Qu’es- ce que le bonheur? Sur les traces de la morale d’Aristote avec Jean Vanier…
Les éditions Albin Michel ont opportunément réédité le sympathique petit ouvrage de Jean Vanier sur Le goût du bonheur. Parfois, des ouvrages simples, bien écrits, sans prétention, sont encore plus importants par ce qu’ils suscitent chez des lecteurs attentifs par leur contenu proprement dit… C’est incontestablement le cas de ce petit ouvrage, fourmillant d’aperçus judicieux, d’analyses fines et de mises au point bienvenues.
Ici, le maître, c’est Aristote, ce qui n’est pas pour me déplaire puisque c’est le philosophe que j’ai, après Maimonide et Averroès, le plus étudié. Sans jamais parvenir à épuiser tous ses riches enseignements. Mais je vais me concentrer sur la notion cruciale de bonheur, ses implications et sa place centrale dans la vie des individus que nous sommes.
Qu’es- ce que le bonheur? Sur les traces de la morale d’Aristote avec Jean Vanier…
Quel est l’être humain qui ne recherche pas le bonheur ? Et en quoi consiste-t-il ? Est-ce que la richesse constitue le bonheur, demande Aristote et, à sa suite ses épigones contemporains ? Non point, car le bonheur est une notion, un concept qui se suffit à lui-même, un but ultime et non pas une étape ni un moyen permettant d’aller plus haut et plus loin. Pour le Stagirite (Aristote est né à Stagire), la richesse est un moyen, un instrument pour quelque chose d’autre. Par exemple, cela permet de ne pas avoir des fins de mois difficiles, de nourrir et d’entretenir sa famille sans avoir à compter, à économiser et ou à priver ses enfants de cadeaux ou de distractions nécessaires mais assez onéreuses.
Non, le bonheur est quelque chose qui doit se suffire à lui-même, qui trouve en soi sa propre justification, sans avoir à se soumettre ou à s’inféoder à autre chose. Alors, se demande l’auteur de l’Ethique à Nicomaque (son propre fils), en quoi consiste donc le bonheur de l’homme car, au fond, de tous les êtres vivants, le genre humain est le seul à pouvoir aspirer à autre chose, à dépasser les limites de sa propre nature, comme le relevait Erasme dans son Eloge de la folie. Et c’est bien dans cette direction qu’il faut chercher le fondement de l’authentique bonheur. Alors que toutes les espèces ne sont préoccupées que par leur survie physique, l’homme cherche à marquer son temps, à donner un sens à sa vie. Il est le seul à quêter depuis son apparition sur terre un peu d’immortalité, un peu comme un être qui grimperait sur ses propres épaules pour voir plus haut et plus loin.
L’âme, nous enseigne Aristote dans son De Anima est l’entéléchie du corps, ce qu’il y a de mieux, de plus élevé en lui. Et cette âme contient une partie qui lui permet de penser l’univers qui l’entoure, de le conceptualiser, de le comprendre et donc de le dominer. L’expression de cette fonction porte le nom de logos, un terme grec qui a au moins autant de significations que le terme de la Bible hébraïque DAVAR ou le verbe anglais to get… Le logos, à l’origine, sert à démythifier l’univers puisque c’est lui qui nous renseigne sur le contenu d’un autre terme si central dans l’Antiquité grecque, le mythos. Le premier est nécessaire pour décoder, démythifier le mythe qui, comme l’avait si bien compris le philosophe Schelling, est loin d’être un bavardage inconsistant.
Donc, le fondement même du bonheur selon Aristote n’est autre que la faculté qu’a l’homme, être doué de raison (encore un des sens de logos) de comprendre et d’instrumentaliser son univers. Partant, comme ce but, cet objectif n’est subordonné à aucun autre et constitue en gros le summum bonus (le bien souverain), il est donc la concrétisation du bonheur. Eo ipso : l’homme est heureux quand il est gouverné par sa raison, car raison est aussi l’un des multiples sens de logos.
Dans la civilisation judéo-hébraïque on a trouvé un synonyme au logos pris dans le sens de verbe créateur, ma’amar (pluriel : ma’amorot), au pluriel en grec logoï. C’est en réfléchissant sur lui-même et sur tout ce qui l’entoure que l’homme a vraiment la faculté d’être heureux. Et précisément, qu’est ce qu’être heureux ? Aristote note dans l’éthique destinée à son fils Nicomaque que l’homme ne peut pas être heureux s’il n’a pas d’amis… Hegel dira, plus de deux millénaires plus tard, qu’on est homme parmi les hommes, ce qui est assez approchant.
Qu’est ce qui rend l’homme heureux et pas seulement satisfait comme il le devient lorsqu’il se sent bien, importait, comblé d’honneurs ? Est-ce là le début du bonheur ou le constat d’une insatiable appétit de reconnaissance ? Pour Aristote, comme pour Maimonide ou d’autres médiévaux, il existe plusieurs types de bonheur, au moins deux : l’un de nature politique et consistant à avoir un bel emploi, une grande famille et des revenus . C’est un bonheur d’ordre politique et l’autre, le bonheur métaphysique, aspire à l’éternité de la sagesse, donc à la mort. Et Maimonide va, dans son Guide des égarés, jusqu’à dire que la famille, la femme et les enfants sont des biens imaginaires, donc pas le vrai bonheur. Tant de rigueur déçoit…
Disciple préféré de Platon, Aristote a tourné le dos à l’idéalisme de son maître ; tel qu’il nous apparaît dans le Timée où un démiurge trace son monde, le nôtre, les yeux fixés sur un modèle idéal dont notre univers ne serait qu’une pâle copie. Aristote opte pour plus de pragmatisme : à l’Idée platonicienne il substitue la formue aristotélicienne, ce qui tempère le dualisme de son maître. Certes, il conserve un peu cette doctrine puisque tout existant est à ses yeux un composé de matière et de forme.
Mais au niveau du bonheur, Aristote reste toujours dans son intellectualisme premier. Il introduit la notion de vertu qui s’apparente chez lui, dans ce contexte précis, à une perfection ou à une virtuosité. Quand on s’est exercé entièrement dans la pratique intellectuelle, on acquiert une certaine vertu, une donnée essentielle pour être heureux en exerçant son intellect.
Dans l’Ethique à Nicomaque on découvre deux types de vertus : les vertus éthiques, c’est-à-dire les qualités psychologiques de l’individu, sa tempérance, son équilibre intérieur, sa modération, et des vertus dianoétiques, autant dire purement intellectuelles, aptes à guider ce sujet vers le bonheur puisqu’il est suffisamment équipé pour y parvenir.
Il existe aussi plusieurs façons d’œuvrer en vue de cette fin : on peut agir sur l’extérieur, le visible mais ce qui compte bien plus, c’est la transformation intérieure, et ceci rappelle le titre d’un célèbre ouvrage d’un tout jeune Prix Nobel français, (le père de l’éditrice Odile Jacob), La statue intérieure. En d’autres termes, sculpter sa statue intérieure, c’est permettre à nos valeurs acquises de nous transformer, de faire de nous un autre homme, un meilleur fils, un meilleur mari, un meilleur père, et un meilleur voisin. En un mot un meilleur citoyen, acquis au bien-être du plus grand nombre.
Enfin, toutes ces capacités nouvelles menant au bonheur proviennent d’une pratique du logos qui signifie dans ce contexte la raison, une conduite raisonnable. Plus de deux millénaires après Aristote, Kant reprendra son idée dans sa Critique de la raison pratique en disant : j’agis selon la raison, rationnellement : Ich handle mit Vernunft…)
Mais Aristote a dû une nouvelle fois se dégager de l’emprise idéaliste de son maître aux yeux duquel ce bas monde où nous sommes condamnés à vivre n’est pas la région naturelle de l’âme, laquelle aspire à se défaire de son enveloppe charnelle, vécue comme un emprisonnement dans une matière qu’elle rejette au motif qu’elle n’est pas de la même essence qu’elle.
Aristote se préoccupe de la vie, tout en sachant que l’homme n’est pas éternel, que sa condition physique lui impose des heures de repos au cours desquelles il est obligé de suspendre son activité. Ce qui a pour conséquence que l’homme ne peut compter que sur un bonheur limité. Mais ce bonheur réside principalement dans son activité contemplative, la seule qui soit, paradoxalement, la moins fatigante, comparée aux travaux pénibles de la terre ou de l’industrie.
Au fond, Aristote commence par nous parler du bonheur et finit par aboutir à la morale, preuve que son eudémonisme ne doit pas être confondu avec une recherche du plaisir à tout prix, même ce dernier élément, joint au désir, conditionne le sentiment d’être heureux. Donc du bonheur. Au fur et à mesure qu’il avance dans la définition des vertus et des qualités nécessaires à cet état de bienheureux (makarios), Aristote nous renvoie à sa Politique car l’homme est un animal social : il ne peut pas vivre seul, la société est un présupposé indispensable à son bonheur, quand ce ne serait que jouir de l’amitié de ses proches et de ses congénères, en général.
Mais voici un passage tiré de l’Ethique à Nicomaque montrant que la vie humaine ne relève pas ici-bas de la seule connaissance, de l’intellection, mais aussi de l’acte, de l’agir, de la pression du réel :
Notre présente étude ne cherche pas comme les autres, à connaître. Notre but ici n’est pas de savoir ce qu’est la vertu, sinon notre étude ne serait alors d’aucune utilité, mais de devenir bons, il nous faut donc, de toute nécessité, réexaminer comment bien agir (1103b20) (cité page 193)
Tous les philosophes, Aristote en tête, ont voulu définir le bonheur, en analyser les éléments constitutifs, afin de préserver l’homme des aléas de l’existence, le malheur, la maladie, la misère, la guerre, la mort. Mais dans ce domaine, ils ont dû reconnaître que la part du hasard, du malheureux concours de circonstances, constituait une véritable épée de Damoclès… Aristote s’en tire assez bien en disant que l’homme est mortel. Ce qui signifie qu’on ne peut pas mourir en bonne santé. Il y a un temps de déclin, de décrépitude, plus ou moins long, qui transforment alors le bonheur en lointain et inatteignable souvenir…