De la haine gratuite (heb. sin’at hinnam)
La haine n’est sûrement pas un bienfait ni quelque chose d’agréable, tant pour celui qui l’éprouve que pour celui en est la victime. Et cela remonte à des temps immémoriaux puisque déjà la Bible, dès les tout premiers chapitres du livre de la Genèse, évoque la présence irrépressible du mal, donc de la haine, dans le cœur de l’homme, depuis sa jeunesse ( raq ra’ mi-né’ouraw). En somme, la haine, est congénitale à l’être humain. Il est né avec, voire même il s’en nourrit pour survivre dans ce bas monde. Pour citer à nouveau la Bible : le couple fraternel Abel / Caïn s’est soldé par un meurtre, le premier de l’Histoire et par voie de conséquence, la suite du genre humain, est constituée par la descendance de Caïn, nous sommes donc une engeance d’assassins…. Une nouvelle peu réjouissante.
Bien des notions gravitent autour de cette haine qui a des ramifications dans tant d’autres domaines annexes ou connexes. Il faut recenser les différentes appellations ou les mutations de ce phénomène psychologique qui intrigue les psycholoques et les psychanalystes depuis toujours. Toutes les traditions religieuses, toutes les spiritualités se sont préoccupées de cette haine, tentant soit de l’annihiler, soit de la convertir en l’élevant. Ce qui était un certain mal devient un certain bien. Ce dernier modèle a été choisi par la secte hassidique des XVUI-XIXe siècles qui parle directement de ha’ala, élévation, ou peut-être même de sublimation. Proverbes 3 ;6 stipule : Reconnais-le dans toutes tes voies, Et il aplanira tes sentiers. Ce qui signifie que l’homme naît avec une certaine charge de destructivité et que seul Dieu ou presque, est en mesure de modifier cette donne implacable. C’est ce que la littérature talmudique nomme l’instinct ou la pulsion du mal (yétsér ha-ra ).
De la haine gratuite (heb. sin’at hinnam)
La tradition exégétique de la Bible s’est elle aussi penchée sur cette question incontournable. Et notamment dans un contexte précis, celui de la prière quotidienne, car quand on prie ensemble, dans la même congrégation, on ne peut pas haïr son voisin ni son congénère qui récite son oraison près de soi. La liturgie juive adonc institué une formule préliminaire à réciter avant la prière collective ou communautaire. On implore Dieu d’extirper de notre sein la haine (sin’a) la jalousie (Qin’a) et la concurrence (taharout) avant même de lui demander la rémission de nos péchés et l’exaucement de nos demandes.. Cela a le sens commun : comment voulez vous vous adresser à Dieu alors que votre cœur déborde de haine à l’égard de votre prochain ? C’est donc une condition sine qua non pour s’adresser à l’Eternel. C’est une sorte de catharsis, ce qui implique qu’en temps normal, le cœur de l’être humain est toujours investi par la haine, de l’autre, mais parfois aussi de la haine de soi-même. Voir le livre de Théodore Lessing, La haine de soi ; le refus d’être juif… (Berlin, 1930)
Nous vivons presque une réédition du mythe de Sisyphe : l’homme doit constamment se battre contre sa nature, c’est une lutte au quotidien ; Dören Kierkegaard (1813-1855), le penseur danois, auteur de Cri et tremblement, évoque trois combats que tout homme doit mener : contre Dieu, contre la société et contre lui-même mais il qualifie ce dernier combat d’atrocité… L’homme est habité par des sentiments innés qui conditionnement aussi sa survie. S’il n’est pas agressif, il est liquidé par ceux ou celles qui n’éprouvent aucun scrupule ni ne respectent aucune règle morale…
Qu’est ce que la haine ? Le rejet absolu de quelque chose ou de quelqu’un qui, soit nous menace, soit nous fait peur. Est-ce un sentiment comme tous les autres ou s’agit il plutôt d’une force élémentaire qui plonge ses racines dans ce que Freud nomme la pulsion de mort ? Les philosophes, surtout juifs, comme Hermann Cohen qui définissait la haine gratuite d’après les sources juives anciennes, ont eu à subir de telles flambées de haine, du seul fait de leur appartenance ethnique. ET Hermann Cohen (ob. 1918) proclamait sa volonté d’extirper la haine du cœur de l’homme…Certains psychothérapeutes sont d’avis que la haine s’explique par une déception amoureuse que ceux qui en sont affectés vivent comme une grave névrose. Se pose alors la question du remède : comment surmonter de tels torrents de haine : par le recours à la Raison, à l’humour, voire même à la prière (voir l’attitude juive supra). Mais n’est-ce pas là une simple incantation ? En effet, l’humour peut contribuer à rendre ridicule une telle réaction de haine que rien ne peut justifier. Dans les Evangiles, conscients de cette dichotomie de l’être, les Apôtres mettent en avant l’amour de l’ennemi. Et contrairement à l’opinio communis, ceci se trouvait déjà aussi dans la tradition rabbinique lorsque Dieu noie (avec tristesse) les soldats égyptiens qui se lancent à la poursuite des enfants d’Israël. La liturgie de Pâque retient, par pur humanisme, l’enthousiasme de la victoire du camp hébreu et fait dire aux sages qu’il ne faut pas se réjouir de la mort de l’ennemi… Par solidarité avec l’ennemi, on doit donc atténuer les chants de victoire car celle-ci a coûté cher à l’ennemi. C’est donc une forme d’amour ou de sensibilité, de compassion pour ceux qui sont morts, bien qu’ils fussent des ennemis. Les sages du talmud prêtent à Dieu un état de tristesse puisqu’il a dû se résoudre à noyer les Egyptiens, qui sont eux aussi ses fils…
A présent, quelques éléments philologiques afin de délimiter avec précision notre propos : dans le volume de ce colloque sur La haine gratuite selon Hermann Cohen, qui se tint à Zurich du 6 au 8 juin 2012, on lit un excellent article de notre maître et collègue le professeur Simon Lauer sur les sources bibliques de ce terme qui ne signifie pas toujours haïr de toutes ses forces. Il est intéressant de relever ces variations de la racine SN (sano) suivant les contextes de ses occurrences… Mais le passage qui connaît le plus d’occurrences de cette racine SN se trouve dans un contexte très particulier
Un mot à présent de l’autre terme, hinnam, qui vient de la racine HN ; d’ailleurs l’expression complète est sin’at hinnam. Quand le seul des deux termes connaît une occurrence, il est accompagné de l’expression (hinnam) eyn kaséf.. sans payer d’argent, gracieusement, gratuitement. En Genèse 29 ;15, le terme hinnam apparaît lorsque Jacob parlemente avec son oncle et beau-père Laban : je t’ai servi sans argent, pour rien… Enfin, en Nombres 11 ;15, ce sont les Hébreux qui regrettent les bons mets qu’ils dégustaient en Égypte, hinnam, et qui leur étaient offerts sans payer.
En Deutéronome 21 ;15 on évoque le cas d’un homme qui a deux épouses, l’une qu’il aime et l’autre qu’il n’aime pas (senou’ah) ; toute haine est absente ici, seul le désir manque. Il faut traduire par une femme ou une épouse délaissée… Eh bien, même dans ce cas, cet homme ne pourra pas privilégier le fils cadet de la femme aimée par rapport à l’aîné, né de l’épouse en disgrâce… La Tora consacre à cette question plusieurs versets.
Dans le livre de Samuel II, 13 ;15 on assiste à une flambée de haine d’Amnon pour sa demi sœur Tamar qui se refuse à lui. Le texte dit bien que cette haine était à la mesure de l’immense désir du jeune prince… C’est un renversement de situation : l’amour fou, le désir irrésistible, se transmue en une haine féroce et incommensurable.
On connaît le passage classique du Lévitique (19 ;18) qui recommande d’aimer son prochain comme soi-même. Mais le même chapitre contient un autre verset (17) qui stipule de ne pas haïr son frère dans son cœur… Et le Talmud considère que cela inclut aussi la haine gratuite. On peut rappeler succinctement le commentaire de Freud, lecteur de la Bible, de ce verset. En substance : mon prochain je souhaite m’en débarrasser, le tuer, l’éliminer, comment faire pour l’aimer ? Le talmud envisage le cas de celui qui ne s’aime pas lui-même et qui, de ce fait, ne saurait aimer qui que ce soit d’autre. La solution : qu’il se souvienne que l’autre qu’il hait, a lui aussi, été créé à l’image de Dieu.
Le talmud accorde à cette haine gratuite un rôle décisif dans la chute u Temple de Jérusalem et la tragédie du peuple d’Israël qui s’ensuivit. Il s’agit d’un passage du talmud de Babylone, traité Guittin fol. 55b-56a qu’il vaut mieux traduire ici dans son intégralité :
Heureux l’homme qui demeure toujours dans la crainte de Dieu alors que celui qui durcit son cœur finit par sombrer dans le malheur. (Proverbes 28 ;14). A cause de Kamsa et Bar Kamza Jérusalem a été détruite.
Un homme dont l’ami se nommait Kamza et son ennemi Bar Kamza organisa un banquet et demanda à son serviteur de porter une invitation à son ami Kamza. Mais le serviteur fit venir Bar Kamza. Et lorsque l’hôte aperçut son ennemi parmi ses invités il le somma sans ménagement de quitter les lieux sur le champ. Bar Kamza répondit que du moment qu’il était là, qu’on veuille bien le tolérer et assura qu’il rembourserait tout ce qu’il aura consommé sur place. Mais l’hôte resta inflexible et jeta l’intrus dehors.
Les sages qui étaient présents s’abstinrent d’intervenir dans cet incident et Bar Kamza en conclut qu’ils avalisaient une telle inconduite. Il décida donc de les dénoncer calomnieusement auprès de l’empereur en prétendant que les juifs préparaient un soulèvement contre luit. Il livra un veau au culte sacrificiel du temple après lui avoir infligé un défaut difficilement décelable mais suffisant pour l’invalider.. Mais les juifs découvrirent le pot aux roses et rejetèrent l’animal. La suite est connue, ce fut le drame du soulèvement.
Ici, la haine joue un rôle multiple que nul ne peut méconnaître : il y a d’abord la haine de la puissance invitante à l’égard de son ennemi. Ensuite, il y a la haine vengeresse de l’homme humilié qui veut prendre sa revanche et faire mal à ceux qui l’ont très mal traité en l’humiliant publiquement. Ce désir est si fort qu’il en oublie même la défense des intérêts de la nation toute entière, laquelle va le payer très cher…
Bien plus grave, il y a le désintérêt des élites religieuses qui assistent sans réagir à une grave offense. Si les autorités morales de la nation, les sages ou les érudits des Ecritures, ne jouent pas leur rôle qui est de ramener les impies dans le droit chemin, alors c’est la nation toute entière qui en souffrira. Et c’est le but de ce passage qui est une sorte de mise en scène. Cet extrait veut montrer que les luttes intestines, les dissensions entre les juifs et la démission des autorités morales ont contribué à la perte du judaïsme tout entier. Tous les ingrédients d’une grave crise sociale et religieuse sont réunies et l’effet désastreux de cette convergence ne s’est pas fait attendre. Il a fallu deux bons millénaires pour expier cette impardonnable faute. La chute du temple, le sac de la ville de Jérusalem et l’exil interminable des enfants d’Israël aux quatre coins de la planète.
Le tout à cause, nous dit on, de la haine gratuite…