Jacques Héripret, le magnifique album-photos; Si je t’oublie Ô Jerusalem (Paris, 2017)
J’ignorais jusqu’à l’existence de ce splendide album-photos, mais un heureux hasard m’a mis en possession de cet ouvrage que je vous recommande à tous, tant il est éblouissant : il y a quelques jours, je fus l’invité principal du journal matinal de RCJ (FM : 94.8) et la sympathique directrice de cette radio libre, Madame Paule-Henriette Lévy, me l’a offert… Quel beau cadeau, je l’en remercie du fond du cœur! L’ayant regardé de près, je me suis demandé si je devais me risquer à le commenter dans l’un de mes éditoriaux dans la presse. Après moult hésitations, j’ai décidé de me mette à l’eau et d’observer le résultat. Mais la vérification finale, décisive, vous reviendra à vous, chers lecteurs
Jacques Héripret, le magnifique album-photos; Si je t’oublie Ô Jerusalem (Paris, 2017)
Difficile pour un simple philosophe de commenter des photographies immortalisant des visages d’hommes, de femmes et d’enfants, ainsi que des paysages. Mais pas n’importe lesquels : la vieille ville de Jérusalem, deux jours précisément après le début de la guerre des six jours. Peu de gens se souviennent de ce dédale de ruelles, de tous ces gourbis meublant l’entourage immédiat de l’unique mur restant du Temple juif… Ces prises de vues, exécutées par un artiste-photographe (tant de documentaires animaliers que de présidents de la République), sont rares et permettent de figer un instant du passé dans ce long fleuve qui coule éternellement, sans jamais s’arrêter, le temps. Qui d’autre aurait pu nous offrir une telle capture de sentiments du passé et quel passé ? La reconquête par l’armée d’Israël de la ville appelée dans la Bible hébraïque, la cité du roi David, le lieu sacré où le peuple élu par Dieu a commencé son histoire trimillénaire, une histoire qui allait mettre le feu sacré au reste du monde, faisant à l’humanité tout entière l’apostolat du monothéisme et, dans son sillage, du messianisme… Ce fut une révolution pour laquelle le peuple d’Israël paye encore et toujours, par d’interminables effusions de sang…
Quand on scrute ces photographies, en nombre assez limité, on est frappé par la distance qui nous en sépare, un peu plus d’un demi siècle, une goutte d’eau dans l’océan de l’histoire de l’humanité où les grandes étapes se mesurent par des centaines de millénaires, voire de millions d’années.
La photographie qui me frappe le plus et qui a servi de couverture à l’album montre deux mains, de femme probablement, posées à même les pierres du mur, en signe de grande vénération de ces redoutables témoins remontant à près de deux millénaires et qui savent tant de choses. Ces mains posées ainsi religieusement semblent vouloir dire : désormais, ce n’est plus un rêve, ces pierres sont réelles, la preuve en est que nous les touchons. Le fossé, la cassure, le hiatus entre nous aujourd’hui et le point de bascule de notre terrifiante histoire juive, terrifiante en raison de cette tragédie (dans un poème en date de 1833 Heinrich Heine affirmait que le judaïsme est une maladie que nous trainons avec nous depuis la vallée du Nil…), tout cela a disparu : le peuple d’Israël renoue avec sa période la plus reculée. Mais il ne renoue pas dans la détresse, l’oppression, l’exil, la mort, mais avec la victoire, la souveraineté retrouvée. Le peuple d’Israël revient dans la cité qui l’a vu naître, là où il généra ses productions littéraires impérissables, sa religion, sa culture et sa spiritualité.
Le philosophe allemand Karl Jaspers (dont la femme était juive) parlait de temps axial (Achsenzeit).
Tout cela, je l’ai ressenti en feuilletant le livre et en scrutant ces images. Les visages d’abord : ces vieux juifs, comme éberlués par ce qui leur arrive, pour une fois, un vrai bonheur, après tant de gifles retentissantes de l’Histoire mondiale, la barbe fleurie de ses vieux hassidim, habillés comme au temps où ils vivaient en Europe centrale et orientale, se donnant la main devant le fameux mur pour esquisser entre hommes exclusivement des pas de danse, la danse de la victoire, où pour la première fois depuis deux millénaires, l’histoire leur souriait franchement et, espèrent-ils, très durablement. Mais c’est une joie austère, empreinte de gravité. L’heure n’est pas encore à la fête…
Des photographies aussi contrastées où l’on voit de jeunes soldats de Tsahal, la casque à la main (il fait très chaud en ce 7 juin 1987, deux jours seulement après le déclenchement des hostilités), l’ouzi (pistolet-mitrailleur) en bandoulière, la barbe hirsute mais la démarche assurée, la démarche des vainqueurs, convaincus de la justesse de leur cause…
En plus de l’émotion à scruter ces photographies, j’ai aussi pensé à ce chapitre XXXI du livre de Jérémie qu’on lit à la synagogue le samedi correspondant à la péricope du Pentateuque… Je résume librement le passage : on entend à Ramah un son, ce sont des sanglots, des larmes amères qui coulent, sur les joues de Rachel qui pelure ses fils et qui refuse qu’on la console. On l’adjure de se calmer et de retenir ses larmes car Dieu lui assure que l’espoir n’a pas quitté le camp d’Israël et que ses fils reviendront sur leur territoire… Quelle promesse, une promesse de plus de deux mille cinq cents ans, promesse tenue, réalisée grâce au courage et à l’esprit de sacrifice de ces jeunes soldats marchant, droits comme des I, vers le mur qui symbolise l’entrée de leurs ancêtres dans l’histoire mondiale. Ils renouent concrètement avec leurs racines.
Il y a aussi, à bout portant, la photographie de deux femmes, une mère et sa fille : les deux sont contrastés, la mère arbore une mine grave, elle fixe les pierres, sans trop y croire, muette car ses lèvres sont serrées, subjuguée par l’émotion, indicible, intransmissible, un peu comme la meilleure louange de Dieu qui n’est autre que le silence… Sa fille, elle, plaque carrément son jeune visage contre les pierres. Ce n’est pas une adoration des pierres mais simplement de ce qu’elles représentent. Dieu n’a jamais dit qu’il y habiterait mais il a spécifié qu’il résiderait spirituellement dans l’âme de son peuple. Dans la tradition juive, Rashi nous parle des pierres qui pourraient témoigner parfois contre nous si elles avaient un jour la faculté de la parole. Ces pierres ont vu tant de choses, et pourtant elles témoignent en gardant le silence. Ressentent-elles que désormais, ce sont les héritiers légitimes qui sont enfin là ?
Il y a aussi ce soldat en tenue de combat (le pays est encore en guerre pendant quatre jours), il récite des prières en lisant un petit rituel qu’il tient d’une seule main, l’autre est posée sur les pierres du mur. Sur la page suivante, la scène est plus détendue : un hassid , sa magnifique toque en fourrure sur la tête , entouré de ses trois enfants à la coupe de cheveux conformes aux croyances de cette secte religieuse ; sa barbe est fournie, il est enveloppé dans son châle de prières , il tient par la main le plus jeune de ses trois fils : on va donc, en famille, à la rencontre d’un nouveau chapitre de l’histoire d’Israël : désormais, tout Juif qui en exprimera le souhait pourra prier sur place, sans crainte.
Sur un cliché voisin, on voit des hommes et des femmes, toutes ont la tête couverte, qui allument de très fines bougies en signe de dévotion et de piété. La photographie est prise de haut, ce qui lui confère une toute autre signification car aucun visage n’est visible, seuls les couvre-chefs permettent d’identifier les sexes… Pas encore de séparation en ce jour 2 de la guerre, on est le 7 juin…
Ce n’était pas encore le temps des IPhone où chacun pouvait immortaliser l’événement. Mais ce qui me frappe le plus, c’est l’absence de manifestation de joie, c’est la gravité qui plane sur les visages. Les Israéliens n’y croient pas encore vraiment, mais cela ne les empêche pas de venir en masse se recueillir. Voilà le mot est enfin trouvé : tous les clichés reflètent ce recueillement, cette gravité. On sait que la guerre n’est pas encore finie, qu’il y aura des morts et que cette guerre ne sera, hélas, pas la dernière.
Mais la vieille prophétie de Jérémie s’est réalisée. Et, dans l’attente d’une paix qui tarde à venir, cela reste l’essentiel.