Les Juifs au miroir des sources chrétiennes anciennes…
Voici un sujet qui retenait mon attention depuis un certain temps et qui vient d’être magistralement traité dans le dernier numéro de l’excellente revue SENS (416, janvier-février 2018 par le Père Dominique Cerbelaud).
Je me souviens encore des leçons du regretté et très érudit Bernard Blumenkranz qui s’était spécialisé dans les relations entre juifs et chrétiens au temps de la première croisade (1096) mais qui avait, au lendemain de la seconde guerre mondiale, présenté une thèse de doctorat en allemand à l’université de Bâle sur la prédication d’Augustin concernant les Juifs (Augustins Judenpredigt)= «il ne fallait pas tous les tuer afin que leur misérable condition et le sort peu enviable portât témoignage de leur refus du message du Christ…»
Comme le note l’auteur de cette belle étude parue dans SENS, cette position ne laisse pas d’être paradoxale : d’un côté, elle imputait aux Juifs une faute qu’ils allaient traîner avec eux durant des siècles, de l’ autre, elle préservait un peu la vie de certains d’entre eux…
Les Juifs au miroir des sources chrétiennes anciennes…
Les relations des Pères de l’église avec les juifs ont toujours été empreintes d’une hostilité absolue. La séparation, le divorce entre la synagogue et sa fille rebelle, l’église, étaient trop récents, les contestations judéo-chrétiennes trop grandes pour espérer un respect mutuel du style de Nostra Etatae : cette reconnaissance chrétienne, cette repentance ont mis près de deux millénaires avant d’arriver et de mettre un peu de baume sur des blessures non encore cicatrisées.
Ce qui est intéressant dans cette problématique, c’est l’aggravation des griefs, voire leur création artificielle afin de donner libre cours à la haine anti-judaïque, alors même que tel ou tel reproche monté en épingle ne connaissait aucune occurrence dans les Evangiles. Enfin, une question apparemment ingénue était posée : mais comment donc le christianisme a-t-il pu attribuer tout son système de croyances, toute sa religion à un homme, Jésus, qui en professait une autre, en l’occurrence le judaïsme ? Certes, cette question n’st pas irréfragable, il suffirait d’y répondre en disant que le judaïsme du temps de Jésus se trouvait à la croisée des chemins, un courant qui allait devenir le judaïsme rabbinique avec l’accentuation du respect scrupuleux des commandements, et un autre, le futur christianisme, celui des Apôtres, tous juifs mais optant pour une spiritualisation et une intériorisation du culte. Sans vouloir rompre la continuité historique de cet article, je rappellerai simplement qu’une certaine infinité existe entre les écrits de Saint Paul et certains cercles hassidiques du XVIIIe siècle, sans qu’il y ait jamais eu de rapports directs entre les deux : je n’imagine pas, en effet, les dévots du Baalshemtov faisant leurs délices de la lecture des Epîtres attribués à l’ancien Saül de Tarse dont le seul nom était devenu l’opprobre du peuple dans lequel il était né. Il suffit de penser à sa réaction indignée lorsque les Galates, après le passage de chrétiens de Jérusalem, se remirent à pratiquer la circoncision. A ses yeux, l’avènement de Jésus frappait de caducité toutes les lois. Quel antinomisme !
Reprenons l’ordre chronologique : quelles étaient les pierres d’achoppement entre ces deux groupes opposés, véritables frères ennemis se disputant l’appellation de Verus Israël (qui est le véritable Israël) ? On peut en sélectionner quelques unes dont les plus importantes sont, grosso modo, le respect de la solennité et du repos du sabbat, l’observance des interdits alimentaires, et la pratique de la circoncision. On peut avancer que ces points, joints à d’autres, constituent l’épine dorsale de la pratique juive de type rabbinique. Car, il ne faut pas oublier que le judaïsme antique n’était pas uniforme ni monolithique. On peut parler des Esséniens (qui ont totalement disparu et qui étaient peut-être les auteurs des manuscrits de Qumran) des pharisiens (que les sources chrétiennes ont diffamé plus qu’il n’était nécessaire, leur imputant les pires défauts) et enfin la petite secte naissante des chrétiens. C’est-à-dire l’église primitive.
On connait la suite : les vicissitudes de l’histoire juive ont fait d’une petite secte judéenne divinisant son fondateur, a essaimé sur tout le pourtour du bassin méditerranéen, mettant ses pas dans ceux des communautés juives existantes et, pour finir, évangélisant les millions d’hommes et de femmes que comptait l’empire romain. Certes, l’historiographie juive traditionnelle a prétendu que sa vocation était de préserver la pureté de la doctrine et non de l’adapter au bon vouloir des païens… Elle ne voulait pas d’un judéo-paganisme et ce fut le pagano-christianisme qui l’emporta, marginalisant durant deux bons millénaires et le judaïsme et le judéo-christianisme. Le seul reproche valable -et encore- pouvant être imputé aux élites judéo-talmudiques de ce temps-là, serait leur refus constant d’élargir le sein d’Abraham et d’accueillir des gens qu’on aurait pu catéchiser à peu de frais. Mais au prix de quelles concessions ?
Si l’on en croit certains folios talmudiques, l’affaire n’était pas simple. Des déclarations comme celle-ci font probablement état de quelques échecs essuyés dans la tentative de convertir les individus du monde païen, habitué à la débauche, à la luxure et à l’immoralité, choses inacceptables pour des Juifs fidèles à leur tradition ancestrale…
Voici la citation : Pour Israël, les convertis présentent autant de problèmes que la gale… Comment expliquer à des individus grecs qu’il n’existe qu’un seul Dieu, que le monothéisme éthique est la règle d’or, qu’il faut respecter ceci, interdire cela, etc… Mission impossible. Mais alors fallait-il renoncer à l’essentiel, ou à ce qui passait pour tel ? C’est probablement là que se situait l’enjeu entre un Juif rebelle mais redoutablement intelligent, Saint Paul, et les érudits des Ecritures qui n’ont pas toujours su faire preuve d’une attitude un peu dialectique… C’était tout ou rien.
A leur décharge il faut bien reconnaître qu’ils ne pouvaient guère transiger sur la nécessité de la circoncision, le respect du sabbat et les règles alimentaires, même si cette trinité juive n’avance pas d’un même pas. Les rabbins réformés et libéraux du XIXe siècle allemand ont fait des tentatives dans ce sens mais celles-ci ne furent pas couronnées de succès… La circoncision fut rétablie dans sa dignité, de même que le port de la kippa, le respect de quelques règles alimentaires (notamment la non-consommation d’animaux prohibés par le Lévitique)…
Comme les Juifs refusaient d’admettre l’inconsistance de leurs saintes Ecritures, les soumettant à une exégèse allégorique pour les vider de leur substance comme le souhaitait l’église, les Pères parlèrent alors de l’entêtement des Juifs à s’en tenir au sens littéral. Les adeptes de la nouvelle religion souhaitaient jeter par dessus bord (sic, Henri Heine) tout le contenu positif de la Bible. Les détenteurs de la tradition ne pouvaient que refuser une telle perspective, ce qui suscita la colère et la haine de leurs adversaires. Au fil des années, on invoqua d’autres reproches, bien plus graves, notamment la responsabilité exclusive des juifs dans la mise à mort de Jésus. D’où l’accusation de déicide, absolument infondée mais annonciatrice, tout de même, des pires persécutions et d’une haine inexpiable.
Mais il y eut pire, notamment la mise en avant de la théologie de la substitution et la thèse du transfert de l’alliance en s’appuyant sur des versets du livre de Jérémie. La dé légitimation du judaïsme atteignait son paroxysme. Dire que Dieu avait récusé son alliance équivalait à faire des Juifs et de leurs descendants une engeance de parias absolument inamendables.
Mais comme la miséricorde de Dieu n’a pas de fin, les autorités catholiques, la partie saine de l’église, retrouvèrent la voix de l’honneur et de l’équité en lisant la déclaration de repentance le 30 septembre 1997 à Drancy. Ces nobles prélats, fidèles à l’esprit de l’Evangile reconnurent la légitimité du judaïsme, demandèrent pardon pour les persécutions passées et admirent que l’antijudaïsme de l’église avait été responsable des grands malheurs qui s’abattirent sur ce peuple auquel Jésus avait appartenu.
Ce ne fut pas facile, mais le XXe siècle finissant a vécu un rapprochement absolument imprévisible entre des frères ennemis qui désormais cheminent côte à côte sur la voie censée mener à un culte différent mais fondé sur le respect et l’estime de l’autre. Car, tout bien considéré, le débat entre nous et les chrétiens st un peu le débat entre nous et… nous-mêmes.
L’exemple nous est donné par Franz Rosenzweig dans son Etoile de la rédemption (1921, un titre su christianisant !) où il s’en remet à Dieu pour déterminer qui est l’authentique Israël. Dieu, écrit-il, a besoin de tous les ouvriers, mais il est le seul vérificateur (die Bewährung).
Et si c’était cela la clé de la coexistence, de la paix entre les religions ?