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Jean-François Colosimo, Aveuglements (religions, guerres, civilisations)(Cerf)

Jean-François Colosimo, Aveuglements (religions, guerres, civilisations)(Cerf)

Séparer le divin du règne politique, est-ce le fruit empoisonné de l’aveuglement de l’Occident?

Autant le dire de suite : j’ai aimé ce livre qui fera date, sans nul doute, même si son auteur, éminent spécialiste de théologie et de philosophie, est le premier à reconnaître certaines longueurs : mon libre commentaire a ses longueurs inévitables (p 525). Mais le résultat est largement positif car JFC embrasse beaucoup et étreint tout autant à la fois, infligeant ainsi un démenti au célèbre adage populaire qui prétend le contraire.. Je ne pourrai pas faire un commentaire linéaire, ni même discuter tous les grands thèmes débattus dans ce livre et qui se situent au centre même de nos sociétés contemporaines, en raison de la mondialisation. Ce serait un véritable essai bibliographique; il faut donc laisser au lecteur le soin de découvrir le contenu de l’ouvrage par petites doses, à son propre rythme qui n’est pas celui des spécialistes ni des critiques littéraires.

Dans ces cinq cents pages écrites dans un style à la fois alerte et nerveux, où l’auteur illustre son engouement pour les mots en italique, les termes anglais et autres (sans omettre les termes d’origine grecque dont il raffole, ainsi que les innombrables incises), on instruit le procès de la sécularisation, devenue la marque de fabrique de l’Occident depuis l’époque de la Renaissance, et plus gravement encore, depuis le siècle des Lumières.

Jean-François Colosimo, Aveuglements (religions, guerres, civilisations)(Cerf)

Séparer le divin du règne politique, est-ce le fruit empoisonné de l’aveuglement de l’Occident?

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Mais, dans ce bel ouvrage, si instructif et si rafraîchissant intellectuellement, tout commence avec un commentaire très approfondi de cette formule, Théologie politique, titre d’un ouvrage de Carl Schmitt, un juriste allemand qui s’était quelque peu compromis avec le régime nazi (1922, Gallimard 1988). J’avoue qu’avant de lire ces pages de JFC je ne mesurais pas vraiment toutes les implications d’un tel titre. Il me semblait entre autres, que la thèse majeure de ce petit ouvrage -constitué de quatre conférences prononcées par l’auteur- retraçait l’origine religieuse ou théologique de valeurs devenues civiles ou simplement républicaines. Pour reprendre la citation que fait JFC dans son livre en page 66 : Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’Etat ne sont que des concepts théologiques sécularisés… On a affaire à une genèse religieuse du politique. Donc, au début, était le religieux : après, lui a succédé le politique qui, depuis lors, entretient avec lui des relations équivoques. Les premiers concepts, originellement théologiques ou religieux, subissent donc un réel appauvrissement, voire une dénaturation à la suite d’un tel traitement. Et JFC de commenter ainsi : Après l’absolu religieux, l’absolutisme politique. Mais il fallait se pencher sur la pertinence de cette formule et se demander dans quelle mesure une telle alliance de mots n’était pas un oxymore pur et simple… Comment donc une telle théologie pouvait-elle être repensée et donner un produit politique, susceptible, à son tour, de donner naissance à un régime régissant une société humaine. Le transfert que le philosophe Carl Schmitt opère en aval, du théologique au politique, est en fait le transfert que l’idéologue Carl Schmitt opère, en amont, du politique dans la théologie. Mais voici le résultat escompté: Pour la dissoudre et l’abolir (la théologie) (p 67)

Le livre II est bien intitulé le prince de ce monde et cela fait penser le spécialiste de la littérature mystique et talmudique au Métatron qui connaît de fréquentes occurrences dans ces genres littéraires. A sa façon, Métatron est lui aussi considéré comme le délégué divin aux affaires de notre monde. Encore un transfert du théologique au politique, sans oublier, selon certains penseurs, que ceux qui échouent comme parti politique retrouvent une raison d’espérer comme parti religieux. D’où, cette marque de fabrique spécifique de tous les fanatismes qui, en raison de leur nature peu charitable, se muent en totalitarismes.

Et dans ce contexte, JFC a raison d’incriminer l’idéologie des Lumières qui crut faire un bond en avant, réaliser un authentique progrès, en renversant le piédestal de la divinité et en ne retenant que l’aspect éthique, moral, du discours religieux. Plus encore que le simple discours, la mentalité, la sensibilité religieuses, deux choses qui ressortissent à tout autre chose qu’au règne sans partage de la rationalité. Tout ce qui n’était pas conciliable avec des catégories rationnelles ou simplement intellectuelles, ne trouvait pas place dans la culture à laquelle on sacrifiait l’idée même de culte. C’est peut-être le malentendu philosophico-théologique qui accompagne la culture européenne depuis ses premiers développements : se soustraire à la chape de plomb de la religion dominante, au culte établi, mais par là même porter préjudice à sa vision du monde (Weltanschauung) et annihiler toute présence divine. Ce sont les racines d’un tel débat que nous voyons réapparaître dans nos sociétés occidentales avec l’émergence d’un islam qui ne souscrit pas à un tel postulat.

En lisant attentivement JFC, je me suis rendu compte que même des auteurs médiévaux, pourtant experts en Religionsphilosophie, à savoir le rapprochement entre la foi et la raison, avaient, eux aussi, sacrifié à ce veau d’or et avaient intégré le donné religieux au donné politique. Ce que fit Maïmonide en personne dans son Guide des égarés en donnant une motivation socio-politique aux commandements divins, divisés en quatorze classes dont l’idée de base était de normaliser, de rationaliser le donné religieux, donc théologique. Sans même parler des grands théologiens chrétiens des XIIe-XIIIe siècles qui suivirent la même voie. Ce qui apparaissait conforme à la Raison, seule valeur réellement universelle et accessible à l’élite de l’humanité, excluait tout le reste. Raison et foi devenaient mutuellement exclusives, creusant une ingérable ligne de démarcation au sein même de l’âme de l’individu. Or, tout un chacun rêve d’unité de la pensée et non pas de sa dualité. Cela peut mener à une sorte d’extranéation (Entfremdung) ou d’écartèlement.

Si je voulais emprunter un saisissant raccourci et enjamber des centaines de pages de ce beau livre, je dirais que le réveil soudain de l’islam et des musulmans dans nos sociétés judéo-chrétiennes (un terme que JFC ne prise guère alors qu’il symbolise la réalité intime des relations entre la synagogue et l’église) a brutalement rendu l’Occident conscient de ses limites et de sa singularité alors qu’il se croyait, surtout Hegel, le représentant patenté de l’universalité : la sécularisation, la laïcisation, le cartésianisme sont loin d’être la chose du monde la mieux partagée… On ne saurait donc imposer à d’autres cultures nos propres principes ou catégories mentales (de l’identité et de la contradiction) qu’on trouve chez Aristote ou dans les Evangiles (Saint Matthieu : que votre oui soit un oui et que votre nom soit un non). Il existe une différence fondamentale entre la falsafa médiévale, fondée sur une proximité gréco-arabe, d’une part, et la pensée purement islamique, d’autre part.

Il est indéniable que ce que l’on nomme, à tort ou à raison, l’occident chrétien (et les Arabes ne se trompent point en se contentant de dire al-Gharb : l’ouest, nécessairement chrétien) par opposition à leur propre sphère culturelle et religieuse : al-Shark, l’Orient) a déployé de vastes efforts pour marginaliser la Bible laquelle avait régné sans partage sur les esprits pendant un Moyen Age qui n’en finissait pas. La coupable de cette marginalisation n’est autre que l’église catholique, détentrice exclusive du savoir, imposant ses vues sur Dieu, le monde et l’homme, et châtiant sévèrement quiconque allait à l’encontre de ses vues… La Bible, écrit JFC, est seule à dessiner la perspective d’un devenir commun au monde et à l’homme, et partant, à tous les hommes ensemble. (p96). En s’en prenant, parfois injustement et abusivement à la religion chrétienne, déclarée coupable de tous les maux, on s’en est aussi pris au corpus biblique qui a presque entièrement disparu de nos matières académiques alors qu’il a conservé ce statut dans l’Allemagne voisine, au point même d’en imprégner la langue à tout jamais ; c’est Luther traduisant la Bible au château de la Wartburg dans la langue du peuple et non plus celle des érudits, le latin.

Les humanistes et les adeptes de la Réforme ont incontestablement bien agi en rejetant violemment le joug d’un système religieux, intolérant et fermé ; mais en battant en brèche l’autorité de leur adversaire doctrinal, ils ont aussi porté préjudice au sommet de cet édifice théologique, Dieu. Et JFC pose l’importante question suivante qui montre combien l’autonomisation de l’homme par rapport à son Créateur comporte aussi quelques dangers : L’homme est-il son propre commencement ? Les Lumières n’étaient pas loin de le croire et c’est ce principe qui a compromis leur action aux yeux de l’auteur. D’où la querelle autour de la sécularisation. Mais que comporte, au vrai, une telle théologie politique qui a fini par s’imposer dans l’histoire intellectuelle et religieuse de l’Occident ? p 105 :Un Dieu souffrant d’être Dieu, une église appelée à se sacrifier pour le monde jusqu’à s’y enfouir et y disparaître… Donc, on ne saurait injecter du politique dans le dogme car une telle opération va dissoudre la foi de l’intérieur. Le processus de dé-théologisation a progressivement procédé au grand remplacement : la Révélation, pierre angulaire des religions dites révélées, a été remplacée par la conscience morale qui devenait m’arbitre suprême : donc l’homme regagnait plus que le terrain perdu. Il s’imposait face à tout le reste.

En prenant connaissance de toutes ces implications, j’en suis venu à me demander si les choses ne se seraient pas passées autrement (mieux ?) si cela avait été le judaïsme et non le christianisme qui avait triomphé, au point d’occuper le siège de l’église triomphante… Mais nous ne pouvons pas nous placer dans une situation fictive et rien ne prouve que le judaïsme, devenue l’hyper religion, aurait choisi un autre cap… On ne maîtrise pas le développement sociologique dans un groupe humain doté des libertés fondamentales. Ainsi, quoi qu’il arrive, on a assisté à une curieuse opération de dé-théologisation, du vocabulaire notamment, car on a cru pouvoir faire pièce aux guerres de religion, par ce seul moyen. C’était en partie vrai mais pour un croyant, de quelque obédience que ce soit, l’expression l’Être suprême ou le Grand horloger de l’univers ne remplacera jamais le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Car on a voulu maquiller en concepts purement politiques des purs théologoumènes.

Un détail a retenu toute mon attention : le nom et l’œuvre du grand philosophe judéo-allemand, contemporain de Carl Schmitt, Franz Rosenzweig (mort en 1929) ne sont mentionnés qu’en page 113 ; or, on trouve dans son Etoile de la rédemption, notamment dans les dernières pages empreintes d’une émouvant beauté, des vues conformes à celles de JFC. Elles furent aussi présentées dans un ouvrage du même auteur, mais plus simple à comprendre et ne dépassant pas une centaine de pages : Le livret de l’entendement sain et malsain, que l’auteur de ces lignes avait traduit de l’allemand pour les éditions du… Cerf. Rosenzweig entend rétablir Dieu dans toute sa dignité. Il en fait même l’unique vérificateur (Die Bewährung) de la Vérité. Rendez vous compte : Dieu juge de ce qui est vrai dans une Europe, sortie exsangue de la Grande Guerre et se préparant à entrer dans la seconde, comme si le désastre de la première ne suffisait pas. En revanche, même si les deux penseurs n’ont pas la même envergure, JFC se rattrape en évoquant la Théologie politique de Paul en évoquant Jacob Taubes, grande mais éphémère figure de l’université berlinoise d’il y a quelques décennies…

Ce même Schmitt qui occupe toute la première partie de ce livre a contribué à enfermer notre civilisation européenne dans une voie sans issue ; ce que JFC résume dans une formule d’un rare pessimisme : Après deux siècles d’une quête de l’autonomie…. C’est l’impasse. Celle d’une civilisation mondiale qui plonge le monde en rébellion. Abolir la sécularisation est impossible. Accomplir la sécularisation est impossible. En découle un entr- temps, sans vrai horizon, hormis l’apocalypse (p 130)

Je n’ai pas pu aller jusqu’au bout de ce compte-rendu qui est déjà très long, mes notes étant trop volumineuses, bien que la valeur de l’ouvrage le justifie pleinement. Mais on aura compris l’orientation de cet ouvrage de fond qui va sûrement susciter des débats animés entre intellects sur des sujets d’actualité.

Et si je me suis donné autant de mal à tout lire pendant des jours et des jours, c’est en témoignage d’une vieille amitié : il y a de nombreuses années, JFC œuvrait comme directeur littéraire dans une autre maison d’édition, située à Saint-Germain. C’est lui qui décida la publication de la première version de mon Maimonide (désormais en poche chez Agora) et des deux volumes des Lumières de Cordoue à Berlin (aussi en poche chez Agora).

Autant de témoignages d’amitié et de confiance qui ne s’oublient pas…

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