Stefan Zweig, Les heures les plus riches de l’humanité …. Et
Lettre d’une inconnue ou La longue complainte d’une agonisante
Voici un grand écrivain qui, sans avoir reçu le prix Nobel de littérature, en raison probablement de son suicide soudain en 1942 au Brésil, et qui aurait pu être couronné peu de temps après, comme le furent Hermann Hesse et Thomas Mann, ne tombera jamais dans l’oubli, ce qui serait, d’ailleurs, largement injuste et immérité. On ne se lasse pas de le lire et de le relire et les éditions Gallimard poursuivent avec constance la publication systématique de ses merveilleuses nouvelles, un genre dans lequel l’auteur du magnifique écrit, Vingt-quatre heures dans la vie d’une femme, excellait. Gallimard vient de rééditer une belle nouvelle, excellemment présentée par Jean-Pierre Lefebvre, Lettre d’une inconnue sur laquelle nous reviendrons plus bas.
J’ai principalement en vue ici le volume paru en l’an 2000 aux éditions Belfond et qui s’intitule Les très riches heures de l’humanité (Die Sternstunden der Menschheit). De quoi s’agit-il ? Eh bien une préface à la fois succincte et très dense de l’auteur lui-même nous l’explique : l’Histoire, ce mystérieux atelier de Dieu (Gœthe), ne connaît pas des périodes prolongées d’éclat et de génie mais plutôt des secousses telluriques brutales, et de très courte durée, des éruptions soudaines, inattendues, des séquences, des segments, au cours desquels des personnalités uniques, des génies incomparables voient le jour, marquent leur temps et façonnent l’Histoire où ils laissent des traces indélébiles. Zweig a toujours affectionné les romans historiques et a largement pratiqué ce genre dans son œuvre. D’ailleurs, le présent recueil l’illustre largement.
Stefan Zweig, Les heures les plus riches de l’humanité …. Et
Lettre d’une inconnue ou La longue complainte d’une agonisante
Aucun artiste, écrit Zweig dans sa préface, n’est artiste vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Aucun siècle n’est traversé par des personnalités dont l’inspiration géniale, magnifique, durerait tout le temps, sans discontinuer. L’histoire, nous dit l’auteur, ne produit de génies qu’à des moments déterminés et dans des circonstances sortant de l’ordinaire, ce que les philosophes nomment un temps axial (Achsenzeit). C’est-à-dire un instant précis au cours duquel le monde tout entier change d’aspect grâce à l’action déterminante de personnalités soudainement saisies d’une inspiration unique, irrésistible
C’est le vieux débat de la poule et à l’œuf : qui est responsable de qui ? Qui donne naissance à qui ? Que vaut l’antériorité ontologique par rapport à l’antériorité temporelle ? Est-ce le grand homme qui fait l’histoire ou est-ce l’histoire qui génère l’être d’exception ?
C’est autour de cette problématique que Zweig a bâti cette œuvre qu’on pourrait aussi traduire par les Heures stellaires de l’humanité, sous entendu des moments au cours desquels le firmament de l’ingéniosité humaine est peuplé d’étoiles de première grandeur.
Quand on lit avec une certaine attention ces douze textes d’une longueur variant entre quinze et trente pages, on relève qu’un terme, maintes fois cité, constitue le lien, le principe architectonique du volume, c’est le terme humanité. Cela nous rappelle la correspondance entre notre écrivain viennois et son aîné , Romain Rolland, qui lui avait gentiment décerné le titre de Weltbürger, citoyen du monde, par opposition aux adeptes d’un sionisme pur et dur et que mettait en avant que leur attachement à une seule cause, la leur..
L’auteur délaisse une approche qui serait soit confessionnelle, soit nationaliste et jette son dévolu sur de grands événements qui ont marqué cette histoire de l’humanité. On y trouve des évocations portant aussi bien sur la défaite de Napoléon à Waterloo que sur les circonstances entourant l’écriture hectique de l’oratorio de Haendel, Le Messie ou encore la découverte de l’océan pacifique, du pôle nord…
Lorsque vous lisez le tout premier texte sur la prise de Byzance, franchement vous avez l’impression d’y être, tant l’écrivain rentre dans l’histoire, anime les personnages et décrit leurs motivations les plus personnelles, les plus intimes. Ainsi du jeune prince héritier Mahomet qui garde pour lui seul la nouvelle tenue secrète de la mort du sultan, son père Mourad ; fin politique, il choisit de neutraliser tous les rivaux potentiels avant d’être intronisé, ne recule même pas devant la noyade intentionnelle de son jeune frère et envoie aussi à la mort celui qu’il avait chargé de le tuer. Zweig nous le montre dans ses conspirations, y pensant sans arrêt comme une obsession et passant outre aux traités signés et aux assurances maintes fois données et réaffirmées pour enfin fondre sur sa proie, le moment venu et profitant des divisions entre les deux églises chrétiennes rivales, celle de l’Occident papal et celle d’un Orient soumis au culte orthodoxe. Le résultat fut que la belle cathédrale Sainte Sophie devint alors une des plus grandes mosquées au monde…
Quand Zweig décrit l’installation du camp militaire turc, le tractage des canons fabriqués spécialement pour venir à bout des remparts, la montée à l’assaut par vagues successives des troupes d’élite du sultan, de ses janissaires et autres combattants, le jeune monarque galvanise ses troupes et promet de leur abandonner tout le butin de la riche cité de l’église orthodoxe.
On éprouve la même proximité de l’auteur en lisant les circonstances entourant l’écriture de l’oratorio de Haendel, Le Messie. C’est un compositeur presque agonisant, qui ne répond plus, ne peut plus mouvoir ses membres à la suite d’une crise d’apoplexie, mais qui, soudain, connaît une véritable résurrection qui laisse pantois tous les médecins accourus à son chevet.
Particulièrement touchante, du fait de ses enseignements moraux, est la naissance de l’hymne national français, La Marseillaise, pourtant rédigée par un capitaine de l’armée du Rhin mais qu’un hasard conduisit dans la partie méridionale du royaume : les six cents conscrits locaux arrivèrent à Paris en chantant A nos enfants de la patrie de Rouget de Lisle…. Zweig a raison, l’histoire comme la vie n’est pas toujours équitable : certains ont fourni un long et pénible effort et ont disparu sans jamais jouir des fruits de leur succès tandis que d’autres ont pu profiter des feux de la rampe parce que le hasard ou une divine Providence en avait décidé ainsi.
J’ai particulièrement apprécié l’élégie de Marienbad (1823), œuvre d’un Goethe de la vieillesse qui, à plus de 75 ans, tombe éperdument amoureux d’une jeunette de dix-neuf ans au point d’envoyer un ami prestigieux demander sa main à sa mère laquelle donna une réponse qui fut loin de satisfaire un amoureux transi. Mais pour l’extraire de la dépression générée par sa peine de cœur, ses proches recourent aux services d’un admirateur qui va déclamer devant Goethe ses propres poésies. Et miracle ! Le vieillard, largement égocentrique, surmonte victorieusement les aléas de l’existence.
Passons donc à l’émouvante nouvelle, publiée à part aux éditions Gallimard avec une belle introduction de Jean-Pierre Lefebvre. Une jeune femme écrit à un homme qui l’avait séduite plus d’une décennie auparavant. Je n’ai rien lu d’aussi beau ni d’aussi touchant. La qualité de la traduction française y est pour beaucoup. Mais il y a aussi le talent d’un auteur qui sait explorer les replis les plus infimes de l’âme féminines. A plusieurs reprises, la jeune femme qui veille la dépouille mortelle de son fils, tout juste emporté par l’épidémie de grippe à l’âge de dix ans, s’adresse à son amant qu’elle aime par dessus tout, s’adresse au destinataire de sa lettre-testament, car elle est victime de la contagion, en disant : Mon Amour, amour avec une majuscule, comme c’est le cas en langue allemande pour tous les substantifs, les verbes et les adjectifs substantivés… Et cela n’évoque jamais la moindre mièvrerie, tant la sincérité ne fait pas l’ombre d’un doute..
Comment est née cette passion dévorante ? Avec l’art narratif qu’il maîtrise à la perfection, le narrateur (qui se projette souvent dans cette lettre, laquelle a d’indéniables relents autobiographiques) place dans la bouche de la jeune femme un résumé de toute l’histoire. Mais même à la fin, lorsque le narrateur-héros reprend la parole, il n’a toujours compris qui lui a adressé cette lettre, qui lui envoie de belles roses blanches le jour de son anniversaire : il est claquemuré dans son monde, tel un firmament doté d’un seul astre, soi-même.
Une jeune demoiselle de 13 ans vit dans un immeuble situé dans un quartier populaire de Vienne. Un jour, un nouvel occupant emménage dans l’appartement, face au sien ; lorsque les déménageurs arrivent, elle est éblouie par les livres rares et précieux, les meubles recherchés, les tableaux, les vêtements de qualité, bref un monde s’ouvre à ses yeux… Mais le nouvel arrivant, le nouveau locataire, elle ne l’a encore jamais vu. Pourtant, à l’insu de sa propre mère, une veuve inconsolée qui s’enfonce de plus en plus dans son deuil, ce qui renforce l’impatience de sa fille d’en sortir et de s’ouvrir à la vie, L’adolescente finit par apercevoir le beau jeune homme. Elle capture tous les détails de sa personne, épie ses allées et venues, attend parfois des heures durant qu’il se montre et quand il entre au petit matin, accompagnée d’une belle femme, sa dernière conquête, l’adolescente ne se décourage pas. C’est une collégienne parmi d’autres, ses résultats scolaires sont médiocres mais lorsque la passion pour cet homme si mystérieux l’enflamme, elle se classe parmi les premiers et fait des progrès gigantesques au piano.
Cette lettre d’une inconnue occupe plusieurs dizaines de pages passionnantes à lire ; l’auteur joue sur les différentes acceptions du verbe allemand erkennen, kennen, et de ses dérivés. Il s’agit de connaître mais aussi de re-connaître. Cette femme qui connaîtra l’ébahissement de l’amour, mais ses affres insoutenables, n’a été qu’une aventure sans lendemain pour cet homme dont le passe-temps favori consiste à multiplier d’éphémères rencontres. Mais voilà, et c’est bien ce qui confère à la nouvelle ce nimbe, ce halo de tragique : elle ne représente rien pour lui, il représente tout pour elle. Elle lui écrit même, que sans lui, sa vie n’a plus aucune importance. Pourtant, pas de blâme, pas de rage impuissante comme c’est souvent la cas chez les femmes séduites et abandonnées, on lit ici une simple ode à l’amour fou. Imaginez vous la scène : un enfant de dix ans, terrassé par la grippe espagnole, un mère atteinte elle aussi par la maladie contagieuse qui va bientôt l’emporter à son tour et que fait-elle, cette femme qui n’a vécu qu’à travers et pour un homme qui l’a rendue enceinte de ses œuvres ? Elle met par écrit le récit de leur amour, un amour largement déséquilibré dans leur échange : une jeune fille qui n’a connu qu’un seul homme ; lequel ignore tout d’elle et qui n’ouvre cette longue missive que par curiosité ! Jusqu’à ce jour, il ignorait qu’il était père, et quand il l’apprend, son fils a déjà quitté ce monde sans qu’il l’ait jamais rencontré.
Publiée en 1922 dans la Neue Freie Presse de Vienne à l’occasion du Nouvel An… cette nouvelle montre la virtuosité narrative de l’auteur. Mais ce qui frappe le plus ici, c’est la longue complainte d’une agonisante, heureuse, en dépit de toutes les injustices et les iniquités du destin, d’avoir rencontré cet homme qui pourtant, même à l’occasion d’une nouvelle rencontre, s’entête à ne pas s’en souvenir. Après un dîner fin avec un groupe d’amis, poussée par je ne sais quelle force obscure mais irrésistible, elle les convint de la suivre dans une boîte de nuit où elle s’enivre de champagne et danse comme une possédée (qu’elle est, dans un certain sens).
Et, miracle ! Il est là, à la table voisine, l’homme qui l’obsède depuis ses plus jeunes années. Mais une fois de plus il ne la reconnaît pas, ne se souvient guère de cette toute jeune fille avec laquelle il passa trois merveilleuses nuits d’amour qui bouleversèrent sa vie et en firent une mère. Mais l’homme, fidèle à ses habitudes, tente d’attirer la belle danseuse éméchée et lui fait signe qu’il l’attend dehors, près du vestiaire. Comment lui résister ? Mais le vieux séducteur n’a guère changé car il la conduit chez lui, toujours sans se souvenir. Pire, au petit matin, alors qu’elle se change dans la salle de bains voisine, elle le voit glisser quelques gros billets de banque dans son vêtement… Injure suprême ! Il ne changera donc jamais. Le ton se fait plus incisif vers la fin (que je ne vous raconterai pas).
Mais voici une petite citation qui me semble bien illustrer l’ensemble de la nouvelle :
Un soir, enfin, tu m’as remarquée.. Je t’avais vu arriver de loin… Sans en avoir conscience, ton regard distrait m’ a effleurée pour devenir immédiatement, sitôt rencontré l’attention du mien… ce regard qui s’adresse aux femmes, ce regard tendre qui est le tien, qui enveloppe et en même temps déshabille, embrasse et déjà étreint, et qui a éveillé pour la première fois en l’enfant que j’étais une femme et une amoureuse. Pendant une ou deux secondes, ce regard a soutenu le mien qui ne voulait ni ne pouvait s’arracher à lui… puis tu es passé. Mon cœur battait la chamade… (p 46)
Croyez moi, on met plusieurs heures à s’en remettre, je parle de la lecture de la fin de la nouvelle.