Si j’osais, je dirai que le cas de rabbi Nahman de Bratslav (1772-1810), enterré à Ouman en Ukraine, est absolument emblématique ; en Israël, même de nos jours, c’est la figure hassidique la plus connue et la plus célèbre : son nom orne les pare-brises des taxis, des camions et des voitures, ce qui se vérifie par la grande fréquence des vols quotidiens Tel Aviv-Kiev à l’aéroport Ben Gourion.
Mais c’est aussi la personnalité la plus déroutante qui soit, même aux yeux de ses propres adeptes. On n’osait pas trop le dire mais comme le faux messie Sabbataï Zewi (que les croyants me pardonnent ce rapprochement audacieux), le maître hassidique soufrait de la maladie bipolaire : il oscillait entre des états de profonde détresse intérieure et des accès d’euphorie… On pourrait dire que l’homme cherchait un moyen de surmonter le désespoir qui s’emparait de lui à intervalles réguliers. Et pourtant, nul n’a songé à s’en séparer ni à s’en éloigner. On faisait avec.
En parcourant ce chapitre que Wiesel consacre à Nahman dans son livre, j’ai aussitôt pensé à la recension de mon défunt maître Georges Vajda (ZaL) à propos du livre d’un spécialiste américain Arthur Green, Tormented master : the life and spiritual quest of rabbi Nahman of Bratslav (1978). Maix ce qui m’a empli de joie et fait tant plaisir, c’est que Wiesel qui publia peu auparavant cette Célébration hassidique rend à l’auteur de ce livre un vibrant hommage. Or, les deux livres adoptent des approches absolument différentes, voire opposées. Wiesel salue expressément cette contribution majeure à la connaissance d’une haute figure du hassidisme du début du XIXe siècle. Cela prouve que l’on peut aborder les choses de l’esprit de différentes manières. Surtout quand on analyse une pensée non conceptuelle mais tout de même dotée d’une autre forme d’intelligibilité, métaphorique, mysticisante. Ce que des esprits bornés n’ont pas hésité à taxer d’irrationalisme . Ajoutons que j’en ai hélas fait partie, jadis. Mais aujourd’hui, en entamant la relecture bienveillante du livre de Wiesel, j’espère, comme je l’ai déjà dit, que ce tikkoun sera agréé en haut lieu.
Le livre de Green, évoqué plus haut, spécifie bien que ce maître était continuellement tourmenté. Pourtant, dans sa lexie, ce sont des termes comme Dieu, homme, Messie, salut, Tora, Rédemption, amour, autant d’idées qui sont loin d’être dénués de sens ou de renoyer à un auteur dément. Bien au contraire. Nous avons donc affaire à un homme affecté d’une maladie nerveuse qui se signalait plus ou moins vivement quand elle faisait soufrir.
Dans le beau chapitre qu’il consacre à cette haute figure du mouvement, Wiesel fait un rapprochement entre Nahman et Franz Kafka, tous deux, écrivains mal à l’aise dans leur monde, tous deux souffrant de neurasthénie et tous deux ayant prié leur homme de confiance ( Max Brod / Rabbi Nathan) de jeter au feu tous leurs écrits. Heureusement, cette demande ne fut pas suivie d’effet. Et du côté de rabbi Nahman, son copiste- secrétaire avait pris note des paroles du maître. Enfin, les deux écrivains ont eu une vie bien courte : 38 ans pour l’un, 41 ans pour l’autre. Mais tous deux sont encore lus, cités et étudiés de près. Mais Nahman dépasse son coreligionnaire pragois en ce qui concerne le lignage puisqu’il était l’arrière petit-fils du BESCHT. Et il baignait dans l’enseignement de la Tora, tout jeune, ce qui ne fut pas le cas de l’auteur de La métamorphose…
Ce rabbi Nathan à qui nous devons tout ce que nous savons du maître ne fut pas seulement l’hagiographe, il fut aussi un précieux confident de son idole. Il nous apprend que vers 1806, donc quatre ans avant sa disparition, rabbi Nahman lui aurait fait la déclaration suivante : Je vois que mes idées n’ont aucun effet sur vous, aussi vais je vous raconter des histoires ; et je les raconterai en yiddish afin que vous n’ayez pas l’excuse de ne m’avoir pas compris (p 185 in fine). Et il ajoutait même, qu’aux yeux des gens, les histoires font dormir mais les siennes sont là pour donner l’éveil.
Au fond, c’est peut-être ici que réside le secret de la longévité religieuse et philosophique du maître ; il a axé son propos autour des récits, des maasiyot que nos parents nous lisaient et nous traduisaient le soir afin de participer à notre édification spirituelle. Et cela a laissé des traces puisque cette guirsa di-yénuka a résisté l’épreuve du temps. Mais les récits de rabbi Nahman contiennent des enseignements allant bien au-dela, comme le rapport du fond et de la forme : maasiyot be tokh maasiyot. L’illustration la plus accomplie de cette méthode est l’Histoire des sept mendiants dont on se contentera d’évoquer les grandes lignes.
Deux enfants en bas âge, abandonnés de tous, errent sans leurs parents dans la forêt. Ils pleurent et crient car ils ont très faim. Et voici qu’ils croisent un mendiant avec sa besace qui a pitié d’eux. Il leur donne du pain et les enfants le supplient de les emmener avec lui. Il refuse et leur dit en partant : soyez comme moi (on apprend après qu’il est aveugle). Mais la même scène se reproduit encore six fois avec un sourd, un bègue, un homme au cou tordu, un bossu, un autre qui n’avait plus de jambes et enfin un dernier qui n’avait plus de bras… Et chacun qui avait croisé les deux orphelins avait aussi dit : soyez comme moi !
Le temps passa, les deux orphelins connurent des jours heureux et à l’occasion de leurs noces, ils émirent un ardent désir, revoir les mendiants qui eurent pitié d’eux. Et leur vœu fut exaucé puisqu’ils découvrirent que leurs affections respectives n’en étaient pas. Exemple ; l’aveugle dit qu’il voyait bien et que c’était le monde qui était aveugle… Le sourd affirma qu’il ne l’était pas mais ses oreilles ne percevaient que l’absence du monde et ses imperfections, etc…
L’explication de cette allégorie nous est donnée dans la suite : il existe au centre du monde une montagne au sommet de laquelle se trouve un rocher d’où coule une source. Or, toute chose a un cœur avec tous les membres nécessaires à la vie. L’homme contemple cette source de loin et chaque fois qu’il croit s’en approcher, elle s’éloigne un peu plus de lui. C’est alors que l’âme manifeste son désir de s’en aller mais si le cœur s’arrête, c’este tout la création qui cesse d’exister. Les mariés étaient ravis d’écouter le fin mot de l’histoire mais parvenu au sixième jour, Rabbi Nahman s’arrêta car l’histoire du septième mendiant ne sera contée que par le Messie…
On peut trouver une explication morale ou éthique à cette allégorie : le roi serait Dieu, la source inépuisable, intarissable serait la Tora dont personne au monde ne peut élucider tous les secrets, quant aux enfants qui pleurent dans la forêt on peut dire que c’est le symbole du peuple d’Israël. Dans ce tragique exil qui s’étire éternellement, le peuple d’Israël ne se console que par la Tora, son étude et son approfondissement . Derrière cette belle allégorie, on sent battre le cœur du monde hassidique.
Il m’est impossible de reprendre toutes les histoires contées par Wiesel afin de mieux cerner la personnalité fuyante de rabbi Nahman, lequel se livrait à des déclarations vraiment déroutantes… Ainsi, dit il à Dieu lui-même qu’il le plaignnait d’avoir créé le monde et l’homme, ces créations ne lui valent que des soucis… Que changera l’époque messianique, selon rabbi Nahman ? Les sots auront honte de leur bêtise : vaste programme !
Impossible de passer sous silence le voyage de rabbi Nahman en Terre sainte, en compagnie d’un disciple anonyme. Durant la campagne d’Egypte de Napoléon, notre saint homme décide fouler le sol de Terre sainte. C’est là qu’il se livre à toutes sortes d’excentricités, d’actes étranges comme circuler dans le grand Bazar d’Istamboul pieds nus ou sans ceinture comme un vagabond.
Il affirmait vouloir combattre les mon’im, obstacles dressés sur sa route par Satan et des puissances maléfiques. Mais même dans ce domaine, le saint homme pouvait compter sur ses hagiographes qui voyaient derrière ce manège de subtiles postures pour duper Satan et égarer l’ange de la mort. Et en effet, la vie de cet homme fut, maintes fois, à deux doigts, de disparaître. L’espace me manque pour détailler tous ces obstacles (mon’im) que le Malin, à son gré, avait placés sur sa route afin de l’empêcher d’accomplir cee pèlerinage sacré sur la terre de ses ancêtres.
Mais, au grand désarroi de son accompagnateur, sitôt arrivé en Terre sainte, il émit le vœu de s’en retourner chez lui. Ainsi vécut sa brève vie un homme que ses grandes visions ont empêché de vivre comme un homme ordinaire. Mais son nom et action sont toujours vivants, en Israël mais aussi chez tous ses adeptes de par le monde.