Sans commettre d’injustice envers d’autres spécialistes de cette discipline qui semble faire florès cet an ci, mon ami Alexandre Adler se révèle l’un des plus grands maîtres de cette approche de l’histoire ancienne ou contemporaine en montrant l’enchaînement des causes, la portée universelle des effets et l’intrication, parfois indémêlable, des événements qui se produisent sous nos yeux, sans que l’on sache vraiment ce qu’ils signifient ou ce qu’ils annoncent. Et si le lecteur veut bien se donner la peine de lire patiemment cet ouvrage si vaste et si bien écrit, il sera époustouflé par la science historique de l’auteur.
Le temps des apocalypses (Grasset)
Juste un élément matériel pour voir de quoi il s’agit : l’introduction –et quelle introduction- qui nous mène de l’Occident au Japon et en Chine, de l’époque médiévale au siècle des Lumières et plus loin encore, bref le lecteur non averti que je suis, se noie un petit peu sous ce flot de dates et d’événements, mais les développements brillants de l’auteur viennent immédiatement à son secours.
Mais j’ai tout de même une petite réserve : bien que germaniste, donc habitué aux phrases longues, à tiroirs, avec des auxiliaires à la fin de phrases qui, comme chez Thomas Mann, couvrent tout un paragraphe. En langue française, il faut suivre l’exemple éclairant de Voltaire, sujet, verbe, complément. En somme, le prédicat ne doit pas être rejeté à la fin, il doit rester proche du groupe verbal… Cette toute petite réserve mise à part, la lecture de ce livre constitue une véritable délectation.
Voici ce que l’auteur écrit sur son projet dans ce livre qui porte bien son nom, Le temps des apocalypses, dans les dernières pages de cette si longue introduction où il entendait reconstituer les principales étapes de la constitution de la pensée géopolitique : … la géopolitique intervient avec ses hypothèses et ses méthodes de manière particulièrement pertinente lorsque disparaissent peu à peu de la surface de la planète ces deux constructions alternatives qu’auront été les associations religieuses et les empires conquérants. P 125)
Enfin, l’un des meilleurs commentateurs de la chose politique (ou géopolitique) en France qui veut bien admettre que la religion ou ce qui en tient lieu, joue un rôle non négligeable dans la survenue, l’irruption de conflits dans ce monde. Ce sont des guerres aux racines religieuses qu’aucun système conceptuel, fondé sur la diplomatie et les bases de la pensée occidentale, ne peut résoudre. C’est un peu comme un médecin, même des plus réputés, pense guérir un tel patient sans se pencher sur ses croyances ou ses convictions profondes. Les guerres aux racines religieuses n’excluent nullement des causes reliées au nationalisme mais ce que le concept ne réussit pas à évacuer, ce sont les symboles qui se cristallisent, pour ainsi dire, dans l’âme d’hommes ou de femmes souvent fanatiques. Aucune dialectique, aucun raisonnement, même des plus clairs ne pourra les convaincre. Et le conflit israélo- palestinien, qui a commencé par être israélo-arabe, en est la meilleure illustration, si on veut bien laisser de côté le problème du Cachemire qui oppose l’Inde au Pakistan depuis toujours.
Le premier chapitre, lui aussi d’une longueur conséquente, retrace l’histoire géopolitique de l’Europe bien avant la grande guerre dont les dommages, si j’ai bien lu, se sont faits sentir bien après la paix. L’auteur saisit la situation des quatre grandes puissances qui avaient à la fois une position dominante ou déterminante, grille de lecture héritée de son maître Louis Althusser : La France et l’Angleterre, l’Allemagne et la Russie. On voit se déployer le génie ordonnateur d’Alexandre Adler qui met de l’ordre dans cette succession de noms et d’événements sans jamais être simpliste. J’ai relevé ce qu’on pourrait appeler les occasions manquées d’un rapprochement avec la Russie tsariste et même soviétique, si l’on se souvient bien des manœuvres de Charles de Gaule afin d’échapper à l’emprise des deux blocs et de préserver l’indépendance nationale et de donner une substance à cette vue de l’esprit qu’était une certaine idée de la France… Cela fait penser à un autre leurre de soi, bien plus proche de nous mais aujourd’hui tombé en désuétude, l’exception culturelle française…
Ce qu’on apprend sur l’Ecosse, par exemple, sur les lointaines origines juives de certain membres des familles royales européennes, est fascinant. Et par dessus tout, on comprend un peu mieux les subtilités de la diplomatie internationale. Sans Churchill, la Royaume Uni aurait il suivi de chemin de la dignité et de la résistance jusqu’au bout ? C’est peu probable puisque certaines relations familiales poussaient quelques cercles influents à rechercher l’apaisement, une sorte de modus vivendi avec l’Allemagne nazie.
En gros, les deux guerres mondiales, et surtout le première, ont sapé l’influence déterminante de Paris et de Londres qui durent céder leur appétit de puissance et de pouvoir aux USA qui prirent la relève de l’ancien monde. Je ne sais qui avait dit que la France et toute l’Europe de l’Ouest ont été reconstruites avec des dollars et avec des roubles… Mais c’est bien véridique.
Mais aujourd’hui ce qui est en train de changer dans le monde c’est la montée en puissance de la Chine qui exhibe ses ambitions ouvertement avec cette fameuse route de la soie. C’est le grand projet de l’actuel grand timonier puisqu’il s’est affranchi de la règle qui limitait à deux mandats l’occupation du pouvoir suprême. Les USA de Donald Trump ont identifié l’empire du milieu comme la nouvelle menace pour eux et pour toute leur politique, notamment en Asie où la Chine se considère chez elle et aussi comme la plus grande puissance… On a même assisté à des tensions en Mer de Chine et ailleurs en Asie. Même les positions traditionnelles de la France en Afrique suscitent l’appétit de l’ogre chinois. Songez que même un pays aussi petit qu’Israël fiat venir des travailleurs chinois sur son sol !
Depuis peu d’années, et à la suite du déclenchement du terrorisme islamiste, l’Union Européenne cherche sa voie et ne parvient toujours pas à consolider son unité. Les anciens états d’Europe de l’Est ont tendance à se regrouper, loin de leurs voisins situés à l’Ouest, ce qui donne une mauvaise impression de la situation. Et je ne parle même pas de la crise suscitée par les migrants. Y aura t il un jour une politique européenne commune à tous et parlant d’une seule et même voix ?
Sa conclusion, Alexandre Adler la consacre principalement au conflit du Proche Orient qui n’a plus qu’une simple existence résiduelle. D’abord parce que il ne s’agit plus d’un conflit israélo-arabe mais simplement israélo-palestinien : ce qui est un changement de fond dans cette affaire. Ensuite, parce que le camp arabe ne s’est pas seulement disloqué, il fait même machine arrière et commence à comprendre que l’Etat juif n’est pas son ennemi majeur mais tout au contraire d’autres entités, extérieures à la région et qui cherchent à s’y imposer au détriment de toutes les parties. Qui aurait parié il y simplement deux décennies qu’un royaume comme l’Arabie saoudite, gardienne des lieux saints nouerait des contacts à peine dissimulés avec Tel Aviv ? Même si la paix avec l’Egypte et la Jordanie est une paix glaciale, en raison de l’hostilité prononcée des opinions publiques de ces deux pays, le vent à tourné et les printemps arabes y sont pour quelque chose : tous ces états que rien n’unissait, hormis la haine vouée à Israël, prennent conscience que l’Etat juif est là pour durer et que les deux grandes puissances mondiales, Russie et USA, chacune à sa manière, ont pris acte de ce caractère incontournable… Quel est de nos jours le pays musulman qui est vraiment une démocratie ou qui ne court aucun risque d’être l’objet d’une flambée destructrice ? La Libye, l’Irak, le Liban, la Syrie, la Tunisie, jusques et y compris la Turquie où l’actuel président a mis en prison ou en liberté surveillée la moitié de son peuple… Même l’Algérie, véritable baril de poudre semble ne plus être épargnée…
Il y aurait tant de choses à ajouter mais le compte rendu est déjà assez long. Ce livre fera date dans les présentations à venir de la géopolitique au sein de laquelle Alexandre Adler doit être considéré comme un grand maître.