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Norman C. TOBIAS : La conscience juive de l’église. Jules Isaac et le concile Vatican II (Salvator)

  

Norman C. TOBIAS : La conscience juive de l’église. Jules Isaac et le concile Vatican II (Salvator)

Voici enfin traduit en langue française un excellent ouvrage qui analyse dans ses moindres détails l’influence réelle, décisive, exercée par un petit historien juif sur une mutation doctrinale et théologique d’une formidable institution bimillénaire qu’un critique littéraire comme Ferdinand Brunetière nommait : une puissance mondiale… Même si nous restons dans les limites et les normes du commentaire historique, cela ne nous interdit pas de saluer ce coup d’éclat qui vire entièrement au prodige : un historien français de confession juive, se disant lui-même plus lorrain que juif, bien que né en Normandie, parvint à force de travail, d’effort et de persuasion à amener cette même puissance catholique mondiale à se recentrer, à revenir sur des accusations qu’elle traînait dans son sillage depuis deux millénaires, bref à se remettre en question sur point nodal : sa relation à la matrice dans laquelle elle naquit, à savoir la synagogue.

  

Norman C. TOBIAS : La conscience juive de l’église. Jules Isaac et le concile Vatican II (Salvator)

 

Qu’il me soit permis d’apporter ici un humble témoignage attestant la diffusion du livre de Jules Isaac dans de simples familles juives d’Afrique du nord comme la mienne… Jules Isaac avait publié en 1948 un immense travail, solidement documenté sur Jésus et Israël. Quel courage et quelle force d’abnégation ! Ce savant agrégé d’histoire entreprit ce travail alors qu’il était quasiment le seul survivant de la Shoah, seul son jeune fils revint, si je me trompe… Et son livre, je l’eus dans les mains pour la première fois alors que je n’avais pas encore treize ans. Je le découvris dans la bibliothèque dans mes parents en Algérie, qui avaient dû l’acquérir lors d’une tournée de promotions de vente dans les communautés juives. Le titre comprenant le terme Israël aiguisa ma curiosité ; je tentais de le feuilleter, en vain car il dépassait les cinq cents pages. Mais je regardais au hasard vers la fin et une phrase de l’auteur resta gravée dans ma mémoire. Je la résume en substance : l’église doit laisser son messianisme à Israël…

Le vieux philosophe germaniste que je suis devenu cinquante ans plus tard était alors à des années-lumière de toutes les implications religieuses et théologiques d’une telle exigence : Jules Isaac demandait à l’église ne moins que de reconnaître que le judaïsme faisait encore partie de la vie et des vivants, que Dieu ne l’avait jamais rejeté, qu’il avait un projet et était animé d’une vision. S’ajoutait à cette exigence une foule d’autres demandes : ne pas dire que les Juifs sont perfides, que tout salut passe par l’Eglise, que les Juifs sont un peuple déicide, bref toutes ces horreurs qui, directement ou indirectement, ne sont pas étrangères à la perpétration de la Shoah…

En feuilletant ce beau livre de Tobias que mon éminent collègue et ami, le professeur Yves CHEVALIER a bien voulu me faire envoyer, je me suis souvenu d’une phrase d’un grand spécialiste allemand de la Rome antique, Théodore Mommsen, qui vivait au XIXe siècle. Cet universitaire germanique fut le seul à prendre le parti de Heinrich Grätz, dans son furieux débat avec l’historien nationaliste Heinrich von Treitschke… Mais cette phrase que je vais citer, touche à l’origine (chrétienne) de l’antisémitisme, un thème qui a retenu toute l’attention de Jules Isaac. Mommsen dit : Lorsque Israël fit son apparition sur la scène de l’histoire universelle, il n’était pas seul, mais était accompagné d’un frère jumeau : l’antisémitisme

Le message est clair : la naissance même, la seule présence d’Israël suscite, provoque une réaction de rejet et d’hostilité ! Jules Isaac, quant à lui, assignait à ce type d’antisémitisme une origine chrétienne. On peut discuter de l’honnêteté ou de la malhonnête de ceux qui assignèrent à cet antisémitisme une origine scripturaire, évangélique ; une seule chose demeure incontestable ; l’église catholique a abrité en son sein durant deux millénaires une haine à peine imaginable à l’égard des juifs et du judaïsme. Et c’est le mérite de Jules Isaac d’avoir plaidé au plus haut niveau de la hiérarchie catholique, au Vatican, pour qu’il y soit mis fin.

Il m’est impossible de discuter tous les détails de ce livre, si érudit et si élégamment traduit mais certains points latéraux m’intéressent. Notamment comment cet homme vivait sa judéité. Nous ne vivons pas à la même époque : pour moi, le judaïsme, sa culture, sa philosophie, ses valeurs transcendent tout le reste, même si je suis laïc et républicain. Mais je me demande comment cet homme qui a à peine fait sa bar-mitwa est resté attaché à ses origines, a défié une église superpuissante, pour finir par consacrer sa vie et son œuvre à la défense du judaïsme. A mes yeux, cet homme pose aussi la question de l’adéquation entre l’identité juive et la culture européenne : est ce que les juifs ne sont qu’une communauté religieuse (une religion comme les autres), ne sont ils qu’une communauté nationale (un peuple comme les autres), ou sont ils les deux à la fois ? Pour Isaac, la réponse était claire, même après la Shoah : français, socialiste, laïc… Je ne saurais lui reprocher de nier à ce point son essence juive (je ne suis pas juif et si je l’étais je serais chrétien) mais de telles déclarations interpellent. Reconnaissons lui tous les mérites qui lui reviennent de droit, sans adhérer à ses positions de principe. Je signale que son propre fils Daniel s’est converti avant d’aller rejoindre les forces françaises libres en Afrique du Nord. Mais, répétons le, l’époque était spéciale… Car, quand je me plonge dans les écrits de Juifs allemands pourchassés par la Gestapo, je comprends bien que le judaïsme était devenu insupportable et synonyme de mort prochaine.

Nous avons donc affaire à un juif déjudaïsé, non pratiquant (ce qui est son droit) mais qui défend toujours noblement la cause juive. Je pense notamment au débat avec Daniel-Rops selon lequel la Shoah, crime abominable, serait une sorte de châtiment envoyé du ciel pour punir un peuple déicide… Il fallait oser le faire et certaines publications très chrétiennes avaient refusé de publier la réponse de Jules Isaac. C’est dire l’immensité du travail effectué par cet homme. Cela me fait penser à la différence opérée par l’historien américain Yossef Hayyim Yerushalmi entre le judaïsme terminable et le judaïsme interminable ; le premier peut disparaître, le second persiste à tout jamais.

Mais il faut conclure : sans l’intervention massive et intelligente de Jules Isaac, le texte de Nostra Ætate ne serait pas devenu ce qu’il est. Le titre de ce beau livre La conscience juive de l’église est très adéquat. Au fond, le débat entre nous, juifs, et nos frères chrétiens, c’est le débat entre nous et nous-mêmes.

Mais ce qui m’émeut le plus, c’est qu’à à la toute dernière page de l’ouvrage, j’ai retrouvé l’intitulé hébraïque d’un chant qu’on nous enseignait au Talmud Tora lorsque nous étions enfants : Ani maamin……… je crois de foi parfaite en la venue du Messie, et même s’ il venait à prendre du retard, j’attendrai son arrivée.

Et cela aussi nous le devons à Jules Isaac, un Juif étonnant.

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