La confusion des sentiments de Stefan Zweig (Robert Laffont, 2018)
Les lecteurs qui nous font l’amitié de nous suivre dans nos publications ici même se sont aperçus de notre dilection pour l’écrivain judéo-autrichien et son œuvre. Il excelle dans l’art de la nouvelle, mais ses biographies romancées n’en sont pas moins très agréables à lire. Je pense vraiment que si cet homme, ballotté d’un pays à l’autre, d’une nationalité à l’autre, ne s’était pas suicidé avec sa seconde épouse au Brésil en 1942, il aura sûrement reçu le Prix Nobel de littérature au cours des années suivantes, après Hermann Hess et Thomas Mann. . Mais le destin en a décidé autrement ; un aspect de sa vie a dû faire pencher le plateau de la balance : sa langue d’écrivain, sa langue maternelle allemande était aussi devenue par le tragique de l’histoire, aussi celle des oppresseurs… Et son dernier livre, à savoir ses Mémoires, intitulées Le monde d’hier. Mémoires d’un Européen nous fait sentir ce terrible drame
La confusion des sentiments de Stefan Zweig (Robert Laffont, 2018)
Dans cette nouvelle un peu particulière, Zweig analyse les sentiments qui peuvent émerger entre deux êtres que la société, telle que la connaissait l’auteur, ne peut accepter. Il s’agit de l’homosexualité masculine, pire encore, du rapprochement sentimental entre un professeur d’université et l’un des étudiants.
Mais la nouvelle, couvrant 150 pages, commence par des déclarations désabusées d’un universitaire auquel collègues et étudiants offrent une sorte de volume d’hommage qui prétend tout savoir sur l’homme qu’il est et l’œuvre accomplie, alors, qu’en réalité, ce genre de littérature passe à côté de l’essentiel : on sait tout sur ce que j’ai fait mais rien, absolument rien, sur moi et sur ce que je suis, sur mes violents conflits intérieurs, etc.. On sent ici le patient de Sigmund Freud.
Après ces quelques remarques préliminaires qui se veulent aussi une critique assez acerbe des mœurs universitaires et du monde professoral, jadis très en vogue (songez que les professeurs au début du XXe siècle avaient encore droit à l’appellation Herr Geheimrat, Monsieur le Conseiller d’Etat…) le jeune homme qui cherche sa voie est envoyé à Berlin par son père, un sévère proviseur de lycée. Mais dans la capitale prussienne, le jeune homme passe son temps avec des filles d’auberge qu’il séduit à merveille. Et l’intuition paternelle fait que cet homme, élevé dans le culte absolu du devoir, débarque dans la chambre de son fils, sans prévenir, alors que celui-ci est justement en compagnie d’une femme. L’entrevue se passe très mal : les deux hommes sont gênés… Mais un accord est trouvé : le jeune homme ira faire ses études dans une petite université de province où tout le monde se connaît, où les plaisirs sont rares et l’atmosphère propice à l’étude.
Mais là, le père, bien involontairement, fait chuter son fils de Charybde en Scylla car le mal suprême va désormais venir du milieu universitaire lui-même ; les tendances homosexuelles du professeur dont le jeune homme veut suivre les enseignements. Pour bien montrer ce visage à la Janus, Zweig nous donne deux descriptions opposées du professeur en question : vu de dos, il est un excellent orateur, au point de déchaîner l’admiration, ou l’extase de ses étudiants. Mais vu de face, on nous présente un homme voûté, âgé, fatigué, marqué, le double antithétique de ce pour quoi il veut se faire passer.
Résumons rapidement : le professeur, secrètement épris de son étudiant lui propose de louer une chambre dans la même maison que lui et son épouse.. Au fil des jours, l’étudiant demande à son maître (c’est ainsi qu’il le nomme) pourquoi il ne publie pratiquement plus rien. A quoi ce dernier répond qu’il ne veut plus écrire. L’étudiant réplique : dictez moi et je prendrai tout en notes… L’exercice se poursuit pendant plusieurs semaines.
Mais un soir, alors que l’étudiant dort dans son chambre, il entend craquer l’escalier en bois menant à sa chambre, donc à un étage dont il est le seul occupant. Pris de panique, il reconnaît le pas lourd du vieil homme qui arrive dans sa chambre, une chandelle à la main… Les choses s’arrêtent là, quoique pas vraiment.
Car un matin, le professeur disparaît de chez lui et laisse son épouse en compagnie de son étudiant. La femme se confie à son jeune collataire : son mari n’a aucun rapport physique avec elle puisqu’il est homosexuel. Elle lui raconte ce que le mari confessera lui-même un peu plus tard : quand il ne peut plus se retenir et qu’il doit assouvir sa passion sans plus attendre, il prend alors incognito le train pour se rendre dans une grande ville où personne ne le connaît et où il fréquente ce qu’elle nomme la lie de l’humanité…
Quand il revient enfin de sa longue tournée des bouges d’autres villes, le fameux professeur explique qu’il souffre, qu’il doit cacher son homosexualité, qu’une fois, des gens malintentionnés l’ont menacé de chantage, s’asseyant au tout premier rang de l’amphithéâtre.
Les descriptions et les analyses psychologiques trahissent un aspect constitutif de ces nouvelles psychologiques ; Comme dans Amok ou le joueur d’échec, il y a un inavouable secret, une sorte de ver dans le fruit, en dépit d’apparences qui s’avèrent trompeuses. Cet écrivain insiste toujours sur l’ambiguïté fondamentale de la nature humaine. C’est un pessimiste qui désespère d’une éventuelle régénérescence de ses congénères. Finalement , il en est mort.
Fidèle à lui-même, Zweig analyse les sentiments humains dans une atmosphère crépusculaire, où les uns et les autre ne sont vraiment ce qu’ils croient être…