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 “Le juif est un homme qui lit depuis toujours...”

 Charles Péguy (1873-1914) et son curieux ouvrage L’argent (1913)

Au risque de me répéter, pire, de passer pour un radoteur (que j’espère ne jamais être), je vous redirai que le confinement a tout de même quelque avantage, assez rare, car il nous permet de faire des rencontres intellectuelles plutôt improbables, en temps normal.

Mais voilà, et comme nous le dirons mercredi soir, dans la Haggada (en quoi cette nuit diffère t elles des autres nuits ?), les jours se suivent mais ne se ressemblent pas. C’est le moins qu’on puisse dire, eu égard à la terrible épreuve que nous subissons depuis quelques semaines.

C’est bien par hasard que j’ai jeté mon dévolu sur ce livre, retrouvé, comme les précédents, dans la vieille bibliothèque de cette maison normande. Et de vrai, les livres dont je vous parle généralement, sont restés à Paris car je n’imaginais pas ce que serait le confinement. Je ne me souviens pas avoir jamais entendu ce mot, ni même l’avoir jamais utilisé..

Je n’avais encore jamais écrit la moindre ligne sur cet auteur, né en 1873, tombé au champ d’honneur le 5 septembre 1914, une journée qui rappelle qu’en 1963 son grand ami juif Jules Isaac (rappelez vous les manuels d’histoire au lycée, Malet-Isaac), quittera lui aussi ce monde après une vie bien remplie,  au service du rapprochement entre Juifs et Chrétiens. Mais tout en ayant élargi la recherche pour ne pas m’exposer à dire trop de bêtises , je me suis promis de m’en tenir au sujet de ce livre (difficile à lire mais si authentique, si prenant), et d’analyser succinctement son contenu.

Tout ceci pour éviter l’ornière habituelle, Péguy et les juifs, Péguy et la mystique du judaïsme, etc…

C’est en 1913 que Péguy écrit en deux parties ce curieux ouvrage qu’il intitula L‘argent. Si j’ai bien compris, la raison de ce titre est la suivante : l’auteur, imprégné de tant d’idées de gauche, socialistes (avec le sens spécial que ce mot avait jadis, avant le congrès de Tours), dénonce l’immense puissance de l’agent, capable de réduire à néant les spiritualités les plus pures.

Mais ce n’est pas la trame principale de ce livre : ce qui l’est, c’est la nostalgie du monde d’hier, c’est l’évocation émue d’un monde où l’on ne manquait de rien, où les gens étaient heureux de leur sort et où les ouvriers, les paysans allaient au travail en chantant. J’avoue que c’est ce détail qui m’a convaincu de lire ce livre un peu ardu, un peu répétitif et même parfois violent. C’est un univers où règne une sorte d’harmonie cosmique. Certes, nous avons affaire à un auteur qui n’est plus un jeune homme mais un homme jeune, marié et âgé de 41 ans. Il scrute tous les détails de la vie quotidienne : ce qu’on mangeait à la maison, ce u’on percevait comme salaire, les liens intra-familiaux, le contentement, le respect, bref une société qui était épargnée par les crises en tout genre. L’auteur insiste bien sur le bas taux de syndicalisation des ouvriers. J’ai simplement noté qu’il évite fréquemment le terme travailleur.

On notera aussi que le travail était le choix de prédilection des gens. Ils aimaient travailler et chérissaient le travail bien fait. Péguy va jusqu’à donner l’exemple des rempailleurs, des bâtons de chaise bien fixés. Bref, le travail des uns et des autres scandaient les jours et les saisons. Il évoque les gens qui se lèvent aux aurores pour être sur place et ne pas gêner la production de leurs collègues. Et Péguy d’ajouter ; les salaires étaient d’une telle bassesse, et pourtant personne ne s’en plaignait.

Quelle France, comparée à ce que nous vivons aujourd’hui et depuis des lustres.

Après l’apologie de cette classe ouvrière qui chantait tout le temps, au travail, dans les champs, à la maison, Péguy fait un véritable panégyrique de l’enseignement primaire de son époque. Le portrait qu’il dresse des hussards de la République, sanglés dans leur uniforme noir, est magnifique. Ce sont de jeunes hommes qui ont consacré plusieurs années de leur vie pour remplir cette noble fonction qui consiste à semer dans les esprits. Et notamment qui, grâce à leur magistère orientent, même mieux que la Providence divine, les choix, donc l’avenir, la vie à venir des enfants.

Et sur ce point précis, l’auteur exprime son éternelle reconnaissance à ce maître d’école (il préfère ce terme à instituteur) qui, en le choisissant pour entrer en classe de sixième, lui a ouvert toutes grandes les portes du lycée et donc a changé sa vie. Sans cette providentielle main, le petit Charles Péguy, issu d’un milieu modeste, voire miséreux, serait il devenu le grand intellectuel  que l’on connaît ? Eh bien ce beau destin n’était pas évident, il n’eût point été possible sans cette main secourable, cette noblesse, cette grande d’âme d’un simple maître d’école qui s’investissait dans son travail en traitant les enfants qu’on lui confiait comme un être conscient de sa responsabilité. L’hommage que le Charles Péguy adulte rend à ces maîtres d’école qui étaient des parangons de vertu citoyenne, et à la fois touchant et sincère. Pour eux, les enfants qui leur étaient confiés étaient ce qui il y a de plus précieux sur cette terre.

Cet ouvrage L’argent, témoigne aussi des déchirements qui traversaient la France de cette époque ; la lutte acharnée entre la tradition et le modernisme, l’opposition entre la parole du maître d’école et celle du curé. Comme le dit si bien l’auteur en usant de la terminologie, les deux n’avaient pas la même métaphysique, comprenez le même système de valeurs. C’est le moins qu’on puisse dire : pensons à Ernest Renan que l’église par l’intermédiaire du futur évêque d’Orléans Mgr Dupanloup, a sauvé de la misère, a catéchisé, promu, et méditons sur les remerciements (sic) de ce même Renan qui rédigea Une vie de Jésus, sapant les fondements mêmes de l’Eglise…

Dans ce contexte, on sent l’émotion de l’auteur, écartelé entre deux fidélités, l’une à l’Eglise, l’autre à la République et à ses valeurs. Et les deux ne convergent pas nécessairement. Pourtant, dans un bel élan d’unanimité, Péguy explique, sans nous convaincre, que les deux, le maître et le curé, disent la même chose. Peut-être, si on en déroule les conséquences le plus loin possible…

 

Dans ce livre L’argent où Péguy règle ses comptes avec un peu tout le monde, y compris avec jean Jaurès qu’il traite méchamment et injustement, sans oublier l’incomparable Monsieur Langlois, coupable d’avoir rédigé sur Péguy une recension désagréable, on trouve aussi des allusions à ses amis juifs.

Impossible de clore ce bref écrit sans mentionner l’affaire Dreyfus, l’amitié avec Jules Isaac et Bernard-Lazare. Péguy, qu’il me soit permis de le souligner, a vraiment fait honneur aux enseignements des Evangiles, lui qui se proclamait catholique, contrairement à ceux qui se servaient des mêmes sources pour calomnier les enfants d’Israël… Il a sans grandiloquence, sauvé l’honneur de sa religion et de notre pays, la France. Selon Gershom Scholem, le défunt maître des études kabbalistiques à Jérusalem, Péguy est le seul non-juif à avoir pénétré si justement la condition juive. C’est un hommage très mérité. D’ailleurs, dans la cour de la grande synagogue rue de la victoire à Paris, il y aune stèle commémorative qui rend hommage à sa mémoire.

Je résiste pas à la tentation de citer ici une phrase, courte mais si  vraie, de Péguy : Le juif est un homme qui lit depuis toujours, le protestant est un homme qui lit depuis Calvin et le catholique est un homme  depuis Jules Ferry…

Pour ma part, je prie pour la venue d’un temps où tous lirons le même livre, mais chacun à sa façon…

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