De l’idée juive du sens : La constitution de la Tora orale VI
De prime abord, ce titre peut paraître paradoxal puisque ce qui est à l’état d’oralité a peu de chance de se maintenir dans l’existence, seuls les écrits peuvent se maintenir durablement. C’est pour obvier à cette incertitude qu’on a longuement parlé de l’interdit talmudique d’écriture et de son contournement par les sages, maîtres de la tradition, en vue de préserver cet héritage qui se serait perdu, au fil des siècles, s’il n’avait pas été consigné par écrit. Qui sait ce que seraient devenus les seize volumes du Talmud si la sagesse ne l’avait pas emporté sur le respect du dogme ? Il faut donc évoquer toutes ces sources rabbiniques, talmudiques, ou, à tout le moins, les plus importantes d’entre elles, dans le cadre de cet ouvrage.
Pour parvenir à ses fins, cette Tora orale a dû éviter deux écueils : d’une part sauvegarder l’historicité de la littérature biblique, c’est-à-dire considérer comme ayant réellement existé les patriarches, le prophète-législateur Moïse ainsi que tous les autres personnages, partie prenante de l’histoire antique d’Israël. On a pris l’habitude de parler de la littérature biblique dans son ensemble comme d’une «Histoire sainte» (Heilsgeschichte), elle vise le salut de l’homme et rien d’autre. Mais comment marier la légende et l’Histoire ? C’est un pari que les sages ont réussi à tenir, mais avec des fortunes diverses. La première question que l’on est en droit de se poser porte sur l’existence d’une Tora orale unifiée, cohérente, fiable et transmise fidèlement aux générations ultérieures. S’il n’est pas question de nier l’existence de cette tradition en tant que telle, on peut néanmoins s’interroger saur sa cohésion : suit-elle, à toutes les époques, la même voie ? Est-elle parvenue à réunir toutes les conditions pour dégager une théologie talmudique ou rabbinique digne de ce nom ? Cette question ne reçoit pas la même réponse selon que l’on s’adresse aux maîtres de la tradition ou à la science historico-critique.
De l’idée juive du sens : La constitution de la Tora orale VI
Pour bien fonder mes propos, je dois m’en référer à deux ouvrages fondamentaux provenant de deux horizons très différents l’un de l’autre : il s’agit en tout premier lieu de l’ouvrage monumental de deux savants chrétiens, Strack et Billerbeck (Kommentar zum Neuen Testament aus Talmud und Midrasch, Munich, 1922), et réédité depuis à maintes reprises. Cet ouvrage, d’une érudition écrasante, ne traite pas le sujet per se mais sa consultation n’en reste pas moins indispensable pour nous dans le présent volume. Ensuite, je m’en référerai à l’ouvrage admirable (mais critiqué par Neusner lors de sa parution) d’Ephraïm Eliméléch Urbach, (The sages) qui tente de reconstituer une théologie rabbinique à l’aide de documents traités suivant la méthode historico-critique. En d’autres termes, il s’agit d’un ouvrage qui tente de concilier deux impératifs : traiter les sources rabbiniques avec bienveillance et respect tout en exerçant une certaine critique des sources, surtout quand on sait que le Talmud présente constamment un ensemble assez inextricable fait d’histoire et de légende. Cette procédure est digne d’éloges mais produit un résultat qui est une déduction globale et crédible tout en présentant l’inconvénient de n’avoir jamais réellement existé en tant que tel. Cela fait penser à l’établissement d’une édition critique d’un texte ancien, antique ou médiéval : l’éditeur se choisit un Grundtext, le moins fautif possible, auquel il adjoint des leçons rassemblées à partir de toutes les copies disponibles : le texte est crédible scientifiquement mais point historiquement puisque la copie ainsi obtenue ne s’est jamais trouvée sous les yeux d’un quelconque utilisateur… Cette remarque ne vise pas à entamer l’immense mérite d’Urbach mais elle veut attirer l’attention sur le décalage qui peut résulter d’un tel traitement appliqué à un texte de nature religieuse.
Quand on parle de tradition littéraire, on évoque des titres d’ouvrages mais aussi des noms d’auteurs. Or, nous voyons bien que la Tora orale, collationnée par des scribes ou des rédacteurs anonymes, ne possède pas vraiment la notion d’auteur ou de paternité littéraire ; tous ceux qui y ont contribué n’ont pas toujours accolé leur nom à ce travail de fourmi, ils se sont simplement et sincèrement mis au service de leur propre tradition religieuse. C’est pour cette raison qu’on ne réussit pas toujours à faire le départ entre les rédacteurs, les compilateurs et les traditionnaires… Puisque le Talmud fait dialoguer des personnes qui ne vivaient pas toujours à la même époque, même s’il s’agit de dialogues fictifs ou de joutes oratoire entre des disciples parlant au nom de leurs défunts maîtres, il nous faut admettre qu’ils tissent un textus constitué de matériaux parfois très anciens. Est-il alors possible de les dater ? C’est très difficile et c’est ce qui explique que Arnold Maria Goldberg, grand spécialiste allemand de la littérature talmudique ou midrashique, a parlé de le Tora orale comme d’une littérature de citations (Zitatliteratur)… La recherche moderne a choisi, depuis le XIXe siècle, de nommer généralement le dernier rédacteur d’un texte : c’est ainsi que Rabbi (Rabbi Juda le prince ou encore Rabbénu ha Kadosh (notre saint maître) devient le rédacteur de la Mishna, rabbi Hiyya celui de la Tosefta, rabbi Yohanan, celui du Talmud de Jérusalem et Rav Ashi ainsi que Rabbina, ceux du Talmud de Babylone dont on dit plus haut qu’il constituait la base même de la pratique religieuse juive.
Mais cet ensemble quelque peu chaotique que représente cette Tora orale mais désormais écrite, offre, malgré tout, des points d’ancrage. Ainsi, lorsqu’on identifie une citation rencontrée pour la première fois, on peut chercher à savoir qui en est l’auteur et parvenir grâce à ses indications de naissance et de décès, à dégager un terminus ante quem et un terminus post quem… C’est la raison pour laquelle, ainsi que nous le verrons plus loin, on parle de générations (première, deuxième, troisième, etc…) de sages et que nous ne donnons pas de dates de naissance et de mort. Mais nous savons, par exemple, qui était un sage de Babylonie (nahoté : en araméen, ceux qui sont descendus de Terre sainte pour aller vivre en Babylonie) et qui opérait en terre d’Israël. Les noms des différents maîtres nous sont d’un certain secours ; cette méthode s’est révélée utile, tout en laissant subsister certaine difficultés. Le savant le plus érudit dans cette discipline s’appelait Wilhelm Bacher, juif hongrois de culture allemande qui a réuni et traduit dans sa langue de culture toutes les aggadot du Talmud et identifié la quasi totalité de leurs auteurs ou des disciples parlant en leur nom (voir Die aggada der Tannaiten, die Aggada der baylonischen Amoräer, Tradition und Tradenten) : tous ces ouvrages de fond ont été réédités chez Olms à Hildesheim. Ils continuent de faire autorité dans notre domaine même si la maîtrise de la langue de Goethe a tendance à se faire de plus en plus rare.
Certains sages ne connaissent qu’une seule occurrence dans le Talmud tandis que d’autres sont parfois plusieurs à porter le même nom, tout en n’ayant pas vécu à la même évoque : autant d’éléments qui rendent plus malaisées les investigations de la recherche. Mais d’autres savants ont ouvert d’autres chantiers, en poursuivant par exemple l’évolution de la règle normative juive tandis que d’autres comme Jack Neusner et ses disciples se sont préoccupés de l’histoire de la forme, i.e. comment on relate les histoires talmudiques, comment on nomme les auteurs, etc… En effet, le bloc monolithique que veut nous transmettre la tradition rabbinique, laisse apparaître la marque de l’évolution, laquelle permet de remonter à des stades plus primitifs de l’évolution. Mais par la forme que prend le style on peut identifier avec plus ou moins de précision une époque ou une école, grâce, notamment, aux éléments qu’elle utilise pour rendre compte. Nous avons alors affaire à trois acteurs : les auteurs, les rédacteurs et enfin les collecteurs des traditions anciennes.
Nous ne pouvons accorder du crédit aux présentations biographiques des docteurs de la Tora par le Talmud. Yoma fol. 38b dit ceci : Avant que le soleil de ‘Eli ne se couchât, le soleil de Samuel se leva sur Rama. KIddushin foL 72b illustre bien mieux encore cette méthode qui sert une vue théologique bien plus qu’une vérité historique : Mar dit : à la mort de rabbi Akiba, Rabbi vit le jour ; lorsque Rabbi mourut, rabbi Yehuda vit le jour ; lorsqu’il disparut, Raba vit le jour ; lorsqu’il mourut, Ashi vit le jour. Ceci pour t’apprendre qu’un Juste ne quitte jamais ce monde avant qu’un autre juste n’ait été créé… De telles déclarations, pour louables qu’elles soient, n’apportent pas la moindre information fiable pour la biographie des sages ; elles se contentent seulement de clamer leur foi en un ordre éthique universel qui garantit que la religion d’Israël est constamment entre les mains de grands maîtres, dignes de confiance. On verra plus loin que c’est pour cette raison que la tradition a statué l’existence de cinq générations de Tannaïm (maîtres de la Mishna) et de sept générations d’Amoraïm ; c’est utile et commode à la fois, mais cela ne nous fournit pas de dates précises de naissance et de mort.
De même que la Bible n’est pas un livre d’histoire mais offre plutôt une lecture théologique de celle-ci, la Tora orale ne se préoccupe guère de la successivité ni de l’antériorité des croyances et des opinions puisque son vœu le plus cher est de présenter une tradition unique et cohérente. Mais l’exemple le plus instructif de cette approche assez pragmatique reste toujours la biographie semi-légendaire de rabbi Akiba : Pour en faire ressortir au mieux le caractère exemplaire, à savoir que cette vie pourrait être celle de n’importe qui d’autre veut bien s’en donner la peine, on apprend que jusqu’à l’âge de quarante ans, Akiba était un inculte intégral, qu’il découvrit le charme envoûtant de la Tora, se tailla des grands succès, mit sur pied un système herméneutique qui lui était propre, forma d’innombrables disciples et mourut en martyr. Ce parcours semble être sorti tout droit de l’imaginaire d’un auteur, rédigeant son texte bien des années après les faits, réels ou romancés, qu’il relate. Si l’on osait, on citerait le titre des Mémoires de Goethe, Dichtung und Wahrheit, Poésie et vérité. Cette vie que le rédacteur dresse à grands traits pour ses lecteurs relève plus de la poésie que de la vérité.
On a vu que la tradition talmudique situe à ses origines un couple antithétique de deux grands maîtres, l’un, Shammaï, connu pour son rigorisme et sa rigidité envers le monde et les hommes, l’autre, Hillel l’ancien (Hillel ha-zaken), connu pour sa bonté naturelle et sa recherche de la paix en toutes circonstances. Bien que chacun de ces deux maîtres se voient attribuer toute une école composée de nombreux étudiants, il est presque impossible de séparer le fait historique avéré des traits légendaires qui parcourent les témoignages talmudiques à leur sujet… Jack Neusner lui-même en a fait l’expérience puisqu’il a dû scinder sa vie académique en tant que chercheur en deux périodes : précritique et critique. Ayant publié au tout début de sa carrière en 1962 Une vie de Rabbi Yohanan ben Zakkaï en anglais, il remaniera largement son livre en 1970 pour ne plus parler que de : Traditions concernant Yohanan ben Zakkaï, avec cet additif hautement significatif : Le développement d’une légende. Il prenait de la distance par rapport à ses sources talmudiques et haggadiques.
Il faut aussi signaler un autre grand spécialiste des écrits traditionnels de l’époque talmudique, Géza Vermès, l’auteur de Tradition and scripture : Haggadic Studies (Leyde, Brill, 1973) : avec Neusner, Peter Schäfer et E.E. Urbach, il fait incontestablement partie des meilleurs spécialistes de notre sujet. Dans une étude publiée en 1972 dans le Journal for Jewish Studies, il évoque la prestigieuse figure du sage rabbi Hanina ben Dossa, vivant au premier siècle de l’ère chrétienne. Il fut à la fois un grand maître, un faiseur de miracles et un guérisseur. Par quelques aspects de sa personnalité il évoque fortement certaines qualités généralement dévolues à Jésus. Ce grand sage n’avait pas que des amis parmi ses collègues envieux et vindicatifs : le fameux rabbi Siméon ben Shétah, connu pour son rigorisme et sa manie de subodorer un peu partout l’hérésie, au point qu’il fit exécuter les soixante-dix sorcières d’Ascalon, ne voyait pas d’un très bon œil ses «miracles de thaumaturge» et le lui fit savoir.
Une anecdote le concernant, est relatée par Ta’anit fol. 25a : A sa fille qui se reprochait d’avoir confondu deux fioles et d’avoir rempli sa lampe avec du vinaigre au lieu d’huile, Hanina répondit dans un grand élan de foi ou simplement avec flegme : Celui qui a commandé à l’huile de brûler commandera aussi au vinaigre d’en faire autant.[1]
[1] Maurice-Ruben Hayoun, La littérature rabbinique. Paris, PUF, 1990, p 34.