Au terme de cette longue revue du livre d’Elie Wiesel sur Célébration hassidique*, paru en 1972 et plutôt mal accueilli par la critique universitaire, il était temps de redonner la parole à un grand auteur disparu, et donc incapable de se défendre. Or, dès les premières pages d’introduction de son livre, constamment réédité depuis, Wiesel avait pourtant averti qu’il ne se posait pas en spécialiste d’histoire doctrinale du hassidisme et encore moins en érudit. A l’évidence, cela ne lui a pas évité une volée de bois vert, un peu comme si d’éminents spécialistes considéraient cette parution comme une incursion indue dans leur domaine, leur chasse gardée. Or, Wiesel a toujours voulu donner la parole à ceux qui ne sont plus là pour s’expliquer ou pour se défendre. Cela me fait penser à une interprétation talmudique d’un verset du Cantique des Cantiques, diversement compris par les uns et les autres : dovév sifté yeshénim… Pour une fois, je ne reprends pas la traduction de la Pléiade et préfère la version homilétique : remuer les lèvres des gisants. Parler pour, défendre ceux qui ne peuvent le faire par eux-mêmes… C’est le sens du tikkoun que j’ai voulu accomplir tout au long de ces développements.
A présent, une fois la faute, le péché de jeunesse (hattot né’urim) réparés, on revient à la science historique car quand on apprend quelque chose aux gens et aux étudiants, il y a une éthique à respecter, qui est celle de la Vérité. D’ailleurs, Dieu lui-même y est sensible puisque le Psalmiste lui dit : Le principe de tes paroles et Vérité (Rosh devarékha émet).
Je me limite à quatre personnalités qui se sont occupé du hassidisme., mais chacun sait qu’il y en a eu beaucoup d’autres. Deux de ces savants n’auraient jamais accepté l’approche de Wiesel qui, je me répète, se qualifiait lui même de simple conteur, une sorte de porte-voix de son grand ‘ père lequel lui a insufflé ce précieux héritage qui se serait perdu dans sa forme originelle s’il ne s’était pas trouvé des gens capables de le restituer , un peu comme un nourrisson tête le lait de sa mère. Cette attitude correspond bien à ce qu’a fait Wiesel, précédé en cela, nous y reviendrons, par le grand Martin Buber qui appliquait la même méthode, étrangère à la dissolvante critique historique et ne cachant pas son amour pour de telles histoires et de telles légendes. Les doctrines hassidiques visent l’édification éthique et religieuse des hommes ; elles s’adressent à la fois à son esprit et à son cœur. Buber a fait connaître, à sa façon, le cœur même du hassidisme. Il a fait pour nous, à travers le milieu hassidique qu’il a connu, du temps où il vivait chez son grand père paternel, le célèbre Salomon Buber, éditeur de tant de précieux midrashim, il nous a offert une sorte de chimie organique. IL met en avant l’empathie qu’il ressent pour ce monde voué à la disparition, à la fois à cause des pogroms mais aussi à cause de la Shoah.
Comme chacun sait, Grätz était un grand et savant historien, père de l’historiographie juive moderne. Il était plutôt religieux et s’était opposé à l’antinomisme des rabbins réformés et libéraux de son temps. Mais il avait un autre adversaire, tout aussi dangereux à ses yeux car susceptible de déformer gravement une image qu’il tentait de donner du judaïsme européenn, en général : la secte hassidique dont il connaissait les principaux acteurs.
Il y a de nombreuses années j’avais traduit de l’allemand deux de ses principaux ouvrages : La construction de l’histoire juive et sa thèse de doctorat Gnosticisme et judaïsme (1845). Et on y discerne les grandes articulations de l’histoire intellectuelle du judaïsme : deux choses y brillent par leur absence, la mystique juive, la kabbale, et le hassidisme que Grätz (qui était un passionné malgré sa haute érudition) vouait cordialement aux génies. Il lui est même arrivé de donner une excellente analyse d’un ouvrage de la secte, tout en souhaitant, à la fin de sa dissertation, que personne, absolument personne ne prenne connaissance de son contenu. La raison de cette opposition au hassidisme tenait à la volonté d’obvier à l ‘accusation protée contre le judaïsme d’être irrationnel, contraire à la raison. Une accusation qui sapait la revendication des juifs d’une égalité des droits au sein de la société allemande… Je puis ajouter que le livre fondamental de Julius Gutman, Die Pjilosophie des Judentums, Munich, 1933) ne souffle mot, dans un tel ouvrage sur la philosophie juive, ni du hassidisme ni de la kabbale…
Martin Buber vient d’un autre horizon. Mort en 1965 à Jérusalem, célèbre dans le monde entier, récipiendaire des plus hautes distinctions honorifiques, il consacra sa vie à faire connaître les mœurs et les enseignements des hassidim. Peut-être un petit mot (car je lui ai consacré très récemment un ouvrage aux éditions Agora) sur les grands moments de son existence : à trois ans, ses parents divorcent et sa mère va rejoindre son amant tandis que son père ne trouve pas d’autre solution que de le confier à ses propres parents, le célèbre Salomon Buber et sa femme qui prit soin de son petit fils et veilla sur son éducation. Le couple demeurait à Lemberg (Lvov) où il jouissait d’une grande notoriété et de grands moyens. Or, le grand père Salomon avait ses entrées dans la communauté hassidique locale et était toujours accompagné de son cher petit fils. Et cela a laissé des traces… Bien avant Wiesel, Buber natif de Vienne ne rejoignit le nouveau foyer de son père qu’à l’âge de 13 ans ; et le bacille du hassidisme s’était déjà niché dans un repli de son cœur. Durant toute sa vie, il s’en souviendra, mais paradoxalement il n’a jamais écrit une histoire du hassidisme mais a donné la parole à ses chefs, ses Rabbis et ses Tsaddikim.
Un détail biographique : j’ai été professeur de philosophie judéo-allemande à l’université de Heidelberg durant vingt)cinq ans ; et lorsque j’attendais mon train ou mon avion pour rentrer à Paris depuis Francfort ou Heidelberg, je regardais les présentoirs des livres et des journaux, Buber y était toujours présent.
Si Buber s’était contenté de donner des analyses savantes de ce qu’il avait vécu aux côtés de son grand père, le lecteur allemand moyen ne s’y serait jamais intéressé. Car l’érudition que nous pratiquons et à laquelle je tiens malgré tout, n’est pas la vie. Or, le hassidisme de Buber a bien opté pour la vie. Il n’est pas tombé dans le piège de l’historicisme. Ce qui lui sera âprement reproché par son ancien disciple Gershom Scholem, grand adepte de la norme historique du commentaire.
Gershom Scholem, l’homme qui fit de l’étude des textes kabbalistiques et hassidiques une authentique matière ou discipline académique, ne pouvait ps souscrire à la méthode buberienne qui consistait à ne pas dépayser l’œuvre et la sensibilité des hassidisme. On n’avait pas le droit de forcer la pensée hassidique dans le moule de la pensée discursive Ces hommes ne recherchaient pas l’histoire, ils voulaient la vie Dans une très violente étude intitulée Buber et son interprétation du hassidisme, Scholem sape les bases de l’approche bubérienne. Mais cela relève aussi d’une certaine volonté de revanche. Et les relations entre maîtres et disciples sont assez compliquées. Scholem que j’admire et dont je suis le traducteur, a aussi mal traité le livre allemand de Doubnov, Geschichte des Chassidmsus…
La mort de Martin Buber, le vrai inspirateur de Wiesel, à Jérusalem en 1965, laissait place à une poursuite de ce travail par un nouveau venu.
Wiesel, à sa manière, a immortalisé le hassidisme en tant que branche indispensable d’un judaïsme vivant.
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