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Du sacrifice II…

Du sacrifice II…

Dans ce cycle de purification et d’absolution, décrit dans la première partie de cet article, on a évoqué le cas du substitut, c’est-à-dire la tierce personne ( si l’on peut ainsi parler de l’animal immolé) qui est innocente. L’animal ici est une simple monnaie d’échange, sacrifié pour qu’un être humain, à la nature pécheresse reconnue, retrouve son innocence et sa pureté originelles. Le sang de l’animal est un substitut du sang de l’homme qui aurait dû couler en raison du péché commis. Ce qui crée une contradiction presque insurmontable puisque ce cycle vertueux, la restauration de la bonne conduite d’un être peccamineux, ne peut se faire qu’au prix d’une injustice subie par un animal… Ce trait a retenu indirectement l’attention des talmudistes lorsqu’ils ont appréhendé la problématique de la ligature d’Isaac. Le chapitre XXII de la Genèse parle d’un bélier, qui se trouvait là par hasard, emprisonné à l’aide de ses cornes dans un buisson… Une main providentielle semble l’y avoir placé afin que le patriarche effectue son acte sacrificiel, mais d’une autre manière. Les historiens des religions voient dans cette histoire une allégorie bannissant le sacrifice humain et instaurant en lieu et place un sacrifice animal. Poussant jusqu’au bout le sérieux judaïque (E. Renan), le Talmud se demande comment un homme aussi vertueux que le patriarche Abraham a pu offrir en sacrifice un animal qui ne lui appartenait pas ? La réponse n’est pas difficile à trouver : tout appartient à Dieu, c’est lui qui a tout créé, Abraham n’a fait que lui rendre ce qui lui appartenait déjà.

 

Du sacrifice II…

 

Lorsque les conditions de pratiquer ce culte sacrificiel au Temple ne furent plus réunies, les élites religieuses de la nation durent trouver des solutions de rechange. Elles jetèrent leur dévolu sur trois substituts : la charité (tsedaka), la souffrance ou l’affliction (issourim) et la prière (tefilla). Et ces trois nouvelles formules fonctionnèrent depuis l’Antiquité juive à nos jours. Nul ne pouvant deviner la date d’une éventuelle reconstruction du Temple, le provisoire est devenu définitif.

La charité est une vertu cardinale de la piété juive. Lorsque les prophètes d’Israël dénonceront la perversion de la société juive contemporaine (au VIIIe siècle par exemple, dans le cas du prophète d’Isaïe), ils s’en prirent aux pervers qui offraient des sacrifices pléthoriques au Temple tout en adoptant une inconduite des plus choquantes. Isaïe cite en exemple le fait de pratiquer la charité : si l’on habille un être dénudé, si l’on donne de la nourriture aux affamés, si l’on prend soin de la veuve et de l’orphelin, c’est là accomplir fidèlement les prescriptions divines.

Quant aux souffrances, elle ont le don de nettoyer (memarekim), d’éloigner les fautes de l’homme : c’est ce que dit Berachot fol. 5a. Cette idée nous mène très loin puisqu’elle jouxte la problématique du martyre, c’est-à-dire de celui qui opère le sacrifice de soi-même, de sa propre personne. Au fond, c’est le summum de la souffrance, l’abnégation, le sacrifice suprême que le Talmud (Sanhédrin fol. 74a) structure de la manière suivante ; trois cas exigent que l’on trépasse au lieu de transgresser : le meurtre, la luxure et l’idolâtrie. Mais même dans ces trois cas, les sages opèrent des distinctions. Par exemple : si la non-observance de tel ou tel commandement se fait en privé ou en public. Si cela est dérobé au regard, quoique sous la contrainte, l’homme a le devoir suprême de préserver sa vie. Quand la tradition talmudique parle du martyre, elle utilise une expression consacrée : ‘al Qiddush ha-Shem (pour la sanctification du Nom divin).

Et cela nous conduit à parler des dix martyrs du royaume (Rome) (assara harougué malkhout), suppliciés en même que rabbi Akiba. Berachot fol. 61b donne des détails sur la cruauté de leur mise à mort. Rabbi Akiba agonisant prononce très lentement le dernier terme (EHaaaaad) de la profession de foi juive (Shéma’ Israël). A ses disciples qui assistent à son supplice (les exécutions étaient publiques) Il dit sa satisfaction de pouvoir quitter ce monde après avoir accompli ce commandement qu’il n’avait jamais pu accomplir précédemment… C’est l’illustration de la souffrance comme moyen d’expiation des péchés. Le cas de Rabbi Ishmaël qui faisait partie des martyrs, est encore plus instructif. Arrivé au ciel, il découvre qu’un autel divin existe aussi en haut ; il demande aux anges ce qu’on peut bien immoler sur de tels autels célestes : avez vous ici aussi du gros et du menu bétail ?. La réponse : nous y sacrifions les âmes des Justes… Nous sommes ici au cœur d’une parfaite théorisation du rôle purificateur de souffrances expiatrices.

La prière tient lieu de cœur de la spiritualité d’Israël. Elle permet à l’âme du peuple de s’épancher sur son sort mais pas uniquement puisqu’elle tresse en permanence des couronnes au Dieu d’Israël, créateur des cieux et de la terre. Les parties statutaires des prières quotidiennes (shéma Israël, dix-huit bénédictions et confessions diverses) contiennent des passages dans lesquels les orants confessent leurs péchés et implorent la rémission des fautes commises. A la longue, la prière a dépassé, et de très loin, la vocation lustrale et purificatrice des sacrifices.

Dans la seconde partie de son livre, Moshé Halbertal parle de la morale kantienne et de ses contradictions, notamment quand on met en vis-à-vis le dépassement de soi et l’impératif catégorique. Cette question morale est au centre de la problématique du sacrifice car, dans la vie morale, l’être doit faire des sacrifices, et notamment ce qui constitue sa vie affective, ses plaisirs et tout ce qui lui procure des sensations agréables. Et nous ne sortons pas toujours vainqueurs du combat opposant l’amour de soi et l’impératif qui commande absolument, c’est-à-dire dans tous les cas, ne souffrant aucune exception, de ne jamais utiliser l’autre comme un moyen : il est une fin en soi. On se souvient de la remarque ironique de Charles Péquy sur les mains pures de la morale kantienne… Nul ne peut faire abstraction de soi-même, pas même le mystique Maître Eckhart qui nous a enseigné la déprise de soi-même, la Abgeschiedenheit. Nul ne peut y parvenir en totalité. C’est le sacrifice de soi dans l’absolu.

La dernière partie de ce livre ne fait pas très harmonieusement contexte avec ce qui précède. Certes, l’analyse de l’abandon des prérogatives de la violence individuelle, recouvre bien la problématique de l’ouvrage, à savoir le sacrifice. Je n’en fais pas grief à l’auteur mais les exemples bibliques sont bien plus prégnants. Les références à Hobbes, Locke, Rousseau, Kant et Hegel, (même Wittgenstein est rapidement cité) sont éclairantes dans une certaine limite. Il est indéniable que l’homme moderne, passé de l’état de nature à l’état civil, donc politique, renonce par là-même à une certaine violence lui permettant de mettre son intérêt au-dessus de l’intérêt général. Il consent donc un sacrifice, en s’en remettant à l’Etat centralisé modern pour empêcher qu’il soit victime d’agression ou d’une mort prématurée, résultant d’une violence aveugle et incontrôlée. Il est vrai aussi que l’Etat entre en rivalité avec la sphère religieuse dans ce domaine précis : à qui doit on s’en remettre au fond ? A la religion, à la foi, ou à l’Etat  lequel devient presque une divinité moderne, comme le fait Hegel qui divinise l’Etat. En fait, l’auteur de La philosophie du droit était mû par d’autres motivations en rapport avec l’époque où il vivait…

Pour conclure, je reviens au talmud et au midrash qui nous rappellent ceci : lorsque les enfants ont achevé d’apprendre à lire les versets de la Torah, on s’est posé la question de savoir par quel livre du Pentateuque il fallait commencer l’étude… Le livre du Lévitique a été choisi. Mais pourquoi donc, ce livre est compliqué, difficile, etc.. La réponse donnée est la suivante : le Lévitique parle des choses pures et innocentes puisqu’il codifie le rituel des sacrifices.

Alors que les enfants, dans leur pureté et leur innocence, traitent de sujets qui leur ressemblent : les sacrifices purificateurs.

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