IDISS* ou quand Robert Badinter immortalise son inoubliable grand-mère…
Quel livre poignant sans être larmoyant Quel amour, quelle sensibilité, quelle pudeur aussi de la part d’un homme qui a atteint un âge canonique (révérence gardée). J’ai vraiment beaucoup aimé ce livre et en recommande la lecture à tous les publics, jeunes et moins jeunes, qu’ils soient juifs ou non. J’ai pourtant failli passer à côté… Non point de mon fait mais en raison de la réponse négative formulée sans ménagement à la demande, relayée par la Tribune de Genève et JForum d’ envoyer un exemplaire de service de presse, opposée par la responsable M.A.
IDISS* ou quand Robert Badinter immortalise son inoubliable grand-mère…
C’est bien la première fois qu’un tel incident se produit… Ce matin, une fois la lecture achevée, je me félicite de m’être procuré cet ouvrage par mes propres moyens et d’en faire un élogieux compte rendu ici même. Idiss le valait bien.
Cette femme, simple, animée d’une foi naïve, transmise par des parents si pieux et si traditionnalistes, locuteurs du yddish, symbolise à elle seule tout le sort du peuple juif dont elle est issue. Et aussi une authentique représentante. Elle m’a incité à me poser une question que le ressasse en tant que professeur d’université depuis des décennies : Les Juifs ont-ils une Histoire ou simplement un destin ? J’ai eu l’impression qu’Idiss, comme le père de RB, comme ses oncles, et tant d’autres, ont été écrasés par un destin implacable : on se souvient des larmes versées par l’auteur lors d’une émission de télévision, lorsqu’il dit au sujet de son père, Simon Badinter : Il n’est pas revenu…(de déportation)
Mais revenons au personnage central, cette grand mère aimante que tout un chacun aimerait avoir …Arrachée à son milieu de naissance, comme une plante coupée de son terreau où la vie devenait impossible en raison de l’antisémitisme sous toutes ses formes, Idiss ne savait sûrement pas que la providence divine allait confier à d’humaines mains, en l’occurrence celles de son petit fils chéri, le soin d’assurer son immortalité dans le pays, dans la cité où elle repose pour l’éternité… Et ce rejeton d’Idiss n’est pas vraiment le premier venu…
Ce livre permet de révéler une face non pas cachée mais peu connue de RB. Ceux qui ont eu une ou plusieurs fois le privilège de parler quelques instants avec l’auteur ( c’est mon cas lors de réceptions à la résidence de l’ambassadeur d’Allemagne à Paris), n’ont pas manqué de noter une certaine réserve, voire même une froideur, une insensibilité étonnante. Mais quand on lit ce livre dédié à la mémoire d’Idiss, sa grand-mère maternelle, on sent que l’homme qui a tenu la plume est doté d’une sensibilité profonde. Et surtout, on le sent investi d’une piété affective sans pareille à l’ égard de cette vieille dame qui ne parle pratiquement pas un seul mot de français, une dame certes digne et présentable, mais totalement illettrée, s’i l’on excepte sa langue yiddish natale, la seule langue dans laquelle elle exprime ses sentiments, ses craintes et ses espoirs.
Très émouvantes sont les évocations par RB des prières silencieuses chuchotées par Idiss en yiddish qu’il ne maîtrise pas (contrairement à son frère aîné Claude), suppliques adressées au bon Dieu pour qu’il étend son pavillon de paix et sa main protectrice sur sa chère famille… RB décrit la mine terrifiée de sa grand mère qui comprenait les discours en allemand d’Hitler, diffusés par la radio. A ces moments-là, cette vieille dame se sentait rattrapée par le passé, qui accompagne ce peuple d’Israël depuis toujours…
Plusieurs choses m’ont frappé à la lecture de ce livre qu’on ne repose qu’après l’avoir dévoré de la première à la dernière ligne : il est essentiellement dédié à Idiss dont certains détails savoureux nous font parfois sourire ; et notamment, ses aventures comme contrebandière, trafiquante de tabac blond à la frontière, le combat quasi quotidien avec un époux atteint par la maladie du jeu où il dilapide l’argent du ménage qui n’en avait pas tant… Robert Badinter exhume de sa mémoire de jeune garçon tant d’événements, tout un vécu de cette grand-mère dont la vie ou plutôt la pénible existence a conduit sa famille des rives lointaines de la Bessarabie jusqu’à Paris dont il nous brosse l’effet magique produit sur cette vieille dame, arrachée au Yddish land, ce monde oublié, détruit, anéanti et dont Joseph Roth, en autres, aimait évoquer le doux souvenir, notamment dans son inoubliable ouvrage intitulé Le poids de la grâce où une pauvre mère met au monde un enfant anormal qui, après tant de vicissitudes, sera appelé à un grand avenir.
On lit avec un effarement que Simon Badinter, fourreur de son état, voyait son fils lui succéder, après avoir fait son droit évidemment… ! Le père de ce futur juriste éminent, ne pouvait pas imaginer que son cher enfant allait acquérir une renommée universelle par son combat en faveur de l’abolition de la peine capitale dans notre pays , Dans ce livre, c’est Idiss qui est à l’honneur ; certes, les parents sont maintes cités (Simon et Chifra-Charlotte), sans jamais occuper la première place. C’est la grand-mère Idiss qui peuple toute la mémoire de son petit fils. C’est elle qui a le plus façonné son caractère, lui inculquant cet optimisme typiquement juif qui cherche à se rassurer lui-même dans les situations les plus critiques, les plus désespérées. Découvrez cette scène qui se passe sur un banc du jardin public où Idiss sort de son sac un croissant ou un gâteau qu’elle présente à son petit fils qui lui dit : mais non grand mère, c’est pour toi. Et les deux se partagent le gâteau. Cette scène, à elle seule, mérite qu’on lise ce beau livre.
Bien qu’Idiss fût, du propre aveu de son petit fils, illettrée (mais illettrée ne signifie pas inculte ni stupide), R.B arrive à communiquer avec elle par le langage de l’amour, de l’affection et de l’attachement. Je dois vraiment redire que je m’y attendais pas de la part de R.B. J’ai eu quelque difficulté à m’en convaincre. Un adage talmudique nous apprend que les paroles qui sortent du cœur rentrent dans le cœur (de celui auquel elles sont adressées) Et cela se vérifie : que de petits détails, que de choses petites ou grandes se sont gravées dans la mémoire d’homme de RB qui se penche sur sa vie et son passé à quatre-vingt-dix ans. Particulièrement saisissante est l’évocation de la séparation des deux petits enfants (Robert et Claude) de leur grand mère bien aimée qui sera emportée par un cancer de l’estomac… La vieille dame avait peut-être un accent yddish à couper au couteau, elle ignorait même les règles les plus simples de la langue de Voltaire, elle n’en était pas moins intuitive et sensible. Alitée, se sachant condamnée par la maladie, comprenant aussi, mais sans le dire, le douloureux dilemme de sa fille chez laquelle elle vivait, elle salue leur départ en zone libre après la défaite retentissante des armées françaises.
Il me semble que l’exemple de cette femme illustre bien la condition juive dans ce bas monde. Au fond, elle incarne, en dépit de son illettrisme la grave question des rapports entre l’identité juive et la culture européenne, une culture dans le cadre de laquelle les grands intellectuels juif ont donné le meilleur d’eux-mêmes sans qu’on ait consenti, en ce temps là, à saluer même modestement leurs indéniables mérites. Théodore Mommsen, le grand spécialiste protestant de la Rome antique, vivant au XIXe siècle à Berlin, a bien souligné le rôle joué par l’antisémitisme dans toute la culture occidentale. Voici ce qu’il écrivit en substance dans un Reich gangréné par cette haine d’Israël : « lorsqu’Israël fit sa première apparition sur la scène de l’Histoire mondiale, il n’était pas seul mais était accompagné par un frère jumeau, l’antisémitisme »
C’est ce qu’a vécu Idiss, une pauvre femme enterrée à la sauvette, à Bagneux, en présente de quelques rares membres de sa famille. Le dernier mot de ce livre de RB est le suivant : malheur…
Cela se comprend mais il faut garder l’espoir que demain les choses iront mieux. Au fond, c’est que sa grand mère Idiss n’a jamais cessé de faire durant son passage sur cette terre.
* Editions Fayard, 2018