C’est à une longue et profonde réflexion sur les faiblesses de notre monde que nous convie ce grand moraliste franco-libanais qu’est Amin Maalouf. Le livre est largement autobiographique et se présente à la première personne du début à la fin. Et je dois dire que c’est très heureux puisque cela rend cette confession très attachante et empreinte, à certains endroits d’une touchante authenticité. En effet, quand vous prenez en main ce livre, vous n’avez qu’une hâte : arriver jusqu’au bout, jusqu’à la conclusion, savoir que nous sommes tous condamnés à faire naufrage ou s’il subsiste encore une petite lueur d’espoir pouvant nous rendre confiance en nous-mêmes et en notre monde, qu’il soit à l’échelle de l’univers ou réduit à notre petite espace de vie, et en l’occurrence le Liban, l’Egypte et le monde arabo-musulman en général…
Celles et ceux qui me font l’honneur de lire toutes mes chroniques savent combien j’aime l’œuvre de ce membre d’Académie française. Il m’en impose par son talent, sa sensibilité et surtout par sa modération et sa pondération quand il traite de sujets hautement inflammables…
Les cent premières pages m’ont invinciblement fait penser à l’autobiographie de Stefan Zweig, Le monde d’hier. Mémoires d’un Européen… La dernière œuvre de ce grand écrivain judéo-autrichien : comme son précurseur, Amin Maalouf se penche, sans illusion aucune, sur son vécu, sa naissance et son développement dans un monde promis à la disparition. Même la désillusion à l’égard de l’Europe, continent béni des dieux et promis à un bel avenir, n’arrive pas à concrétiser les grands espoirs que des générations entières ont placé en lui. Cela rappelle aussi le triste poème de Hölderlin, An die Deutschen (Aux Allemands) où le grand poète reproche durement à ses compatriotes leur esprit velléitaire et timoré… Dans ces pages, c’est tout le drame d’un petite pays, le Liban, qui défile sous nos yeux. Un pays auquel rien ne fut épargné…
Mais puisque je parle des réalités germaniques, je signale que l’auteur, éminemment arabophone, emprunte quelques concepts à cette civilisation qui nous adonné les plus grands philosophes, après les penseurs Grecs… Il utilise tant le mot Zeitgeist, esprit du temps, notion assez insaisissable mais si récurrente dans la littérature et aussi la philosophie.
Plus étonnant encore, l’auteur emrpunte une autre notion, née sous les mêmes latitudes allemandes, de haine de soi (Selbsthass) ) une idée que nous devons à Théodore Lessing (Der jüdische Selbsthass, Berlin, 1930). J’ai eu l’honneur de traduire le livre de cet auteur qui eut le triste privilège d’être la première victime de l’hitlérisme, en 1933 à Marienbad. Mais ce qui est encore plus frappant chez Maalouf, c’est l’application de cet instrument analytique aux Arabo-musulmans alors que Lessing avait d’abord pensé à ses coreligionnaires, les juifs, écartelés entre deux fidélités, deux allégeances : la judéité et la germanité.
Et c’est ce même phénomène qui sous-tend toutes les analyses d’Amin Maalouf quand il parle de son Liban natal, de son Levant chéri , déchiqueté par tant de haines et d’intolérance. Et cela me rappelle une autre réminiscence, une phrase séminale du défunt cardinal Tauran, ancien membre de la Curie romaine : Plus qu’un pays, le Liban est un message… Toute le drame, c’est que message n’a pas été déchiffré, voire n’a même jamais été lu.
Lorsque les grandes puissances ont façonné à leur guise ou à leur image cette vaste zone géographique nommé le Proche ou le Moyen Orient, elles ont recouru à des catégories politiques ou mentales qui ne furent jamais acceptées totalement par les populations concernées. Certes, il y eut ce fugace âge d’or au cours duquel, des hommes de cultures et de provenances différentes pouvaient cohabiter plus ou moins harmonieusement, mais le bellicisme naturel et l’exclusivisme religieux ont vite repris le dessus. Et c’est bien ce que l’auteur déplore amèrement, mais sans jamais jouer les Cassandre. Nulle trace chez lui de je ne sais quelle délectation morose. Cet interminable cortège de souffrances, d’épreuves et même de morts ne fait pas de lui un irrémédiable pessimiste.
Pourtant, il aurait pu y sombrer car, fait biographique que j’ignorais totalement, la famille du côté maternel avait de profondes racines égyptiennes. Et l’arrivée du colonel Nasser au pouvoir après la révolution des officiers libres a exclu des bords du Nil tous les égyptianisés, pour reprendre une appellation de l’auteur lui-même. Ce qui veut dire qu’à un âge encore très tendre, l’auteur a aussi connu les affres de l’exil. Or, j’étais persuadé, dans ma naïveté ignorante, que seuls les Juifs et des opposants politiques avaient été jeté hors d’Egypte et condamnés à ne rien emporter avec eux… Comme dans les familles juives jetées sur les routes de l’exil, la famille de Maalouf a dû brader tous ses biens et refaire sa vie dans le Liban voisin. L’auteur parle même du paradis égyptien dont sa mère lui narrait la vie heureuse et confortable… Donc, le futur journaliste et homme de lettres a connu les affres de l’exil et de la dépossession, dans cette civilisation arabo-musulmane dont lui, le chrétien d’Orient rêvait pour elle d’une autre évolution. Voyons ce qui se lit page 73, in fine : Mais c’est lui (i.e. le monde arabe) qui a été tiré vers le bas. Vers plus de violence et plus d’intolérance. Vers la détresse et la régression. Vers la perte de toute confiance en soi et de toute vision de l’avenir…
Ce jugement sévère mais amplement justifié de l’évolution de la civilisation islamique (et même au-delà) donne à l’auteur l’occasion de revenir vers des expressions réputées germaniques ; jeter le bébé avec l’eau du bain (Das Kind mit dem Bad ausschütten). C’est bien ce qui s’est produit. Et l’on se demande pourquoi.
Cela me rappelle le titre d’un petit ouvrage séminal du grand islamologue judéo-anglais, Bernard Lewis, What went wrong (Qu’est ce qui n’a pas marché ?) C’est à cette interrogation que le livre Le naufrage des civilisations tente d’apporter une réponse convaincante. Lisons cette page 83 in fine car le passage en question est très éclairant sur le caractère contagieux de ce mal : Ce qui m’y incite, c’est que les turbulences du monde arabo-musulman, sont devenues, ces dernières années, la source d’une angoisse majeure pour l’humanité tout entière… Et Maalouf a parfaitement raison. Comment barrer la voie à l’obscurantisme, au fanatisme et au désespoir ?
C’est là tout le problème. Celui de la cohabitation des minorités avec des majorités qui les oppriment en leur imposant leur façon de voir, de croire et de prier. Et nous retombons dans ce qu’il faut bien nommer le chaudron libanais avec ses insurmontables contradictions congénitales : la démographie est une arme et certains, tout à leurs jouissances, n’y ont pas pris garde. Ce qui a valu au pays du Cèdre le désastre, la dévastation, la perte de sa souveraineté, l’occupation et la ruine économique alors qu’il aurait pu être la Suisse du Moyen Orient.
Il est intéressant de noter que l’auteur fait remonter les troubles durables de la région à deux dates : le coup d’état de Nasser et la guerre des six jours. Nasser a entraîné le monde arabo-musulman dans un gouffre sans fond, en l’occurrence cette terrible guerre de 1967 dont les conséquences perdurent au moment même où nous écrivons. C’est le lundi 5 juin 1967 qu’est né le désespoir arabe… Page 102 in fine, l’auteur donne libre cours à son découragement : Dans ce domaine aussi, ma région natale aurait pu donner l’exemple et propager la lumière à travers la planète, mais elle a fini, hélas, par propager les ténèbres.
Cette chute abyssale du monde arabe n’était pas inscrite dans le marbre, elle aurait pu être évitée ; et Maalouf de citer différents pays musulmans qui créèrent des partis politiques de gauche, avec à leur tête des non-musulmans. Donc, l’avenir désolant et désespérant n’était écrit nulle part. L’histoire aurait pu être tout autre… Voire.
Maalouf connaît toutes ces choses de l’intérieur, et sa culture, son ancien métier de journaliste, l’ont conduit à mieux apprécier les grands événements de la vie politique internationale. Il s’est rendu presque partout pour couvrir l’actualité. Fort de cette expérience, il note cette phrase terrible (p 123) : La défaite est quelquefois une opportunité, les Arabes n’ont pas su la saisir…
Il a même interviewé l’Ayatollla Khomeiny à Téhéran.
Le Liban n’est pas hermétiquement coupé du reste du monde. Certes, il n’a jamais vraiment joué le rôle qui lui revenait de droit mais a dû subir le diktat des autres pays voisins qui bafouèrent sa souveraineté nationale, au vu et au su de tous. Maalouf donne l’exemple de pays vaincus, détruits et occupés qui surent remonter la pente : l’Allemagne, le Japon, la Corée, et…
Et j’y ajoute, les juifs et l’Etat d’Israël qui ont su, au terme de deux millénaires d’un interminable exil, renaître de leurs cendres et affirmer solidement leur existence nationale et leur hégémonie régionale. C’est la matrice arabo-musulmane qu’il faut reconsidérer. Toutes nations qui ont subi de lourdes défaites militaires se sont relevées et reconstruites grâce à un ressourcement spirituel.
Deux exemples : la défaite germanique face à la guerre napoléonienne a dicté à Fichte Les discours à la nation allemande ; en France, la Réforme intellectuelle et morale d’Ernest Renan, sans oublier son texte fondateur : Qu’est ce q’une nation ?
Dans son histoire presque bimillénaire, l’islam n’a pourtant pas manqué d’esprits lucides qui comprenaient le rapport secret des choses entre elles.
Pourquoi l’écho de cette complainte du poète andalou du XIe siècle (cité par l’auteur) a t il été étouffé, lui qui proclamait l’idée salvifique suivante, la solidarité universelle de l’humanité : Si je suis fait d’argile, la terre entière est mon pays et toutes les créatures sont mes proches..