pus parler durant une bonne demi heure des représentants et commentateurs juifs médiévaux d’Averroès, et notamment de son magnifique Traité décisif où le penseur cordouan exposait sa théorie des rapports entre la philosophie et la religion.

C’est bien connu et cette banalité traîne dans tous les manuels : Averroès n’eut pas d’héritiers dans sa propre communauté religieuse, ce furent d’abord ses commentateurs juifs, et ensuite chrétiens qui le firent connaître et préservèrent son héritage philosophique. On se souvient du théologien soufi Abuhamid Alghazali, l’auteur des Intentions des philosophes, suivies de la Destruction des philosophes. Même si Averroès a rejeté par une cinglante réfutation les déclarations du théologien, sous le titre ironique de Destruction de la destruction (Tahafut al Tahafut), le coup fut presque mortel.

C’est cette déchirure que Malek a tenté de raccommoder et de rapiécer. Ce ne fut pas facile, surtout dans un monde médiatique occupé à tout simplifier, à tout abréger, de crainte d’une baisse de l’audimat !

Mais ne soyons pas pessimistes, Malek nous a quittés mais son œuvre lui survivra. Le monde arabo-musulman a besoin d’hommes comme lui pour bien comprendre que la paix, le respect d’autrui, l’accueil des sans patrie, des rejetés, l’assistance apportée aux nécessiteux et aux malades, oui telles sont les bonnes actions que l’on attend de toute religion qui se respecte.
Et Malek l’avait très bien compris.

 

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